mardi 07 novembre 2023

Nobody's Business, de Alan Berliner (1996)

nobody_s_business.jpg, oct. 2023
Biographie drôle et subie

Le sujet est extrêmement ténu : pendant une heure, Alan Berliner interroge son père Oscar afin d'en apprendre plus sur lui et sur sa famille. Sur cette seule base on ne voit pas bien ce qu'il peut y avoir d'intéressant, et si le contenu de Nobody's Business ne dépasse à aucun moment le seuil de l'anecdotique, c'est sur le terrain de l'humour et de la malice discrète qu'il se détache de manière notable. L'humour du père avant tout, qui est une forte tête caractérisée et qui passe l'essentiel de son temps à répondre au fils le questionnant "mais qu'est-ce qu'on s'en fout ?". D'où le titre du film, une tirade que le père rétorquera à son fils lorsqu'il le questionne sur les raisons de son divorce. Et manifestement Alan parvient en l'espace de seulement quelques minutes à rendre un portrait attachant de ce père pas vraiment irrité, sauf à quelques occasions, mais par contre largement exaspéré par les questions de son fils. Il ne tarit pas de répliques désobligeantes sur l'intérêt de son travail (le père a été patron d'une entreprise et ne comprend pas pourquoi son fils a gaspillé son intelligence en travaillant dans un secteur artistique), et dans le même temps il ne pige absolument pas pourquoi on s'intéresserait à son cas : "je ne suis qu'un homme ordinaire qui a vécu une vie ordinaire, il n'y a pas de quoi en faire un film."

Dans le prolongement d'un film sur le même thème comme My Father's Son (mais en beaucoup plus drôle, et pas du tout sur le thème de l'émancipation, c'est presque le contraire), c'est aussi le questionnement d'un homme juif sur ses ascendances, sur le passé familial, face à un Oscar particulièrement réticent pour raconter quoi que ce soit. Alors quand ce dernier fait quelques compliments à son fils, ça devient forcément émouvant. La biographie qui se dégage est double, avec d'une part quelques bribes de mémoire évoquées par le patriarche quand il le veut bien, et d'autre part le portrait qui est fait au moment du docu avec cette tête de mule de compétition. Il y a une opposition franche entre la quête obstinée de l'un, son acharnement envers son vieux père pour extraire des informations sur le passé du côté de la Pologne, et le refus massif de l'autre de répondre — autrement dit, ce qui aurait pu ruiner l'existence même du film en devient précisément le carburant, puisque la position de refus borné du père sur presque tous les sujets abordés par le fils devient comique, notamment au travers d'un montage d'images biographiques (le film est constitué à 90% de ces images, avec quelques passages ouvertement comiques et métaphoriques comme les matches de boxe). À titre personnel j'ai un peu de mal à en tirer un intérêt transcendant une fois le film terminé, mais l'exercice biographique humoristique est très réussi, assez émouvant et intelligemment construit.

img1.png, oct. 2023

dimanche 05 novembre 2023

La Sorcière (The Mystic), de Tod Browning (1925)

sorciere.jpg, oct. 2023
Arnaque à la magie

Pas l'ombre d'une sorcière, évidemment, dans ce film de Tod Browning dont le titre français a été traduit à l'époque par des distributeurs cocaïnomanes qui n'ont pas pris le soin de constater qu'il s'agit en réalité d'une magicienne. Le scénario est plutôt étrange et comporte de nombreuses bizarreries qui s'oublient malgré tout assez facilement, avant tout grâce à l'ambiance si particulière des films de Tod Browning : un Américain recrute en Hongrie une gitane très douée pour les tours de magie, au détour d'un carnaval, dans le but de réaliser quelques escroqueries de retour aux États-Unis. Il est vaguement question de riche héritière dont il souhaiterait récupérer la fortune, et le subterfuge mis en place par le gang des trois personnes évoque très fortement celui à l'œuvre dans The Unholy Three, sorti la même année et bénéficiant, lui, de la présence de Lon Chaney.

Le cœur du film est clairement au niveau de l'arnaque : la femme se fait passer pour une médium capable d'invoquer les esprits, et lorsque la salle où elle se produit est plongée dans le noir, elle fait apparaître des formes ou animer des objets. En réalité, il s'agit d'un complice tout de noir vêtu, qui s'est glissé par une minuscule trappe secrète, et qui réalise les animations. Il y a même une séquence faisant intervenir une chaîne humaine dont l'intégrité est vérifiée par les arnaqueurs à l'aide d'un courant circulant dans le circuit ainsi fermé... On retrouve ainsi dans The Mystic une imagerie caractéristique du style Browning, mettant sur le devant de la scène des malfrats et travaillant des atmosphères aussi noires qu'inquiétantes vraiment originales pour l'époque. En tout état de cause, une mise en scène qui se montre particulièrement éloquente et persuasive puisque les trois escrocs arrivent à leurs fins et parviennent à mettre la main sur un gros magot.

Sauf qu'une série de divergences, conclusion d'une tension latente qui s'est sagement construite dans l'arrière-plan durant tout le film, explose évidemment au moment où tout pourrait "bien" se terminer. Au sein de la bande de voleurs, plusieurs triangles amoureux incompatibles se forment et posent un imbroglio final intéressant, mais malheureusement résolu un peu trop vite. Entre le moment où les embrouilles commencent sérieusement, quand tout le monde sort les armes, et la fin, tout est rentré dans l'ordre sans que personne ne soit vraiment malmené. Pas de prison, pas de blessure, pas de gain, pas de perte : un peu trop facile.

img1.png, oct. 2023 img2.png, oct. 2023 img3.png, oct. 2023 img4.png, oct. 2023

samedi 04 novembre 2023

Los Reyes, de Iván Osnovikoff et Bettina Perut (2018)

reyes.jpg, oct. 2023
Deux chiens et un skate-park

Je trouve ça assez fou comment les réalisateurs chiliens Iván Osnovikoff et Bettina Perut sont parvenus à rendre captivante (durant un certain temps au moins) la vie de deux chiens errants qui ont élu domicile dans un skate-park de Santiago — dont le nom, Los Reyes, pourrait très bien faire références aux animaux tant ils semblent régner sur les environs par l'entremise de la mise en scène. Ce qui transparaît d'emblée, c'est le temps passé sur les lieux (deux années a priori) qui se ressent dans la continuité au fil du temps et du montage, pour illustrer différents aspects de leur quotidien canin. J'aime aussi beaucoup l'idée que le sujet se soit imposé à eux alors qu'à la base, ils voulaient faire un documentaire sur les skateurs du coin — ils ont trouvé un autre sujet au hasard de leurs captations sur place, même si quelques conversations entre humains ont été conservées dans la bande sonore d'un film essentiellement dépourvu de dialogues.

Car ce n'est que ça, Los Reyes : deux chiens qui errent dans un parc. Rien de plus. Et pourtant, après avoir vu le film, impossible de ne pas se sentir proche de Chola et Fútbol tant le docu a su en tirer deux portraits extrêmement poussés. Chacun est doté de sa personnalité propre, avec pour trait principal le vieux chien dont l'aboiement semble usé jusqu'à la corde et qui passe son temps à trimballer divers objets (bouteilles et cailloux notamment, la diversité des trucs dans sa gueule est un motif comique récurrent), et la chienne plus jeune qui joue souvent avec une balle ou un ballon sur le rebord du skate-park et qui donne l’impression de faire la loi en pourchassant (gentiment) les vélos, les chevaux, les ânes, etc. On parle bien de deux chiens, et les portraits sont d'une tendresse incroyable et d'un humour génial. La complicité entre les deux est souvent esquissée, partagée entre leur errance profonde et les quelques jeux qu'ils partagent, avec quelques notes surréalistes comme lors du festival qui les a expulsés un temps en marge de leur terrain favori. Autant dire que quand Chola se retrouve toute seule à la fin, c'est un véritable crève-cœur.

Quelques passages brefs montrent les conditions délicates de vie pour les animaux, entre chaleur extrême, pluies récurrentes (ils ont des niches de fortune quand même), et la nuée d'insectes qui maltraitent Fútbol — surtout sur la fin... Parfois des parallèles sont tentés entre les ados, qui ont pour certains déserté le domicile familial, et les chiens. Mais le plus appréciable et de loin, c'est la proximité que les réalisateurs ont réussi à construire avec les chiens, leur permettant à terme de réaliser une quantité de séquences impressionnante, que ce soit en gros plans (les truffes, les yeux, les coussinets qui ressemblent à des formations géologiques, ou ce plan génial d'une mouche piquant la patte et laissant s'échapper une goutte de sang) ou en plans plus larges (de très beaux cadres pour donner une idée de l'ambiance urbaine), de jour comme de nuit.

Les limitations du film restent assez visibles et refont surface à la fin : il y aura eu beaucoup de remplissage, que ce soit par des plans "esthétiques" (gros plans), des essais divers (caméra sur un skate) ou encore des dialogues pas follement pénétrants. Sans surprise, le film est dédié à Fútbol, et le fait qu'il s'agisse d'un animal parmi d'innombrables autres, qu'un regard attentif et patient a su nous rendre aussi attachant au fil de son vieillissement, est quand même drôle et émouvant.

img1.jpg, oct. 2023 img2.jpg, oct. 2023 img3.jpg, oct. 2023

vendredi 03 novembre 2023

Justice est faite, de André Cayatte (1950)

justice_est_faite.jpg, oct. 2023
Le doute, le biais, la partialité

La thématique centrale de Justice est faite, avec le jugement d'une femme interprétée par Claude Nollier, ressemble fortement à celle de La Vérité avec Brigitte Bardot que Clouzot réalisera une décennie plus tard en 1960. C'est le récit d'un procès de la cour d'assises dans lequel les faits ne constituent pas l'unique objet des débats, et où l'ensemble du personnel compétent porte de manière directe ou indirecte une série de jugements moraux sur la personne de l'accusée. Mais André Cayatte adopte une perspective bien différente puisque ce qui l'intéresse avant tout, ce sont les membres du jury qui doit se prononcer sur le cas de cette femme qui aurait aidé son amant à mourir, ce dernier étant déjà mourant et ayant demandé l'euthanasie.

La quasi-totalité du film se déroule ainsi aux côtés des 7 jurés (évoquant d'ailleurs de loin un autre film avant l'heure, le Douze Hommes en colère de Lumet), en ne nous dissimulant rien de leur comportement, de leurs habitudes de leurs secrets. L'objet du film est assez limpide, surtout lorsque vient le moment du discours final délivré en voix off, qui accessoirement témoigne des faiblesses d'écriture de cette fiction prisonnière d'un style marqué par les années 50 : évoquer et dénoncer le caractère faillible d'une décision de justice, nécessairement basée sur des points de vue partiels, biaisés, influencés par une myriade d'événements personnels. Cayatte décortique longuement les mécanismes de prise de décision au sein du jury, en montrant l'influence de leur vie sur leur comportement en tant que juré. Même si les faits ne sont pas tout à fait évidents pour eux (a-t-elle tué son mari sur sa demande pour le soulager de souffrances insupportables, ou bien était-ce un crime mu par des intérêts personnels puisque, on l'apprendra plus tard, elle était amoureuse d'un autre homme ? le doute persistera), les débats se situeront essentiellement sur le terrain de la morale, des préjugés et des conceptions subjectives de culpabilité.

Cayatte expose le système judiciaire sous l'angle vulnérable de ses imperfections et réquisitionne de nombreux acteurs et actrices de second plan pour donner corps aux jurés, qui illustrent souvent un aspect de cette fragilité : parmi eux, Noël Roquevert en ancien commandant très conservateur et Raymond Bussières sous la pression du regard de sa femme. Bref, des personnages plus ou moins influençables. Quelques zones de rigidité scénaristiques empêchent le film de se faire aussi émouvant que La Vérité (en partie aussi parce que l'accusée n'est pas vraiment le sujet du film), à l'instar de cette presque ultime scène montrant trop explicitement l'hésitation d'un juré qui aurait changé d'avis sur l'affaire s'il avait été au courant quelques heures avant d'une information très personnelle — le questionnement est même explicité par les dialogues, excès caractérisé de pédagogique et de démonstratif. Le poids de la religion, du racisme, et du patriotisme est également un peu alourdi par les stéréotypes employés. Mais Justice est faite, par son regard sur l'acte de juger et sur la fragilité des convictions, conserve une très belle modernité car il suffirait de remplacer quelques détails techniques, quelques éléments contextuels et quelques sujets de débat pour en faire un film parfaitement actuel.

img1.png, oct. 2023 img2.png, oct. 2023 img3.png, oct. 2023 img4.png, oct. 2023

jeudi 02 novembre 2023

Reptile, de Grant Singer (2023)

reptile.jpg, oct. 2023
Noir et glacé

Reptile titille en moi la bonne combinaison de cordes en matière de thriller néo-noir contemporain, et ce qui m'est apparu comme prenant et intense pourra se révéler totalement anecdotique chez toute personne désintéressée dans ce genre typique des 90s. Pire, l'ensemble des défauts prendra probablement le dessus. Pour son premier film, Grant Singer fait preuve d'une maîtrise assez remarquable, avec néanmoins les traces caractéristiques de celui qui veut trop bien faire sur un coup d'essai, et les références me paraissent clairement identifiables (pour le meilleur, me concernant) : Prisoners de Villeneuve, les thrillers de Fincher au tournant des années 1990 / 2000, avec un soupçon de corruption dans les thématiques convoquant tous les films dans la lignée de Copland. Un meurtre, une enquête, et des révélations qui explosent à chaque strate de secret grattée.

Dans le fond il n'y a rien de fondamentalement neuf, mais en un sens le néo-noir a toujours été un registre très codifié il me semble, ne permettant pas de prise de liberté folle. Il arrive un moment dans le film où les différents rouages du récit, autonomes jusque-là, s'emboîtent et forment une certaine cohérence laissant s'échapper la suite des péripéties avec une certaine prévisibilité. Mais même à ce moment-là, le thriller a su tisser son atmosphère pesante et parvient à aligner quelques séquences convenues mais pas moins étouffantes — la convocation du lendemain matin, l'arrestation en pleine nuit par une patrouille sur la route, et quelques autres. Reptile se révèle très habile dans sa capacité à semer des indices et des fausses pistes, en jouant sur des motifs largement connus tout en développant des choses plus originales, sans que l'exercice ne devienne pénible. On choisit d'accorder de l'importance à ces détails, ou pas.

Et il faut avouer que dans mon visionnage, c'est Benicio del Toro le flic qui a bouffé toute l'attention, écrasant allègrement le personnage de Justin Timberlake (très bien dans le rôle, mais un peu faiblard en fils d'une femme à la tête d'un puissant empire immobilier) et celui de Michael Pitt (pourtant particulièrement gratiné, un peu trop à mon goût dans le registre "je suis le voisin destroy, voyez ce super suspect"). Le rapport du protagoniste avec sa femme, Alicia Silverstone, est également bien écrit et pas du tout laissé en marge au-delà du simple fait que cette dernière est liée à l'équipe de son mari constituée d'enquêteurs. Car c'est aussi un film sur un flic dont les frontières vacillent, qui se pose beaucoup de questions sur sa femme, sur son boulot, sur son intégrité. Un flic qui prend conscience de certaines illusions, et qui prend des coups. À ce titre le travail au niveau de l'ambiance sonore pourra déplaire à certains par sa prédominance, mais j'ai personnellement beaucoup aimé l'immersion provoquée et la sensation de malaise occasionnée par certaines dissonances. C'est en réalité à l'image du reste : un peu trop démonstratif par moments, comme beaucoup de premiers films qui veulent laisser une empreinte, mais suffisamment fluide et satisfaisant dans la mise en scène pour produire un portrait désenchanté captivant, sans toutefois prétendre révolutionner le genre.

img1.jpg, oct. 2023 img2.jpg, oct. 2023 img3.jpg, oct. 2023 img4.jpg, oct. 2023

mercredi 01 novembre 2023

L'Interrogatoire (Przesluchanie), de Ryszard Bugajski (1989)

interrogatoire.jpg, oct. 2023
Extorsion d'aveux

Entre l'hommage appuyé et la source d'inspiration conséquente, j'avoue ne pas avoir réussi à regarder L'Interrogatoire autrement que comme une variation de L'Aveu de Costa-Gavras qui aurait été transposé dans les années 50 polonaises. Non pas que cela amoindrisse lourdement l'intérêt du film de Ryszard Bugajski, mais disons que la parallèle impose un carcan et une lecture de presque tous les événements à travers ce filtre-là, et constitue à ce titre un léger handicap. Si le cadre des deux films est très similaire, c'est-à-dire une personne emprisonnée en 1951 par un régime pro-stalinien que l'on cherche à briser pour mieux lui faire confesser toutes sortes de choses, le style varie beaucoup en se plaçant du côté d'une chanteuse de cabaret.

Dans le rôle principal, l'actrice polonaise Krystyna Janda est vraiment très convaincante, dans un premier temps totalement ignorante des raisons qui l'ont conduite dans les locaux des services de la sûreté après une représentation, et ensuite prise dans le cycle infernal d'un régime polonais prêt à n'importe quelle forme de coercition pour obtenir des aveux. C'est donc avant tout un film de prison, avec 5 minutes à l'extérieur en introduction et en conclusion. Et dans cet univers carcéral, l'ambiance oscille entre Orwell et Kafka avec la description d'une oppression politique qui évoque sans détour l'époque contemporaine de la sortie du film dans les années 80 — chose pour laquelle le film fut interdit jusqu'en 1989 avec seulement des copies VHS circulant sous le manteau.

L'état mental de cette femme coupée de tout du jour au lendemain, bougée sans cesse de cellule en cellule, prisonnière dans la grisaille, constitue l'un des points forts du film qui n'en finit pas d'instaurer un climat anxiogène efficace. Une toile de fond dans laquelle on peut remarquer la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland, ici actrice. On regrette simplement qu'il n'y ait pas eu davantage de progressivité dans l'évolution de son rapport aux tortionnaires, qui passe très rapidement de la crainte au détachement. De même, la relation qui s'installe entre Tonia et son bourreau dans la dernière partie, avec romance, confidence, aide et autolyse, est un choix assez curieux sur le plan scénaristique, n'aidant pas vraiment à la crédibilité de l'ensemble. Enfin, la structure extrêmement imagée de la naissance d'un enfant en prison qui vient en réponse de l'annonce de la mort de Staline, aurait gagnée à être un peu mieux incorporée dans le tableau.

img1.jpg, oct. 2023 img2.jpg, oct. 2023 img3.jpg, oct. 2023 img4.jpg, oct. 2023

mercredi 25 octobre 2023

Le Tonnerre de Dieu, de Denys de La Patellière (1965)

tonnerre_de_dieu.jpg, oct. 2023
"Un optimiste, c'est un homme sans imagination."

Même dans le surjeu du vieux vétérinaire alcoolo et vaguement anar qui se fait chier dans l'immense manoir dont il a hérité, Jean Gabin le soixantenaire en roue libre, excessif à plus d'un titre, reste un personnage attachant capable de débiter des punchlines à un rythme effréné sans écœurer. En fait, il n'y a que dans le registre du film policier, chez Grangier, Lautner ou encore Delannoy, qu'il s'est vraiment laissé aller à des caricatures lourdingues et pénibles — le plus souvent de flics désabusés et omniscients. Ici il opère dans un rôle qui lui convient très bien et avec lequel il semble parfaitement à l'aise, sans doute un peu trop près du cabotinage : le gars irascible et misanthrope, dont la fréquence des coups de gueule est directement corrélée à son taux d'alcoolémie. Selon le niveau d'adhésion aux dialogues (saillants et fendarts, à titre personnel) de Pascal Jardin qui semble avoir allègrement pioché du côté de Michel Audiard, l'enthousiasme suscité pourra autoriser l'effacement de certaines limitations du film, à commencer par la caricature de Gabin et la faiblesse d'écriture des deux principaux personnages féminins en comrpaison.

Le Tonnerre de Dieu est un film du milieu des années 1960, et il est assez intéressant de voir comment il parvient de temps en temps à malmener les codes extrêmement machistes de son temps, que ce soit dans l'introduction de personnages féminins qui ne soient pas réduits à du mobilier (même s'il reste assez limité à ce niveau) et dans le comportement du protagoniste masculin, dont les penchants libertaires iconoclastes servent de terreau d'une part à exprimer ses diatribes (avinées ou non) à fort potentiel comique et d'autre part à revendiquer un positionnement vis-à-vis des femmes en opposition totale avec la norme des mâles locaux. Ce n'est pas du tout un ange, on nous le rappelle fréquemment de manière volontaire ou involontaire, mais sa façon d'accueillir chez lui une jeune prostituée (Michèle Mercier) et le final, sous forme de happy end du grand-parent, détonne largement dans le décorum de cette vieille France. On n'ira pas jusqu'à le qualifier de proto-féministe, loin de là, mais il contient des traces intrigantes d'un décalage à la norme.

Si l'intention première de l'accueil dans son manoir de la jeune femme a trait à une volonté de la débarrasser de son proxénète, le personnage de Gabin est plus complexe, à l'image de la relation avec sa femme (Lilli Palmer). On sent que la zone grise au niveau de ses intentions est assez étendue, il ne semble clairement pas sûr de tout ce qu'il fait ou a pu faire. Mais c'est quoi qu'il en soit au niveau de la gouaille du personnage que le film tire son épingle du jeu, et évidemment on se marre beaucoup quand on voit Gabin malmener le souteneur interprété par Robert Hossein — moment doublement comique puisque ce dernier est le grand amour de Michèle Mercier dans la série de films Angélique à la même époque — et le remettre systématiquement à sa place. Il suffit qu'il récite "nous par ici à chaque arrêt de car, on a l'habitude de descendre boire un coup : l'un dans l'autre, ça fait du 2-3 litres au 100" ou encore "il y a eu la grande peste en l'an 1000 mais tu vas voir la grande merde de l'an 2000" avec sa verve habituelle, accoudé au bar devant son ballon de blanc, pour convaincre. Grand moment comique et improbable aussi lorsque le scénario nous montre Georges Géret en amoureux transi... Le Tonnerre de Dieu ne sera pas le chef-d'œuvre de Denys de La Patellière, il est même bien en-dessous de réussites percutantes des années 1950 comme Rue des Prairies ou Les Grandes Familles, mais conserve tout de même une petite part de délectation.

img1.png, oct. 2023 img2.png, oct. 2023 img3.png, oct. 2023 img4.png, oct. 2023 img5.png, oct. 2023 img6.png, oct. 2023

mardi 24 octobre 2023

Canal Zone, de Frederick Wiseman (1977)

canal_zone.jpg, oct. 2023
Un microcosme

Près de trois heures de déambulations dans la région du canal de Panama, au milieu des années 70, à une époque où il s'agissait encore d'un territoire des États-Unis — le Panama ne retrouvera le contrôle complet du canal qu'en 1999. Frederick Wiseman quitte ainsi le sol des États-Unis pour la première fois, mais sans vraiment le quitter, puisque Canal Zone s'attachera à décrire une communauté américaine déportée, implantée artificiellement dans une région de 1500 kilomètres carrés, pour une année anniversaire un peu particulière : 1976, soit le bicentenaire de la fondation des États-Unis. L'occasion pour la communauté locale de manifester un patriotisme sincère et total, drapeaux tous azimuts, et surtout pour Wiseman l'occasion de s'immerger au sein d'un espace-temps qui paraît empreint d'un surréalisme discret mais savoureux vu d'aujourd'hui.

Si le procédé employé par Wiseman sur ce projet est rigoureusement conforme à toute la partie documentaire de son œuvre, c'est-à-dire des centaines d'heures de rushes assemblées au montage pour former un portrait qui s'attarde autant sur des détails que sur des événements importants, on peut relever un premier pas de côté dans Canal Zone. Pour la première fois, il ne s'intéresse pas à une institution particulière (un hôpital, un lycée, un tribunal, etc.) sur un territoire mais bien à un territoire lui-même, défini au travers du spectre de ses nombreuses institutions. En ce sens, c'est un cousin éloigné de Monrovia, Indiana dont le sujet était tout aussi vaste, lui aussi d'une ampleur un peu trop vague. Et puis Canal Zone est à ranger dans la catégorie des docus pour lesquels Wiseman semble s'être quelque peu laissé aller pour le montage, comme emporté par l'étendue des thématiques, et a conservé de très nombreuses séquences en intégralité, ce qui donne l'impression d'un film un peu boursouflé par endroits.

Tout y passe : après une courte introduction sur le canal à proprement parler incluant balade sur l'eau et petit cours d'histoire, le film passe en revue tous les aspects de la vie locale. Il y a la partie technique, avec le fonctionnement du canal, les opérations fluviales et les agences gouvernementales, les bateaux et leurs pilotes, et il y a la vie dans les alentours, les zones commerciales ou militaires, les résidents avec leurs activités quotidiennes, sociales ou religieuses. C'est une micro-société qui ressemble à un condensé du mode de vie américain, renforcé par la célébration de la déclaration d'indépendance, baignant largement dans les discours humanitaires prônant la liberté (et entre les lignes le modèle américain comme seul modèle valable bien entendu) et les prêches évangélistes répétés jusqu'à l'écœurement.

C'est une vision intéressante de cette Amérique coloniale, qui laisse loin dans l'arrière-plan les autochtones (vivant loin des résidences américaines, vraisemblablement) pour faire le tableau d'une société prospère et sûre d'elle, avec toutes les particularités des habitudes de l'époque : les courses au supermarché qui empilent les boîtes de conserve, les pauses agrémentées de bouteilles de coca ou de bière, les séances de ball-trap aussi sérieuses que les prédicateurs dans leurs églises, les émissions de télé consacrées au dressage des chiens militaires , etc. On peut même y voir des images de l'immense porte-conteneurs Ever Given, de la compagnie Evergreen, qui causa l'obstruction du canal de Suez pendant 6 jours en 2021. Un aperçu d'une société in vitro, transplantée dans cet endroit au carrefour des cultures et du commerce, prise dans son jus quotidien — parfois soporifique — partagé entre des éléments problématiques clairement identifiés (les violences familiales sont trois fois supérieures à la moyenne nationale) et une tendance de fond d'où se dégage une amertume discrète de la part de Wiseman.

img1.jpg, oct. 2023 img2.jpg, oct. 2023 img3.jpg, oct. 2023 img4.jpg, oct. 2023

lundi 23 octobre 2023

Un homme qui dort, de Bernard Queysanne (1978)

homme_qui_dort.jpg, oct. 2023
"Il n'y a pas d'issue, pas de miracle."

Quel exercice de style, ce film de Bernard Queysanne adapté du roman de Georges Perec, sans dialogue, tout en voix off assortie de bruitages et entièrement dédié à la description dépressive de la vie d'un étudiant à la fin de sa licence... À la seconde personne du singulier, la voix de Ludmila Mikaël raconte sans tarir l'état intérieur de cet homme, partagé entre anecdotes insignifiantes d'un quotidien morne et introspections profondes, sur des images en noir et blanc montrant son errance parisienne.

Une question revient souvent, malgré la courte durée de Un homme qui dort : avec sa voix off omniprésente très littéraire, on se demande s'il n'aurait pas mieux valu simplement écouter le film plutôt que le regarder — ce que j'ai fait dans un second temps, en écoutant la piste audio sans l'image, mais finalement les images que j'avais déjà vues sont revenues se poser sur la voix de Mikaël — voire même peut-être commencer par la lecture du livre.

C'est une narration qui attend 5 minutes avant de nous prendre à la gorge, avec seulement quelques moments de répit, pour se lancer dans un monologue nihiliste sur le renoncement qui a ses passages assommants. Une heure durant, dans un premier temps, le comportement du personnage (Jacques Spiesser) semble conscient, choisi, il paraît être acteur de sa mise à l'écart du monde et atteindre une forme d'équilibre qui lui convient, loin de tout.

Et puis soudainement, dans la dernière étape, Ludmila Mikaël change de ton et se fait plus agressive, plus noire. Elle quitte définitivement sa zone de confort monotone et devient venimeuse. Ce qui ressemblait à un mode de vie confortable laisse place à une angoisse latente, à mesure que l'inquiétude et le doute envahit l'espace. "Il n'y a pas d'issue, pas de miracle". Elle insiste brusquement sur la répétition des mêmes motifs, sur la solitude de sa condition, sur la vanité et la fausseté de ses choix. Des percussions à la limite de la dissonance, stridentes, enflent dans la bande sonore. Les vingt dernières minutes se transforment ainsi en un sommet de désespoir et d'hostilité, elles évoquent le massacre de Charonne et les monstres qui lui inspirent des insultes et du dégoût.

Le travail d'adaptation du livre et la transcription du style de Perec sont très probablement cruciaux, le texte est très fort mais c'est à se demander si cette captation d'une dépression et de ce néant n'est pas plus adaptée au format du roman — à confirmer. Le film de Bernard Queysanne revêt de son côté une dimension anxiogène, légèrement expérimentale, en tout état de cause bizarre avec son parti pris narratif singulier et son rythme implacable.

img1.png, oct. 2023 img2.png, oct. 2023 img3.png, oct. 2023 img4.png, oct. 2023

jeudi 19 octobre 2023

Désordres (Unrueh), de Cyril Schäublin (2022)

desordres.jpg, oct. 2023
Anarchisme, capitalisme, ressorts et balanciers

Saint-Imier, un petit village suisse, fin du XIXe siècle. Pierre Kropotkine, géographe dans la veine d'Élisée Reclus pas encore tout à fait sensibilisé à la cause anarchiste à la fin des années 1870, erre dans les parages pour relever des informations topologiques et créer de nouvelles cartes plus précises des environs. L'encart initial avec une citation de sa part pourrait mettre sur la mauvaise voie : il ne s'agit pas du tout d'une biographie, il restera d'ailleurs largement dans l'arrière-plan, comme personnage secondaire. Non Désordres (Unrueh en version originale, un terme allemand désignant à la fois une pièce d'horlogerie, le balancier, mais signifiant également agitation : pertinence maximale pour un titre) s'intéresse avant tout au travail d'ouvrières de l'industrie horlogère, à l'orée de bouleversements technologiques qui vont voir s'affronter deux mouvements. La rationalisation toute fordiste du temps de travail prônée par le capitalisme, qui consiste à chronométrer les tâches, identifier les chemins les plus rapides, et maximiser les profits en augmentant autant que possible les cadences, et la progression des idées anarchistes au sein de la population locale, tout particulièrement auprès des travailleuses.

Mais derrière le terme affrontement, il ne faut pas s'attendre à des oppositions frontales ou des invectives qui vireraient au physique : c'est là la grande particularité de Désordres, qui sans doute endormira les uns et passionnera les autres, puisque tout se déroulera au travers d'échanges extrêmement cordiaux et feutrés, avec moult politesse, au creux de convenances exacerbées qui finissent comme par magie par souligner la violence de l'époque. Que ce soit pour signifier une absence de droit de vote (car les impôts n'ont pas été payés) ou pour notifier un licenciement sec (pour voir manifesté une accointance avec des anarchistes), ce sont des mots pas plus hauts que les autres qui sortent de la bouche des contremaîtres et des notables. Cette ambiance presque surréaliste est vraiment géniale, et permet de laisser s'exprimer le sujet principal : à travers la mesure du temps et sa corrélation à l'argent, on assiste à la naissance des cadences dans les usines et l'apparition du capitalisme dans ce petit coin de Suisse.

C'est ainsi dans un cadre presque paternel et bienveillant que s'installe progressivement une pression sur les ouvrières, pour augmenter le nombre de montres mécaniques montées par jour. À la précision des gestes que les femmes accomplissent sous l'œil de leurs loupes monoculaires, les dirigeants chronomètrent, inlassablement, chaque fraction de la chaîne de montage et réorganisent le travail. Cyril Schäublin et son directeur de la photographie sont parvenus à instiller un sentiment d'étrangeté très singulier à l'occasion de nombreux plans extérieurs cadrés bizarrement, avec souvent plusieurs groupes de personnages filmés de loin et écrasés dans un coin du plan. Tous ces plans ne sont pas aussi justifiés les uns que les autres, mais il y a tout de même une sensation de précision dans l'observation qui se dégage, avec en complément les nombreux "ne rentrez pas dans l’image !" assénés aux ouvriers et aux passants par les gendarmes qui encadrent la prise de photos de l'usine à des fins commerciales.

L'évolution et la cohabitation des deux courants, capitaliste et anarchiste, forme une toile de fond vraiment captivante dans leur volonté de sonder timidement les forces en présence, de tirer profit des avancées technologiques de leur époque (photographie et télégraphie essentiellement). Et le film se termine sur une sorte de coup de foudre savoureux, surprenant, Kropotkine tombant sous le charme d'une ouvrière qui lui explique dans tous les détails techniques le contenu de son travail et le fonctionnement d'une montre. Désordres, avec sa profusion de précisions techniques autour de l'assemblage de montres, avec sa multitude d'objets d'horlogerie issus d'un autre temps, avec son enveloppe sonore remplie de bruitages mécaniques (rouages, balanciers, ressorts, rotors), est décidément une curiosité étonnante à de multiples niveaux.

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