vendredi 21 juillet 2023

Il n'y aura plus de nuit, de Éléonore Weber (2021)

il_n_y_aura_plus_de_nuit.jpg, juin 2023
Dans l'œil du tueur, au creux du viseur.

Quoi de plus glaçant que ces images bien réelles, qu'on croirait pourtant sorties d'un jeu-vidéo, montrant des personnes vues à travers l'œil d'une caméra située sur un hélicoptère positionné à plusieurs centaines de mètres de l'action, entourées par un viseur menaçant et un amas de données chiffrées, dont les vies ne dépendent que d'un ordre en un mot, "engage" et "cease fire", et d'une pression sur un bouton qui enverra une rafale de balles ou une salve de roquettes ? Éléonore Weber a monté son film à partir d'images accessibles en ligne, issues de campagnes militaires conduites par la France et les États-Unis au Moyen-Orient, la plupart du temps postées par des militaires eux-mêmes. La fuite de ces documents censés être confidentiels tient probablement à deux choses : d'une part, l'obligation pour toutes ces opérations de stocker les images enregistrées, dans la perspective d'analyses ultérieures (voire de procès), et d'autre part, sans doute, la volonté des administrations de montrer autre chose que des bavures en faisant preuve d'une permissivité très orientée vis-à-vis des fuites.

Il n'y aura plus de nuit est uniquement composé de ça : des images issues de caméras infrarouges, des vidéos qui alternent entre visions diurnes et nocturnes. Un commentaire en voix off décrit de temps en temps la nature des enjeux, s'essaie à des envolées poétiques (pas toujours réussies, mais qui parfois font mouche : à travers ces caméras infrarouges, il y a cent fois plus d'étoiles dans le ciel), et rapporte les propos d'un pilote anonyme ayant une conception très précise et singulière de ce qui nous est montré.

À mes yeux, même si certaines dispositions me paraissent un peu maladroites dans la forme de certains commentaires de la narratrice, le documentaire possède beaucoup de qualités franches. À commencer par mettre des images, très éloquentes, sur des analyses du phénomène de guerre à distance qu'ont pu proposer de très bons essais comme Théorie du drone de Grégoire Chamayou et Ce que vaut une vie de Mathias Delori. Dans cette difficulté à croire ce que l'on voit, avec ces images qui mélangent des imaginaires très distincts (jeu vidéo, fiction, réalité), le film illustre parfaitement tout ce que le réel peut receler d'irréel, et à quel point la distance entre l'opérateur actionnant un bouton et sa cible parfois à des kilomètres de là est abyssale. Voir passer dans l'œil du tireur, au creux d'un viseur, des êtres humains en mauvaise résolution aussi variés que des enfants qui jouent, des paysans qui travaillent, des civils armés ou des ennemis à abattre provoque une sensation conjointe de vertige et de nausée. On nage en plein surréalisme lorsque la caméra passe en vision nocturne thermique et affiche des masses fluorescentes : des hommes se cachent très souvent, lorsqu'ils entendent la menace d'un appareil volant au-dessus de leurs têtes ou lorsque la première salve de tirs est envoyée, mais il est impossible pour eux d'y échapper.

Le sentiment de toute puissance pour celui qui scrute et tire ("celui qui filme tue") dans cette relation puissamment asymétrique devient évident, et l'horreur est totale lorsqu'on voit ces corps, des hommes blessés, qui tentent de bouger, de ramper, pour se mettre à couvert mais qu'une ultime rafale vient déchirer. Plus glaçants encore peut-être sont ces cris de joie que l'on entend une fois les cibles annihilées, ou encore ces images d'un cratère formé par l'explosion d'une bombe manipulée par des hommes non-identifiés qu'une caméra capte en décrivant des cercles, en silence, sans savoir de qui il s'agit. Cet enchaînement de séquences très codifiées (surveillance, ordre de tir, rafale en décalage en lien avec la distance importante à la cible, et nuage de poussière dans lequel certains survivant tentent de se dissimuler) sont régulièrement assortis de commentaires lunaires du genre "cet homme marche de manière insolente et trop décontractée" — un motif suffisant pour le tuer en l'occurrence.

Avec cette technologie permettant de voir même en pleine nuit (la toute dernière séquence montre des images des caméras les plus récentes, on y voit de nuit comme en plein jour, seules les étoiles dans le ciel permettent de le déceler) et les images qui en résultent, de nombreuses frontières sont abolies. Entre le jour et la nuit, entre le réel et la fiction, entre le vrai et le faux, entre le proche et le distant. Paradoxalement, lors de ces opérations, un râteau ne se distingue pas toujours d'une kalachnikov, un étui contenant un trépied se peut se confondre avec un lance-grenade. L'image de ces journalistes assassinés par des pilotes américains en Irak suite à cette erreur, assortis des commentaires atroces ("regarde-moi ces pourritures crevées") et de tirs supplémentaires sur une camionnette venue récupérer les blessés, est sans doute la plus connue. Mais ce n'est qu'un exemple isolé dans l'océan des conflits à distance qui opèrent une déréalisation grandissante : la plupart du temps, la mort s'abat implacablement sur des cibles dénuées d'identité propre.

img1.jpg, juin 2023 img2.jpg, juin 2023 img3.jpg, juin 2023 img4.jpg, juin 2023 img5.jpg, juin 2023 img6.jpg, juin 2023

jeudi 20 juillet 2023

À l'approche de l'automne, de Mikio Naruse (1960)

a_l-approche_de_l-automne.jpg, juin 2023
Des enfants dans le vent

Mikio Naruse est l'auteur d'une petite centaine de films et c'est la première fois que nos chemins se croisent sur le territoire de l'enfance, loin de ses mélodrames les plus réputés qui explorent des thématiques et des points de vue résolument adultes. Ce filtre très subjectif alimenté par des sélections de visionnages m'avait empêché de percevoir à quel point sa sensibilité pouvait s'accorder à merveille au référentiel d'un jeune enfant et à la description de son univers, de ses aléas, de ses craintes et de ses joies qui évoluent au gré d'impulsions liées dans les rues de Tokyo.

À l'approche de l'automne est une chronique d'enfant, à hauteur du regard d'un enfant : il s'inscrit en cela dans la veine du cinéma d'Ozu consacré à cet âge (plutôt ses films des années 30 comme Choeur de Tokyo que des années 50-60 comme Bonjour, beaucoup moins mélancoliques) mais surtout dans la continuité des films de Hiroshi Shimizu, un autre stakhanoviste japonais auteur d'innombrables pépites comme Les Quatre Saisons des enfants ou Des enfants dans le vent. Le cadre est initié par des contraintes héritées du référentiel des adultes, clairement : c'est la mère de Hideo, récemment veuve, qui rejoint la capitale pour gagner sa vie dans une grande ville et le confie à un oncle. Une fois cette dynamique installée, il ne sera plus question que du quotidien de cet enfant et de ses quatre cents coups.

Et c'est là que la magie opère. Pendant que les adultes vaquent à leurs occupations, la mère dans une auberge avec un client fortuné, l'oncle dans la gestion de son petit commerce, les enfants errent dans les interstices qui leur sont laissés. Le film procède par vignettes très attachantes, reconstituant un imaginaire kaléidoscopique : une balade en moto avec le cousin plus âgé, une partie de baseball sur un terrain privé, une course à faire avec des embûches sur le chemin, et surtout des moments privilégiés avec une jeune fille rencontrée récemment, Junko, d'où émerge une très belle amitié.

Le monde des adultes n'est pas tendre avec Hideo, entre la mère qui espère refaire sa vie avec un client et l'oncle qui n'a aucune chance de figurer au palmarès des parents les plus aimants. Mais Naruse n'en fait jamais des péripéties excessives, simplement une succession d'événements qui forment un sentier dans lequel Hideo essaie d'avancer, comme il peut. Il faut voir son visage assailli par la désillusion lorsqu'il découvre dans la rue sa mère au bras d'un homme, par hasard, de même que le visage de Junko lorsque ses parents refusent d'adopter Hideo — l'innocence de l'enfance sans barrière et sans préjugés qui se fracasse sur le mur du pragmatisme des adultes. Ainsi À l'approche de l'automne parsème ses moments de vérité cruelle, ses interrogations naturelles muant inexorablement en une incompréhension silencieuse, avec en ligne de mire l'océan pas aussi bleu qu'on ne le dit. Mais clairement la dernière scène est la plus triste d'entre toutes, alors que Hideo venait de traverser toute la ville avec son entorse à la cheville et son scarabée-rhinocéros qu'il venait de capturer pour l'offrir à Junko. Une conclusion aussi légère que brutale, amère, sincère, sans animosité mais chargée de désespoir.

img1.jpg, juin 2023 img2.jpg, juin 2023 img3.jpg, juin 2023 img4.jpg, juin 2023

mercredi 19 juillet 2023

La Vie d'un honnête homme, de Sacha Guitry (1953)

vie_d-un_honnete_homme.jpg, juin 2023
Le roman d'un usurpateur

La Vie d'un honnête homme a beau se situer plutôt vers la fin de la carrière de Sacha Guitry, il semble beaucoup moins bien peaufiné que d'autres films sorti une vingtaine d'années auparavant comme Le Roman d'un tricheur ou Bonne chance !. Il n'assène pas non plus son immoralité avec la même verve et la même gouaille que La Poison dans lequel Michel Simon, déjà, formait la pierre angulaire d'un récit bien corsé. Pourtant, en dépit de ses quelques maladresses et de ses nombreuses imperfections, cela reste une comédie noire vraiment recommandable sur le thème de la satire dirigée contre la bourgeoisie.

À l'intérieur du style "à la Guitry" facilement reconnaissable dans sa façon très théâtrale de se mettre en scène (il nous présente lui-même les acteurs et actrices, il écrit lui-même le mot "fin" dans le livre-scénario), les maladresses sont en grande partie liées à l'effet du temps qui n'a pas été tendre avec certains dispositifs. Dans ce film, Michel Simon interprète deux personnages différents, deux frères jumeaux représentant chacun un archétype opposé à l'autre, d'un côté un riche patron malheureux, de l'autre un homme davantage jouisseur et voyageur mais sans le sou. Une bonne partie de l'action consiste ainsi à filmer selon une série de champs / contre-champs très monotone l'acteur dans les deux rôles qui se répond à lui-même. Le procédé est vraiment pénible à contempler un demi-siècle plus tard, et ce d'autant plus qu'une interminable séquence à la fin de l'introduction est entièrement constituée d'un dialogue peu engageant entre les deux pendant 10 loooooongues minutes — elles paraissent interminables. De même, le final referme l'histoire de manière extrêmement abrupte, une queue de poisson un peu facile et vraiment trop rapide, voire carrément bâclée.

Mais bon, tout ceci est à mettre en regard du cœur du film, à savoir le remplacement d'un homme par son jumeau, profitant d'une occasion macabre pour se sortir de sa vie trop rangée et aigre de petit bourgeois triste. Et il faut quand même reconnaître à Guitry cet élan particulièrement sarcastique, sans doute en grande partie auto-critique, pour relever l'étendue de la vanité de cette existence et de la vacuité de ce quotidien. Ainsi le film oscille entre plusieurs régimes de sordide, parfois franchement cru, parfois un peu plus léger et comique, mais dans tous les cas de figures attachés à railler l'hypocrisie grotesque de ce milieu révélé de l'intérieur, par un cheval de Troie qu'on ne voit pas vraiment venir. Il faut avouer qu'initialement, quand on voit la situation s'installer, on pense d'abord à une sorte de récit d'apprentissage à la Capra, dans lequel le "mauvais" jumeau deviendra bon et aimant au contact de son frère... Mais pas du tout : le venin de Guitry est beaucoup plus acide. Les oppositions pourront paraître un peu désuètes, un peu opportunistes, mais il y a une forme de sincérité jusqu'au-boutiste difficilement contestable. Et puis il y a un nu féminin soudain, très étonnant pour l'époque, ainsi qu'un assez jeune Louis de Funès avec des cheveux.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023

mardi 18 juillet 2023

Araya, de Margot Benacerraf (1959)

araya.jpg, juin 2023
Salt of the Earth

Impossible de ne pas penser à Robert J. Flaherty en regardant Araya, qui peut se lire comme une version vénézuélienne, orientée vers une méthode ancestrale de récolte du sel, de L'Homme d'Aran, qui était consacré aux pêcheurs et aux conditions de vie drastique sur l'île irlandaise. Même si les modes d'expression diffèrent en de nombreux points, il est vraiment frappant de retrouver des dénominateurs communs aussi forts, à 25 ans d'intervalle, à savoir la forme du poème visuel chargé d'un lyrisme expansif dédié au récit de travailleurs évoluant dans des paysages désolés.

Mais ici, point de côtes rocheuses et de bords de mer escarpés : l'horizon est constitué de terres arides et d'eaux salées dans lesquelles évoluent des hommes qui s'acharnent à extraire le seul matériau des alentours, tel un minerai précieux. À l'époque, il est d'ailleurs dit que le sel était quelque chose d'aussi précieux que d'autres métaux rares : des vestiges de forteresses espagnoles du XVIIe siècle sont là pour le rappeler. Et dans les années 50, on extrayait le sel selon un procédé qui n'avait pas varié au cours des 450 dernières années — autant dire que le travail se fait dans des conditions terribles, la peau brûlée par le soleil, les plaies ravivées par les cristaux de sel. En ce sens, Araya est un magnifique témoignage d'un mode de vie désormais révolu, en sachant que déjà l'époque de la réalisation, Margot Benacerraf se questionnait énormément sur le devenir de ces pratiques, à l'occasion d'un final montrant l'arrivée de puissantes machines thermiques comme autant de monstres insatiables à la solde d'une industrialisation menaçante.

La poésie est présente dans le choix des images, mais elle est également très marquée par les textes en voix off et la narration de José Ignacio Cabrujas. En décrivant le quotidien des hommes sur leurs montagnes de sel, sous un soleil écrasant, et sur leurs bateaux de pêche, il n'est pas interdit d'y voir une réactualisation du mythe de Sisyphe — dans lequel le rocher serait charrié dans des contenants en osier, pesé, éclaté en petits morceaux, et empaqueté. Le travail en mer évoque quant à lui, de par sa dimension ardue et répétitive, celui de la famille dans La terre tremble de Luchino Visconti croisé avec l'opiniâtreté des paysans dans L'Île nue de Kaneto Shindō. Les femmes ne sont pas en reste, loin des occupations maritimes et salées, avec la gestion de l'eau potable, la fabrication de poteries, et la récolte de crustacés. Le passage au village donne l'occasion de voir une très belle séquence au cimetière marin, sur les tombes duquel les fleurs sont remplacées par des bouquets de coquillages.

La dureté des conditions de vie alliée à la beauté des images retranscrites ici forment à elles deux un portrait aussi émouvant que magnifique.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023 img5.png, juin 2023

mercredi 12 juillet 2023

La Cuisine des anges, de Michael Curtiz (1955)

cuisine_des_anges.jpg, juin 2023
"We came here to rob them and that's what we're gonna do - beat their heads in, gouge their eyes out, cut their throats. Soon as we wash the dishes."

Sur le papier cette comédie un peu forcée et surannée a tout pour me déplaire : Michael Curtiz sur la fin de sa carrière assez éloigné des grands moments de sa filmographie, Humphrey Bogart sur la fin de sa vie qui semble tout de même bien en peine quand il s'agit d'esquisser un sourire, ces décors en carton-pâte pour figurer une Île du Diable guyanaise qui sent le studio à chaque coin de rue, et surtout cette ambiance de théâtre filmé pendant l'essentiel du film qui cantonne l'action aux événements à l'intérieur d'une boutique. Et pourtant... Sans aller jusqu'à crier au génie, We're no Angels est sans doute ce qui se fait de plus correct dans le cadre fixé par les limites de l'exercice.

On est toujours à la frontière entre la comédie noire, avec ses côtés réussis, et la comédie vieillotte, avec ses spécificités très raides. Si l'introduction fleure la naphtaline à plein nez avec la présentation des trois bagnards (costumes, décors, actions), il se trouve que le trio Humphrey Bogart / Peter Ustinov / Aldo Ray parvient peu à peu à trouver une certaine forme d'équilibre à partir du moment où les trois trouvent refuge, dans leur évasion, au sein d'une famille de commerçants. Il faut être capable d'accepter une grosse dose de naïveté dans la description de cette famille (le père est particulièrement gratiné, la limite entre gentil et idiot n'est pas toujours claire), mais peu à peu se développe une relation de confiance incongrue : en échange de petits services rendus, les évadés finissent par être totalement acceptés.

Il survient alors un renversement de perspective, quand les trois squatteurs font office de catalyseur pour la famille qui semble enfermée dans sa maison-boutique. À mi-chemin entre les bras cassés et les anges-gardiens (aspect souligné lourdement par les auréoles du plan final), ils vont se prendre au jeu et aider la maisonnée à s'émanciper — principalement la fille, qui a du mal avec sa conduite sentimentale, et le père, sous le joug du cousin propriétaire aristocrate particulièrement crispant. On peut le dire, tout ne brille pas par sa fluidité, et les zones périlleuses sont nombreuses : Ustinov qui nous montre 15 fois ses talents d'ouvreur de serrures avec la même emphase, Ray et ses manières excessives, Bogart en cerveau de la bande... Tout cela est malgré tout bien figé.

L'humour noir permet cependant de diluer un peu la prévisibilité des péripéties principales et la répétition de la plupart des gags, notamment lorsqu'il s'agit de faire disparaître "accidentellement" des personnages pénibles et encombrants. Les dialogues jouent beaucoup sur la cohabitation de séquences brutales et douces / respectueuses, en jouant sur le paradoxe de ces malfrats pouvant faire preuve de beaucoup de respect : "We came here to rob them and that's what we're gonna do - beat their heads in, gouge their eyes out, cut their throats. Soon as we wash the dishes." C'est principalement sur ces aspects que le film parvient à redresser la barre.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023

mardi 11 juillet 2023

Piccadilly, de Ewald André Dupont (1929)

piccadilly.jpg, juin 2023
La plonge et la danse

Tout l'intérêt de Piccadilly passe par la présence magnétique de Anna May Wong, une actrice américaine d'origine chinoise qui s'exila en Europe à la fin des années 20 suite à la frustration de ne se voir offrir que des seconds rôles stéréotypés à Hollywood. Le racisme y était à l'époque moins prédominant qu'aux États-Unis, ce qui lui permit de trouver ce rôle phénoménal à la fin de l'ère du muet. À noter qu'un prologue de 5 minutes de dialogues entre deux personnes, sans doute très avant-gardiste à l'époque mais avec toutes les limitations du parlant en 1929, est inséré au tout début du film.

Il faut voir comment la caméra de Ewald André Dupont nous dévoile la présence de Shosho, une plongeuse dans le restaurant d'un night-club britannique. Le cadre est posé avec beaucoup de fioritures sur le devant de la scène, autour d'un duo de danseurs constituant l'attraction au cœur du Piccadilly Club, dans une magnificence et une ostentation les plus totales. Au milieu des tables, on découvre Charles Laughton dans son tout premier long-métrage, un client mécontent de son assiette qu'il trouve sale : l'occasion pour le propriétaire de s'aventurer dans les cuisines pour enquêter, puis d'accéder à l'arrière-cuisine et de tomber sur Shosho, une des plongeuses, en train de danser sur une table. Il faut voir le niveau de sensualité présenté dans cette séquence, pour un film de cette époque... On comprend que Valentine Wilmot, le propriétaire, soit tenté de reconsidérer le talent de cette femme après l'avoir licenciée. Une fois passée sur scène, dans ses costumes de danseuse éclatants, le niveau de sexualisation du personnage atteint son apogée — d'autant que situé à l'époque avancée du cinéma muet, la mise en scène sait se faire relativement dynamique pour capturer tous les mouvements.

L'érotisme de la danse est ainsi présenté de manière assez sulfureuse, au creux d'un duel entre deux danseuses rivales. La danse (ainsi que ses charmes) permettra à Shosho d'accéder à un niveau de vie élevé, tout en la plaçant au cœur d'un enjeu mélodramatique fort. Par l'entremise d'un meurtre passionnel, elle deviendra l'objet du délit par excellence et achèvera de conférer à Piccadilly un charme extrêmement singulier.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023 img5.png, juin 2023

lundi 10 juillet 2023

Hombre, de Martin Ritt (1967)

hombre.jpg, juin 2023
"Just what do you think Hell is gonna look like?"

Les premières séquences montrant Paul Newman grimé (on a envie de dire déguisé) en Indien, longue chevelure noire et bandeau sur la tête, font craindre le pire. Toutefois, en songeant aux films précédents qui l'ont déjà amené à tourner avec Martin Ritt, à commencer par Le plus sauvage d'entre tous (1963) et Les Feux de l'été (1958), il y a tout de même matière à faire preuve de patience et laisser se développer cette histoire d'homme blanc élevé chez les Apaches. L'intérêt d'un tel western ne tardera pas à se manifester fort heureusement.

Avec sa mine impassible un peu stéréotypée, dans un registre connexe au Cool Hand Luke de Stuart Rosenberg sorti la même année, on pourrait penser qu'il s'agit d'un western très classique, alors que le personnage de John Russell ne sera qu'un élément, certes important, au sein d'un groupe qui en comporte beaucoup d'autres intéressants. Sous prétexte d'un long voyage en diligence imposant la cohabitation dans cet espace restreint de personnalités ambivalentes, avec des têtes connues comme Richard Boone en malfrat et grand salaud, Martin Balsam dans un rôle tout en discrétion mais très bien caractérisé, et surtout Diane Cilento dans le rôle d'une femme extrêmement lucide — le personnage le plus intéressant du film sans doute, en tous cas celui qui se fait le vecteur d'une grande quantité de questionnements moraux, n'hésitant pas à mettre les uns et les autres face à leurs contradictions et sans pour autant offrir de solution toute faite.

On reconnaît en outre le style de Ritt dans la tournure métaphorique politique que prend Hombre à de très nombreuses reprises, se faisant le reflet d'une critique ferme à l'encontre des États-Unis et du traitement qu'ils réservent à diverses minorités. Le mépris et l'exploitation irriguent toutes les strates du récit, avec des jeux d'alliance qui évoluent au gré d'une dynamique assez remarquable, notamment grâce à l'ambiguïté de quelques personnages-clés et à plusieurs passages d'une lenteur éprouvante (dans le bon sens du terme). Le rythme se fait volontairement langoureux lors de plusieurs séquences d'attente, serties de dialogues épars et incisifs, alimentant une atmosphère complexe bienvenue qui sillonne et structurent tout le film.

img1.png, juin 2023 img2.png, juin 2023 img3.png, juin 2023 img4.png, juin 2023

dimanche 09 juillet 2023

Slaughterhouse, de Ty Segall (2012)

Slaughterhouse.jpg, juin 2023

Un album d'énervé à n'en pas douter, et ce n'est pas pour me déplaire dans les années qui ont suivi Melted. Le programme est assez simple, des tonnes de Fuzz, du Garage qui vire au Punk, et le titre, abattoir. Ty Segall se déchaîne sur quelques titres notamment, comme le morceau éponyme (déchaînement autant au chant qu'à la guitare) ou encore "Oh Mary" (qui rappelle les meilleurs moments de l'album de 2018 portant son nom, son meilleur à mes esgourdes). Comme à son habitude on trouve des reprises, deux ici : "That's The Bag I'm In" (une reprise de Fred Neil qui se place pas très loin de l'autre reprise, excellente, qu'en avaient fait The Fabs : lien) et "Diddy Wah Diddy" (pas la plus inspirée des reprises, mais le final est assez drôle avec ces "fuck this fucking song" et autres "who fucking cares"). Je ne suis pas très fan du final, 10 minutes de sons expérimentaux, larsens et autres bizarreries excessives, mais dans l'ensemble c'est un album accrocheur dans son son lourd, avec des influences intéressantes (Black Sabbath, MC5, et les Stooges, un peu).

C'est un album de la formation Ty Segall Band dans lequel on retrouve Mikal Cronin à la basse, d'ailleurs.

Extrait de l'album : Slaughterhouse.

À écouter également : I Bought My Eyes, Wave Goodbye, That's The Bag I'm In, Oh Mary, The Tongue.

ty_segall_band.jpg, juin 2023

jeudi 06 juillet 2023

The English Surgeon, de Geoffrey Smith (2007)

english_surgeon.jpg, juil. 2023
"Normal brain has the consistency of very smooth and thick cream cheese."

Une jeune femme de 23 ans est assise dans le bureau du chirurgien ukrainien Igor Petrovich, aux côtés de son confrère britannique Henry Marsh. Elle a fait des examens médicaux suite à des migraines qui proviendraient d'une infection virale suite à une piqûre de tique, c'est en tous cas ce qu'elle croit. Elle ne parle pas anglais, et les deux docteurs dialoguent dans cette langue pour commenter les résultats de l'IRM, apposer un diagnostic, et synthétiser des éléments qui lui sont traduits de manière progressive et sélective. Le verdict est malheureusement dramatique, il s'agit d'une tumeur gliale qui faute d'avoir été diagnostiquée à temps, est devenue inopérable. Il flotte dans l'air une ambiance tragique, sans que les deux docteurs ne puissent évidemment se laisser aller, tout en profitant de la liberté qui leur est donnée d'échanger dans une langue étrangère. Faut-il lui annoncer, et le cas échéant de quelle manière, que son espérance de vie tourne autour des 5 ans et qu'avant de mourir elle sera devenue aveugle ?

Cette séquence ne dure que 5 minutes dans The English Surgeon et illustre un dilemme vraiment déchirant au sein d'une configuration presque loufoque. Ce n'est pas nécessairement la plus intense du point de vue du contenu, mais elle résume à merveille la puissance émotionnelle du docu de Geoffrey Smith tourné pour la BBC. Ou comment ce neurochirurgien anglais, qui effectue des allers-retours en Ukraine depuis 1992 pour aider bénévolement un service de chirurgie sous-équipé, se retrouve face à une myriade de cas de conscience déchirants. La grande réussite de ce film réside dans la personnalité incroyablement attachante de Henry Marsh, avec son humour très british et son tempérament posé, permettant d'évoluer dans des situations franchement abominables pour le commun des mortels sans que cela ne devienne trop oppressant. Le genre de personne capable de sortir une vanne sérieuse en pleine craniotomie sous anesthésie locale du patient.

Autant le préciser vigoureusement : si le niveau de gore documentant n'est pas du même niveau que le sublime De Humani Corporis Fabrica, quelques séquences d'opération chirurgicale peuvent s'avérer franchement coriaces. Mais ce n'est au fond pas du tout le sujet du documentaire, qui est bien plus tourné vers la relation de collaboration entre les deux hommes et toutes les problématiques éthiques, morales, et plus généralement professionnelles qu'ils rencontrent. Et elles sont particulièrement nombreuses : les conditions de travail dans un hôpital ukrainien au début du XXIe siècle sont un étonnant mélange de voyage dans le temps (50 ans en arrière, avec des cas que l'on ne voit plus depuis longtemps en Europe de l'ouest) et de bricolage en mode do it yourself. Quand on voit Henry Marsh avec des bouts de bois et une perceuse dans son jardin au tout début du film, on n'imagine pas à quel point cette scène sera transposée dans un contexte clinique un peu plus tard...

Henry Marsh, c'est un gars pragmatique qui fait de la récup de matériel médical : à chacun de ses trajets, il ramène une valise pleine d'appareils jetés après leur première utilisation au Royaume-Uni pour les bricoler, rafistoler, et les rendre propres à des utilisations futures en Ukraine. On apprendra par exemple que Igor utilise le même embout perforateur de boîte crânienne depuis un an alors qu'il est jeté après usage à Londres. C'est un chirurgien qui a été frappé par les conditions matérielles catastrophiques du milieu médical local, et en même temps immédiatement convaincu qu'il pouvait apporter beaucoup d'espoir auprès de patients laissés sans option. Cela implique un chemin de croix délicat où il voit s'accumuler dans son couloir des personnes chez qui une pathologie (typiquement une tumeur cérébrale) a été diagnostiquée très tardivement, cette dernière n'ayant pas été traitée faute de moyens ou de formation, et ayant conduit à des complications diverses. Mais bon, "What are we, if we don't try to help others?" dira-t-il.

C'est le cas de Marion, un homme souffrant d'une épilepsie sévère et potentiellement létale suite à l'apparition d'une tumeur au cerveau d'une taille gigantesque. Une séquence de 15 minutes porte précisément sur l'opération de retrait de cette tumeur, après un long parcours de diagnostics et de prise de conscience de la marche à suivre. Faute de personnel formé en anesthésie, il faudra réaliser l'opération en restant éveillé et vérifier au fur et à mesure que la motricité n'est pas affectée, avec une anesthésie locale seulement : le plus dur sera le bruit (je passe les détails, mais on imagine pourquoi). Le bricolage suivra toute l'opération, entre le scotch pour faire tenir des barres métalliques soutenant des appareils et la perceuse utilisée pour perforer le crâne qu'on croirait achetée d'occasion sur le bon coin. Et avec quelques explications en live : "Normal brain has the consistency of very smooth and thick cream cheese. The tumor makes it rubbery and stickier."

En toile de fond, une opération ratée sur une enfant qui vraisemblablement hantera Henry Marsh toute sa vie — une de ces fois où il n'a pas su bien répondre à la question "vaut-il mieux prendre le risque de ne rien faire et laisser la tumeur dégénérer ou bien prendre le risque de réaliser une opération dangereuse ?". Il voit dans ce questionnement récurrent une roulette russe qui se jouerait à deux révolvers, un pour les risques de l'opération et un autre pour ceux de la pathologie. La visite qu'il rend à la famille avec son collègue, des années après la mort de Tanya, est forcément bouleversante.

img1.jpg, juil. 2023 img2.jpg, juil. 2023 img3.jpg, juil. 2023 img4.png, juil. 2023 img5.png, juil. 2023 img6.png, juil. 2023 img7.png, juil. 2023

mercredi 05 juillet 2023

Dion Lunadon, de Dion Lunadon (2017)

Dion_Lunadon.jpg, juin 2023

Je ne connaissais pas du tout le néo-zélandais Dion Lunadon, pas plus que sa formation passée avec les australiens de D4 (il a aussi fait partie de A Place to Bury Strangers), et force est de constater que c'était une erreur. Ce premier album pour ce groupe est un concentré de Garage Punk à la sauce très Noise, du genre à bien rincer les oreilles — un peu trop sur certains morceaux comme notamment l'introduction, Insurance, Rent And Taxes, on est à deux doigts de saigner avec ces bruits aigus qui se rajoutent à une toile de fond punk et agressive. Ça joue la carte de la saturation de fond de garage au maximum, guitare et chant confondus, et ce sera donc réservé aux amateurs hardcore du genre. Sans pour autant que la production ne soit vraiment brouillonne, au contraire, le résultat est surprenant à ce niveau. Je me suis laissé embarquer autant par des titres quasi instrumentaux (Hanging By A Thread) très Post-Punk que par des recettes beaucoup plus frontalement Punk (White Fence).

Extrait de l'album : Reduction Agent.

À écouter également : White Fence, Hanging By A Thread.

lunadon_live.jpg, juin 2023

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