lundi 09 janvier 2023

Terre et soldats, de Tomotaka Tasaka (1939)

terre_et_soldats.jpg, déc. 2022
La guerre, la guerre, la guerre

En matière de cinéma de propagande de guerre, on cite très souvent tout ce que l'industrie hollywoodienne ou le régime soviétique ont pu proposer, dans des sensibilités et des objectifs bien distincts, mais le Japon dispose d'un corpus non-négligeable et même au-delà du passage obligé qui englobe la Seconde Guerre mondiale. Terre et soldats a ainsi été produit dans les années 30, très peu de temps après le conflit (initié en 1931 et terminé en 1945 suite à l'intervention de l'armée russe) en question et sur les vrais champs de bataille de Mandchourie. L'objectif était vraisemblablement de sensibiliser la société japonaise aux conditions de vie des soldats au front en Chine.

Le résultat est assez surprenant, à la fois très simple, très original, et très clivant. Deux heures intégralement consacrées à un compte-rendu immersif de combats depuis le terrain, aux côtés des troupes japonaises, au jour le jour, et parfois même avec l'impression de se dérouler en temps réel. Il n'y a que ça : des soldats qui marchent, qui avancent dans des conditions difficiles, qui tirent et délogent les ennemis de leurs positions défensives. Une vision très singulière, détachée de tout héroïsme individuel et clairement attachée à retranscrire un esprit de groupe, avec des combats succédant aux combats. De temps en temps, une scène de repos fait office de répit : les soldats se reposent, blaguent, lavent la boue de leurs vêtements avant de repartir. De temps en temps, un blessé, mais pas de sang. De temps en temps, un écart à la norme qui pourrait être comique en dehors de tout contexte militaire, avec par exemple un soldat qui s'endort en marchant et qui tombe à l'eau.

Deux heures de combats intenses, donc, alors que l'ennemi sera invariablement invisible. Deux heures d'affrontements mais filmés à une échelle presque microscopique, sans qu'on ne voie la portée de telle ou telle opération : des bunkers sont nettoyés à la grenade, des ouvertures sont créées dans les murs à coups d'armes lourdes, des ponts mobiles sont déployés sous un orage de mitrailleuses, mais il faut attendre presque la fin pour réaliser la réussite de la mission. Pas de tanks, pas de grandes manœuvres, juste des soldats qui avancent lentement dans un style presque documentaire et avec des dialogues extrêmement parcimonieux. Une épreuve assez rude qui prend la forme d'un exercice de style âpre, sec, tendu, et unique en son genre.

img1.png, déc. 2022 img2.png, déc. 2022 img3.png, déc. 2022 img4.png, déc. 2022 img5.png, déc. 2022 img6.png, déc. 2022

vendredi 06 janvier 2023

L.W., de King Gizzard & The Lizard Wizard (2021)

lw.jpg, janv. 2023

L.W. est la troisième expérimentation du côté des sons microtonaux de la part des Australiens de King Gizzard & The Lizard Wizard, et c'est pour moi le plus réussi après Flying Microtonal Banana et le premier volet du diptyque formé avec le présent album, K.G.. J'ai la sensation que sur le disque précédent on était dans le délire d'un groupe qui faisait mumuse avec leurs guitares orientales, à en caler un peu partout à outrance (même s'ils avaient l'air de beaucoup s'amuser, on ne pourra jamais remettre ça en question !), et que désormais, enfin, ils se sont décidés à faire de la musique avec. Histoire de caricaturer légèrement. Drôle d'ambiance, à la fois récente et rétro, un peu Garage, un peu Prog, pour filer vers un final Stoner surprenant — mais auquel on s'attend un peu de leur part. J'aime bien des morceaux comme Pleura qui combinent les sonorités arabisantes et le fuzz à gogo, ou d'autres plus hypnotisants comme Supreme Ascendancy et Static Electricity. Pas trop client du chant sur Ataraxia en revanche. Un album assez bigarré, j'aime bien, voie j'aime beaucoup.

À noter que les fous furieux ont sorti 5 albums en 2022...

Extrait de l'album : Pleura.

À écouter également : Supreme Ascendancy et Static Electricity.

mercredi 04 janvier 2023

L'Enfance nue, de Maurice Pialat (1968)

enfance_nue.jpg, nov. 2022
"On peut pas le comprendre. Il est dur mais il a du cœur."

Pour son premier long métrage, Maurice Pialat impose un style net, clairement identifiable, avec une assurance pour le moins étonnante. Le personnage du metteur en scène semble également déjà bien établi, c'est la première pierre d'une réputation sulfureuse qui lui vaudra beaucoup d'ennuis sur le tournage auprès des producteurs parmi lesquels figurent Claude Berri et François Truffaut. On peut voir à cet égard L'Enfance Nue comme un lointain écho des Quatre Cents Coups, dans lequel Antoine Doinel serait remplacé par François, un gamin de l'assistance publique trimballé de famille en famille dans le Nord-Pas-de-Calais. Pialat avance dans le film avec un style très affirmé qu'on pourrait qualifier de naturaliste, déjà, avec des dispositions qui donneront probablement des boutons à tous les allergiques à Robert Bresson — il y a un dénominateur commun assez fort, peut-être ici né d'une contrainte budgétaire à l'origine, mais qui est très claire dans sa volonté de filmer le quotidien d'une famille d'accueil pauvre avec des acteurs non-professionnels. La chaleur du vieux couple (les fameux Pépère et Mémère) qui accueille François pourrait même faire office de Depardon avant l'heure, en grossissant les traits.

Vers la fin, après avoir fait une énième bêtise un peu plus grave que les précédentes, ses parents adoptifs diront de lui "on peut pas le comprendre. Il est dur mais il a du cœur". C'est une phrase qui résume très bien le ressenti qu'on peut avoir au sujet de François, et Pialat est parvenu à retranscrire le mystère que peut représenter ce genre de gamin avec un talent surprenant. Si le film est globalement brut et radical, il ne laisse pas moins s'échapper quelques envolées comiques et quelques moments de pure tendresse, à l'image du cadeau qu'il fait à sa première famille d'accueil qui pourtant le rejette en le renvoyant au centre. Le film est basé sur cette dynamique de contrastes, alternant entre des passages manifestant une politesse claire et d'autres où il se livre à des mensonges, des vols, des bagarres, des gestes très violents (le coup du couteau lancé au visage de son "frère"). Il est souvent très difficile de saisir où on se situe entre l'amour, le regret, et la colère, et le portrait qui en résulte est celui d'un enfant écorché et instable mais jamais prisonnier d'un ton misérabiliste, simplement le fruit d'une organisation sociale et administrative bancale. La solitude de l'orphelin souvent mutique, jamais expliquée, ne se manifeste jamais par de la haine, rien ne le laisse indifférent. L'incompréhension domine tout, l'angoisse envahit le rapport aux autres, et revêt parfois une dimension quasi-documentaire attachante.

img1.jpg, nov. 2022 img2.jpg, nov. 2022 img3.jpg, nov. 2022

mardi 03 janvier 2023

Je n'ai pas tué Lincoln, de John Ford (1936)

je_n-ai_pas_tue_lincoln.jpg, nov. 2022
Fièvre jaune et rédemption

The Prisoner of Shark Island regroupe étonnamment beaucoup de facettes réputées de John Ford, tant du côté de ses qualités que de ses maladresses, et correspond au final assez bien au portrait (certes proche du panégyrique) qu'en faisait Bertrand Tavernier dans son livre plutôt conséquent Amis américains. C'est un personnage qui est difficile à saisir avec des grilles de lecture politiques ou morales françaises voire européennes, car il se range dans une catégorie hybride qu'on pourrait qualifier de conservateur libéral et qui transparaît de manière pas si manichéenne à travers sa conception des conflits autour de la guerre de Sécession — le cadre du film se positionne au lendemain, avec l'assassinat par John Wilkes Booth d'Abraham Lincoln lors d'une représentation théâtrale. John Ford semble partagé entre son attache idéaliste aux valeurs de démocratie et de liberté prônées par les Yankees du Nord mais également aux petites gens du Sud ségrégationniste qui luttent pour conserver leurs terres et leurs traditions. La maladresse du portrait tient, à mes yeux, essentiellement à cette façon de dépeindre ces gens, blancs ou noirs, dans une ambivalence reliant la rudesse de leur condition (y compris intellectuelle) et la spontanéité de leur générosité. Je ne suis pas intimement convaincu par ce portrait de gens montrés comme "bêtes mais gentils", pour grossir le trait.

En tous cas, il flotte sur ce film le contraste classique chez Ford, illustré ici par le hiatus entre les abolitionnistes émancipateurs des Noirs mais également vecteurs d'une agressivité et d'une injustice notables, d'une part, et d'autre part la terre sudiste berceau de l'esclavage, divisée entre le picaresque des uns et les privilèges aristocratiques des autres. De la nuance insérée au forceps, pour le dire autrement.

Mais on est en droit de suspendre son incrédulité pour épouser le destin du docteur Samuel Mudd, dont l'histoire est inspirée d'événements bien réels. Il soigne l'assassin du président en toute innocence, et se retrouve accusé de complicité, condamné à la détention à perpétuité par un tribunal militaire expéditif et envoyé sur une prison insulaire où il subira la haine et le sadisme des gardiens. Il y a dans le regard de Ford pour son personnage une forme de bienveillance naïve, qui s'étend jusqu'à la construction d'une figure et d'une trame christiques, marquées par l'injustice, la souffrance et la rédemption. Très peu d'interprétation de ma part à ce sujet, étant données les remarques répétées du tortionnaire sergent Rankin (John Carradine) le traitant de Judas pour avoir tué le saint Lincoln.

On ne peut pas dire que la dynamique rédemptrice soit d'une subtilité à toute épreuve, que ce soit dans la prévisibilité de son rôle dans la gestion d'une épidémie de fièvre jaune meurtrière, dans sa capacité à dénouer une mutinerie de la part des gardes noirs effrayés par la maladie, ou encore dans le changement drastique de comportement du sadique Rankin. Mais il est toutefois possible de se focaliser sur le versant compatissant du film, avec la célébration de l'intégrité et la question de la conscience — dans un registre pour le coup beaucoup moins lourdaud que dans Le Mouchard réalisé un an avant. On reconnaît également une volonté omniprésente chez Ford, qui passe toujours par une allégorie, celle de panser les plaies de la nation entière, ici avec comme cadre la discorde par excellence des conséquences de la guerre de Sécession.

img1.jpg, nov. 2022 img2.jpg, nov. 2022 img3.jpg, nov. 2022 img4.jpg, nov. 2022 img5.jpg, nov. 2022

lundi 02 janvier 2023

La Lumière bleue, de Leni Riefenstahl et Béla Balázs (1932)

lumiere_bleue.jpg, déc. 2022
Conte des montagnes

La Lumière bleue est le tout premier film réalisé par Leni Riefenstahl après avoir passé quelques années devant la caméra de grands noms du cinéma comme Arnold ou Pabst. Très loin de ce qu'elle pourra produire à la fin des années 30 (comme par exemple les magnifiques Dieux du stade), ce film de montagne niché dans les Dolomites italiennes prend la forme d'une sorte de conte à l'esthétique radicalement différente. Il flotte autour de cette montagne proche de la Suisse une ambiance vaguement fantastique, relevant presque de la magie, entièrement construite autour de la figure d'une jeune femme, Junta (interprétée par Riefenstahl elle-même), attirée par une étrange lueur bleue en haut de la montagne les nuits de pleine lune, entraînant derrière elle de nombreux hommes qui échouent à escalader, dévissent et périssent tragiquement. Les villageois, les femmes surtout, pensent à ce titre que c'est une sorcière et Junta échappera de peu à la lapidation grâce à l'intervention d'un peintre ayant récemment rejoint le village.

c'est sur la base de ce film qu'Hitler, impressionné par ses talents de formaliste, chargera la cinéaste allemande de faire les films de propagande du Troisième Reich. On est en droit de divaguer et de se demander ce que sa carrière aurait donné si elle n'avait pas pris ce tournant... On sent que 1932 est une époque charnière dans le cinéma allemand, au tout début d'un parlant encore bien maladroit dans ses codes pas tout à fait intégrés : le rythme est parfois aussi périlleux que l'escalade et fait se succéder des scènes de dialogue et des scènes d'ascension muettes sans trop de liant. Du bricolage qu'on peut très facilement excuser et oublier, à la faveur du rapport primitif, quasi mystique, qu'entretient la femme avec la montagne, ou encore la dimension tragique que revêt la dernière partie suite à la plus cruelle des trahisons.

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jeudi 22 décembre 2022

Le ciel est à vous, de Jean Grémillon (1944)

ciel_est_a_vous.jpg, nov. 2022
Les Ailes de l'espoir

Très beau film de Jean Grémillon qui complète une filmographie animée d'un sens social aigu, avec dans Le Ciel est à vous une variation proto-féministe de l'ode à l'émancipation sous l'Occupation. Je n'en reviens pas de cette allégorie de Français plutôt modestes qui nourrissent des rêves dans le ciel et qui s'acharnent autant, après avoir été expropriés, à les accomplir coûte que coûte. C'est très impressionnant, en 1944, de voir Madeleine Renaud s'affirmer face à Charles Vanel sans véritable confrontation, simplement comme une figure de femme forte à une époque où le régime vichyste les maintenait à la cuisine, grossièrement. L'héroïsme est une valeur sans doute compatible avec le pétainisme en 1944, mais quand même, ce vent féministe est une qualité notable.

J'aime beaucoup également comment est mise en scène la passion (pour les airs, en l'occurrence, mais c'est presque secondaire si cela n'avait pas une telle signification), cette flamme qui vacille, qui est mise à rude épreuve mais qui jamais ne s'éteint. La passion qui conduit l'homme à délaisser la famille, le travail, alors que tout roulait convenablement, rendant la femme furieuse avant qu'elle ne soit à son tour contaminée. Portrait de couple aussi, à ce titre, à travers une passion commune, qui les pousse à prendre des dispositions extrêmes (la vente du piano de leur fille, c'est-à-dire le support de sa passion), mais aussi à travers la description soignée de leur quotidien, des contraintes matérielles et des activités diverses, jusqu'à leur isolement progressif du reste de la communauté.

Le dernier grand temps fort du film est en outre très réussi, avec d'un côté la femme lancée seule dans sa longue course (inspirée de l'exploit d’Andrée Dupeyron, épouse d’un garagiste qui battit en 1937 le record féminin de vol en ligne droite) et de l'autre l'homme dans l'attente qui pense avoir tout perdu (avec des coups de téléphone d'abord hargneux, menaçants, et qui se transforment en annonce d'un triomphe). L'aviation pourrait presque paraître un thème subsidiaire, en appui de la peinture d'une obstination tenace. Ou comment une lubie présentée comme immature et irraisonnable se transforme peu à peu en une source d'ivresse dont on tire une certaine hauteur.

img1.jpg, nov. 2022 img2.jpg, nov. 2022 img3.jpg, nov. 2022 img4.jpg, nov. 2022 img5.jpg, nov. 2022 img6.jpg, nov. 2022 img7.jpg, nov. 2022

mardi 20 décembre 2022

Le Sang du damné, de Hideo Gosha (1966)

sang_du_damne.jpg, nov. 2022
Noir nippon

Un peu décevant ce Gosha, qui a la différence d'autres de ses grands films comme Le Sabre de la bête, Les Trois Samouraïs hors-la-loi ou encore Goyokin, l'or du shogun, ne prend pas pour cadre le chanbara mais lorgne très clairement et très fortement du côté du film noir, avec des influences américaines notables. J'aimerais bien un jour recenser tous ces films japonais de l'âge très classique (la décennie 1960 grosso modo) qui arborent des attributs hérités de l'autre côté de la production planétaire : comme chez Imamura (en pensant à Cochons et cuirassés), cela passe notamment à travers le recours à une musique jazzy qui sonne presque faux — ou du moins qui détonne dans cet environnement. Presque. C'est drôle de voir les protagonistes évoluer dans des lieux très connus, la salle de boxe, la boîte de strip-tease, l'embarcadère de port, la casse, avec une petite particularité ici tout de même : une centrale électrique et une station d'épuration, la touche bonus en matière de monde en perdition que doit traverser un homme à sa sortie de prison chargé de tuer trois personnes pour de l'argent.

Et ce pauvre damné, qui traîne son sort comme un boulet (il a tué par accident un homme et sa fille, laissant une veuve), c'est Tatsuya Nakadai : autant dire qu'il aide beaucoup le film et fait office de contrepoids à un scénario parfois vraiment très lourd. Autant on peut apprécier la diversité des lieux quand bien même ce serait des passages obligés du genre, autant on peut regretter plusieurs aspects de cette histoire. Il y a un côté répétitif dans l'exécution de la basse besogne, avec à chaque fois le héros qui arrive trop tard et récupère une victime (celle qu'il devait tuer, précisément) dans ses derniers instants de vie lui indiquant la marche à suivre pour son enquête. Ça en devient vraiment mécanique et très peu immersif, alors que l'autre piste, celle des deux malfrats hongkongais qui semblent animés par un intérêt voisin, est pleine de promesses. Le fait qu'ils fassent le sale boulot à sa place est une disposition qui aurait pu être bien plus fertile il me semble.

Au final, Nakadai est pris dans un engrenage qui lui fait perdre la foi pour ce sale boulot et lui donne envie de comprendre la mécanique à l'œuvre et les intérêts partisans derrière tout ce bazar sanglant. Une imagerie du gangster japonais bien loin des codes nationaux de l'époque comme chez Fukasaku ou Suzuki par exemple, travaillant une fibre esthétique très classieuse et arborant une sorte de quête rédemptrice au milieu d'un univers vérolé par l'avidité. Au terme du voyage particulièrement tragique, il aura en un sens regagné sa dignité, même si la mélancolie n'atteint pas les sommets escomptés. La figure de la gamine devenue orpheline, aussi, est un supplément « mignon gratuit » qui est un peu trop indigeste, un supplément de sentimentalisme dont on se serait en tout état de cause bien passé.

img1.jpg, nov. 2022 img2.jpg, nov. 2022 img3.jpg, nov. 2022 img4.jpg, nov. 2022

vendredi 16 décembre 2022

Le Temps du châtiment, de John Frankenheimer (1961)

temps_du_chatiment.jpg, déc. 2022
"You think I can afford this phony idealism of yours? I've got a job to do."

Le second film (pour le cinéma, car il a déjà un grand passif à la télévision en 1961) de John Frankenheimer souffre d'un côté bien trop scolaire dans la démonstration pour qu'il soit véritablement intéressant, mais quelques particularités en font un film que l'on accueille avec bienveillance. Déjà, il sort la même année que l'adaptation de West Side Story et les thématiques communes sont légion — la romance et l'aspect comédie musicale en moins. Ensuite, en ce tout début des années 60, il est curieux de voir la place accordée à l'interprétation psychanalytique des agissements d'un trio de jeunes dépravés qui ont assassiné un jeune aveugle. Cette époque où on percevait la psychanalyse comme une possible explication rationnelle et scientifique à tous les comportements déviants... Je trouve ça touchant, personnellement. Et enfin, le plus gros morceau, on reconnaît la fibre sociale de Frankenheimer et de Lancaster (qui ne se sont pas bien entendus sur le tournage, sans pour autant empêcher la suite de leurs nombreuses collaborations) qui dépense beaucoup d'énergie à dépeindre la toile de fond des déterminismes les plus tragiques.

Bon déjà, le décor social des origines ethniques variées est posé dès le vocabulaire : on alterne sans cesse entre nigger, wop ("rital") et spic ("espingouin"), formant un jargon assez large pour illustrer l'animosité entre les bandes rivales. Beaucoup d'antagonismes trouvent leur source dans cet aspect-là, à commencer par le procureur Lancaster d'origine italienne qui enquête sur le meurtre d'un porto-ricain. On le comprend assez vite, The Young Savages défend la thèse de "la misère engendre la misère" et cherche à contextualiser l'ensemble des méfaits, en trouvant systématiquement des circonstances atténuantes par-ci et des faits cachés par-là — typiquement, le jeune aveugle servait de cachette vivante à armes à feu à sa bande, chose qu'on avait du mal à imaginer. Les apparences sont trompeuses, le credo est martelé avec beaucoup d'insistance. Le film se sert du crime pour considérer beaucoup d'aspects contextuels qui trouvent comme point de convergence la scène de prétoire finale, explosion des préjugés, des rancœurs et des troubles intimes. Les trois garçons accusés offrent trois portraits un peu trop parfaits pour asseoir un discours calibré, et le changement de psychologie de Lancaster pendant le procès est un morceau somme toute assez conséquent gros à avaler.

Mais il est à noter que ce dernier a droit à quelques séquences mémorables, assorties de répliques qui claquent : "When was the last time you had to scrounge for a buck? You think I can afford this phony idealism of yours? I've got a job to do."

img1.png, déc. 2022 img2.png, déc. 2022 img3.png, déc. 2022 img4.png, déc. 2022

mercredi 14 décembre 2022

Les Hommes contre, de Francesco Rosi (1970)

hommes_contre.jpg, nov. 2022
"Vous êtes invincibles comme les guerriers romains !"

La Première Guerre mondiale, vue depuis le front en 1916 où les troupes italiennes se sont fait décimer par l'armée autrichienne. Dans sa volonté de montrer la folie des hauts gradés qui conduisirent des milliers de soldats à l'abattoir, il est difficile (pour ne pas dire impossible) de ne pas relier ce film de Francesco Rosi au classique de Kubrick, Les Sentiers de la gloire, sorti pourtant 13 ans plus tôt. Le schéma de la démonstration est très différent mais le sujet est très similaire puisque Les Hommes contre s'attachera à suivre la destinée de deux officiers, dans des degrés divers d'idéalisme, opposés à leur commandement sous la personne du général Leone — un illuminé entêté dans son obsession, assez éculée dans ce contexte de guerre de tranchées, de reprendre une position perdue par ses troupes. Dans le rôle de cet idiot auteur d'un nombre incalculable d'opérations suicides, Alain Cuny est très bon même si son personnage correspond un peu trop à la caricature du général borné et tortionnaire.

Gian Maria Volonté est le plus discret des deux lieutenants de l'opposition, c'est la facette socialiste de l'idéalisme qui entamera une rébellion contre son état-major (suite à une réaction pour le moins surprenante des ennemis autrichiens, eux-mêmes lassés de s'adonner à un tel carnage) et qui périra sur le terrain. Mark Frechette (comme un cousin éloigné d'Alain Delon à l'époque) investit quant à lui l'autre face de l'opposition et incarne un bourgeois nationaliste, à l'origine un jeune lieutenant plutôt conforme à l'idéal militaire, convaincu du bien-fondé de la guerre, qui déchantera rapidement devant la stupidité de la gestion des opérations. Il ira même jusqu'à provoquer une insurrection dans ses rangs, ce qui lui vaudra la plus haute sentence de la cour martiale — un final sec, froid et brutal au fond d'une triste carrière à ciel ouvert. La séquence de la meurtrière (une fente à travers laquelle un sniper ennemi tire régulièrement) où il fait passer l'œil de son supérieur s'accompagne d'une tension notable, très vive.

Les deux figures sont globalement peu novatrices mais restent très pertinentes, comme peut éventuellement en témoigner le procès pour dénigrement de l'armée dont le film fut l'objet (l’Italie détient à ce titre le triste record du plus grand nombre de fusillés pour divers manquements durant cette guerre). C'est une vision intéressante de la lutte des classes dans les tranchées, qui met en exergue l'opposition entre chair à canon des classes laborieuses et rêves patriotiques insensés des aristocrates. Le traitement est parfois un peu insistant pour montrer l'asymétrie du pouvoir entre ceux qui le détiennent et ceux qui le subissent, avec une incompétence notoire des officiers identifiés comme les responsables quasi fanatiques des massacres. Mais l'ensemble est très bien contrebalancé par une atmosphère soignée : lumières livides, brumes éparses, hiver glacial, boue et poudre, et plus généralement un climat apocalyptique prenant. À noter cette séquence ahurissante, entre comédie et boucherie, de soldats cobayes à qui on fait porter des armures blindées ("vous êtes invincibles comme les guerriers romains") se faisant dézinguer comme les autres malgré tout.

img1.jpg, nov. 2022 img2.jpg, nov. 2022 img3.jpg, nov. 2022

lundi 12 décembre 2022

L'Enfer blanc du Piz Palü, de Arnold Fanck et Georg Wilhelm Pabst (1929)

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Traque au sommet

Incroyable épopée autant montagneuse que romantique située essentiellement dans une région alpine des Dolomites, marquée par une introduction traumatique par excellence : un alpiniste voit sa femme mourir dans un accident, une chute mortelle dans une crevasse lors de leur ascension du Piz Palü en pleine lune de miel. Sur la base de ce petit bout de scénario, on pourrait presque identifier une parenté avec Cliffhanger si l'on n'avait pas peur d'un tel hiatus... Mais en un sens, L'Enfer blanc du Piz Palü reste l'un des premiers grands spectacles cinématographiques en milieu montagneux et l'un des derniers films de Leni Riefenstahl avant qu'elle ne passe derrière la caméra pour La Lumière bleue.

Sur la durée conséquente de 2h30, on peut relever quelques problèmes d'ordre technique, à commencer par une certaine répétitivité au sein de certaines séquences : l'appel des secours notamment, depuis la corniche où les protagonistes sont bloqués lors du dernier temps fort, à la fois prisonniers et réfugiés, se fait un peu trop insistant et nuit de manière assez drastique à l'intensité de la situation. Il manque aussi une certaine construction psychologique des personnages, qui se fait usuellement par les dialogues dans cet écrin du muet, mais ici réduits à un minimal vraiment extrême. La folie du docteur Krafft consécutive à la mort de son épouse est également sujette à quelques passages un peu exagérés autour d'une nouvelle obsession, partagés entre le désuet et le suranné.

Mais ce film de Arnold Fanck (aidé par Georg Wilhelm Pabst) regorge, en parallèle de ces réserves, de morceaux savoureux en matière d'opposition entre une humanité désireuse de repousser ses limites et la nature qui se pose en frein majeur aux ambitions prométhéennes des alpinistes téméraires. L'accident inaugural, les différentes ascensions au milieu de ces étendues de neige immaculée, la mission de sauvetage sous la forme d'une expédition nocturne, et toute une série de plans tournés dans un cadre saisissant de haute montagne. La mise en scène de ce Piz Palü est le véritable point fort du film, avec son manteau neigeux, ses falaises glacées, ses crevasses, ses stalactites en train de fondre, ses tempêtes glaciales, ses avalanches, et autant de réactions face aux tentatives des pauvres petits humains.

img1.png, nov. 2022 img2.png, nov. 2022 img3.png, nov. 2022 img4.png, nov. 2022 img5.png, nov. 2022

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