lundi 22 août 2022

Rouges et Blancs, de Miklós Jancsó (1967)

rouges_et_blancsA.jpg, juin 2022 rouges_et_blancsB.jpg, juin 2022
Perceptions chaotiques de la guerre civile russe

Un cadre géographique et temporel : 1917 et les suites de la révolution bolchévique, dans une région près de la Volga, au sud de la Russie. Un conflit opposant deux camps : les tsaristes et les communistes, ces derniers étant aidés par les sympathisants hongrois.

Et c'est à peu près tout ce qu'on saura du contexte dans Rouges et Blancs, un film de guerre impressionnant de maîtrise formelle, sans véritable fil narratif, sans qu'un personnage ne se détache véritablement par rapport aux autres. En pleine guerre civile, au cœur de la révolution, on assiste sur les bords du fleuve à un ballet incessant d'attaques et de contre-attaques, à une succession d'arrestations et d'exécutions sommaires, à des courses poursuites dans la campagne russe entre des Rouges qui se cachent et des Blancs qui les traquent, principalement. Très souvent, on est perdu dans les flux et les reflux des masses humaines, on ne sait plus vraiment quel camp on est en train d'observer. Entre les exécutions de prisonniers, de déserteurs ou de criminels de guerre, on perd régulièrement le fil des mises à mort.

Ce qui est sûr, c'est que la chorégraphie des combats orchestrée par Miklós Jancsó est hypnotisante, presque détachée de toute progression narrative, en dehors de tout cadre conventionnel qui identifierait des gentils et des vilains, des héros et des personnages récurrents.

Les plans sont très longs et naviguent autour du cours d'eau, dans un hôpital de campagne ou dans des champs de blé, en fuyant le gros plan pour mieux préserver la dimension anonyme de ces batailles. On identifie davantage des groupes de personnes, des blessés, des prisonniers, des infirmières, des cavaliers. Et ce qui frappe, c'est à quel point la répression sanglante des uns répond à la répression sanglante des autres. Les modes d'exécution semblent incompréhensibles, car arbitraires, absurdes, aléatoires, et bien souvent on ne sait pas si on fait déplacer ou déshabiller des personnages pour les laisser fuir, les faire danser ou les exécuter froidement. De ce point de vue-là, Rouges et Blancs brille par le sentiment d'incertitude totale qu'il parvient à rendre tangible.

Assez vite on comprend qu'il n'y aura pas d'explication quant aux critères qui font qu'on libère ceux-ci ou qu'on exécute ceux-là. Il n'y a pas de règle, chaque arrestation obéit à ses propres règles, selon les forces en présence. C'est une plongée dans l'irrationnel qui conduit les deux camps aux mêmes actes de cruauté, sans que l'on ait le temps de s'attacher à qui que ce soit. D'un moment à l'autre, d'une séquence à la suivante, les vainqueurs deviennent les vaincus, à la faveur d'un énième retournement de situation.

Et il reste en mémoire de nombreuses scènes marquantes : une forêt de bouleaux dans laquelle un peloton emmène les plus jolies infirmières (pour leur faire danser une valse), une femme nue que l'on invite à aller nager, un homme qui se suicide avant d'être fait prisonnier, et surtout ce long plan-séquence final qui voit une troupe entière de Rouges se jeter dans la gueule du loup, en chantant la Marseillaise (en hongrois) en avançant au loin, face à une armée largement supérieure en nombre.

img1.jpg, juin 2022 img2.jpg, juin 2022 img4.jpg, juin 2022 img5.jpg, juin 2022 img3.jpg, juin 2022

mercredi 17 août 2022

Saigneurs, de Vincent Gaullier et Raphaël Girardot (2017)

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Malaise de la découpe industrielle

Film très proche de celui de Manuela Fresil, Entrée du personnel (côté poulet), dans l'exploitation de la chair humaine qu'il donne à voir au milieu de la chair animale débitée pendant 1h40 — régulièrement en hors champ ici. L'approche est très originale et ne manquera pas de faire grincer des dents dans des camps opposés : Vincent Gaullier et Raphael Girardot font le choix de montrer la misère des prolos dans ces salles d'abattoir où on a plutôt l'habitude de discuter de la cause animale. Excellente œuvre compagnonne de L'Animal et la mort de Charles Stépanoff, à ce titre : on nage en plein animal-matière, en pleine abstraction assumée par l'immense majorité des consommateurs de viande.

Les deux films partagent aussi une certaine propension à l'humour savamment déplacé, ici beaucoup plus réussi à mes yeux. C'est le cas principalement lorsque la caméra capte des moments d'échauffement dignes (ou presque) de grands sportifs, avec tous les employés qui font des exercices pour éviter autant que possible les tendinites et autres troubles musculo-squelettiques. C'est particulièrement drôle de voir ces gens, habillés en saigneurs avec leurs cirés blancs et leurs gants bleus, faire des gestes étranges dans le contexte d'un abattoir. Ici la caméra sait également saisir des choses de tout autres registres, comme notamment une femme en charge de découper les têtes de vaches qui attend la carcasse suivante avec son couteau fermement serré dans sa main. Le plan est glaçant. Le seul plan en trop à mon goût, c’est celui observant le contrechamp avec une vache en train d’agoniser à la fin, un peu trop explicite et surlignant quelque chose qui était déjà suffisamment clair il me semble.

On a souvent parlé des horreurs de ces lieux de mise à mort des animaux à la chaîne, mais très rarement de l'exploitation en miroir des hommes, soumis à un travail répétitif, sous-payé, fatigant, rebutant, summum de la précarité néolibérale — cf. cet homme de 52 ans qui avoue à son DRH qu'il ne pourra pas être employé ailleurs à son âge, totalement soumis, et qu'il accepte à peu près tout ce que son supérieur lui reproche ("des moments de relâchement en fin de journée quand tu fatigues, c'est du détail mais faut corriger ça") : la faiblesse de cet homme est horrible. Un sale boulot parmi d'autres. Un nouveau label à imaginer : viande garantie sans souffrance humaine.

Le film brille par son immersion et sa volonté de ne pas opposer les hommes aux animaux, il n'y a pas concurrence de la douleur. Son sens du cadrage aussi, je garde en mémoire cette femme en fond, avec son couteau, tandis qu'un ballet d'abats occupe le premier plan. On nage en plein taylorisme avec ses cadences infernales et ses milliers de bêtes tuées chaque jour. La plongée dans cet univers est très soignée, avec tout particulièrement un environnement sonore très travaillé, le bruit incessant des machines, le bruit du métal des couteaux contre la matière organique, le bruit de l'os sectionné par d'énormes pinces coupantes... Et plein d'outils dont j'ignore le nom. Le but est vraiment d'empêcher les ouvriers de réfléchir, d'anéantir tout espace qui pourrait s'y prêter, et de les abrutir avec des tâches pénibles, symbole d'une répétitivité absolue.

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mardi 19 juillet 2022

La Cible, de Peter Bogdanovich (1968)

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"All the good movies have been made."

Pour son premier film réalisé sous le patronage de Roger Corman, on peut dire que Peter Bogdanovich avait su tirer pleinement profit du réseau de contraintes qu'on lui avait imposées. Le jeune critique ciné de 29 ans se lance dans une production dont il ne maîtrise pas grand-chose et pourtant il parviendra à extraire de la situation quelque chose de vraiment singulier, le genre de friandise dont beaucoup de cinéphiles sauront se délecter. Corman impose un budget minable, il impose aussi la présence de Boris Karloff (dans un de ses derniers grands rôles) qui lui devait encore quelques films d'un point de vue contractuel, et voilà Bogdanovich lancé dans un machin qui sentait bon le piège casse-gueule. Pourtant, en dépit de toutes ses maladresses et de toutes ses limitations, Targets reste un film très attachant.

Déjà, il faut reconnaître au tout jeune réalisateur un certain talent pour avoir su mêler avec une adresse rare chez les débutants les deux fils narratifs : d'un côté un Américain moyen qui se met à tuer un bout de sa famille puis à trucider une pelletée d'inconnus avec son sniper fraîchement acheté, et d'un autre côté un acteur de cinéma horrifique de série Z vestige d'un art passé qui décide de prendre sa retraite anticipée. Les deux récits filent tout droit vers leur climax mutuel, au cours d'une de ces séquences de cinéma en voiture et en plein air typiquement américaines.

C'est le comportement de Karloff (aka Byron Orlok dans le film) qui met la puce à l'oreille, quand on se questionne sur ses raisons pour prendre une telle retraite anticipée — un acteur désillusionné qui semble écœuré par la violence quotidienne de la vie réelle en regard de la violence sur pellicule. Il se fait très vite le porteur du message du film, et en ce sens Bogdanovich lui fait un très beau cadeau, un an avant sa mort, sur les braises de l'assassinat de Martin Luther King et avec celui de Kennedy flottant encore dans l'air.

Un film vraiment bizarre, avec deux intrigues qui se commentent l'une l'autre, de même que la réalité et la fiction, et l'ensemble accouche d'une réflexion bizarre et étonnante sur l'évolution de la violence dans la société américaine, à la fois troublante et prémonitoire. Des mises en abyme en pagaille qui font écho à la tuerie perpétrée par Charles Whitman dans les années 1960, dans un maelström bigarré d'émotions — le final, bien que maladroit, provoque des sentiments surprenants, avec ce tueur fou paniquant à la vue d'un personnage de fiction horrifique qui surgit dans la vraie vie.

Un film bizarre jusque dans ses sursauts comiques, notamment au terme de la séquence réunissant Bogdanovich lui-même ("all the good movies have been made") et Karloff dans une chambre d'hôtel, avec dans un premier temps le réalisateur-acteur sursautant au réveil en voyant son acteur dans son lit, et dans un second temps l'acteur sursautant à la vue de son image dans un miroir (une blague inventée par Karloff paraît-il). Il y a bien quelques longueurs dans pas mal de scènes, mais toutes les singularités du film permettent d'alléger le tout. La description froide de la mort en Amérique, de la vie de plusieurs métiers de cinéma, de deux prises de libertés (retraite et tuerie de masse) très antagonistes, et tout particulièrement la configuration finale avec le tireur qui tire syr des spectateurs à travers l'écran même de projection. La transition observée à travers l'apparition de nouveaux monstres de l'autre côté de l'écran, comme s'ils l'avaient traversé, est en tous cas troublante.

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vendredi 08 juillet 2022

Tour du parc national de la Vanoise, entre Grande Casse et Dent Parrachée

365 jours plus tard et un an de procrastination dans les jambes, c'est la préparation du prochain trek pyrénéen dans les prochaines semaines qui me pousse à vaincre une flemme monumentale et évoquer celui de l'année dernière, dans le splendide massif de la Vanoise. En suivant l'alternance Pyrénées / Alpes avec la régularité d'un métronome, on s'était donc lancés en août 2021 dans un petit périple avec pour camp de base Pralognan. Comme d'habitude, on a attendu un peu le dernier moment pour décider du sens de parcours de la randonnée, influencés par l'air des montagnes locales. Cette fois-ci, les possibilités étaient un peu plus riches puisqu'on a parcouru une double boucle, sous la forme d'un huit faisant son nœud central au niveau de Entre Deux Eaux.

Ce fut une randonnée riche en diversité et en sommets impressionnants, toujours cernée par des pointes immenses comme la Grande Casse (3855m), la Grande Motte (3653m) ou encore la Dent Parrachée (3695m). Une région assez fréquentée dans l'ensemble, laissant peu d'opportunités de dériver sur des sentiers non-balisés, et comportant énormément de cours d'eau à traverser et où se rafraîchir.

Côté technique : au total la randonnée s'échelonna sur une distance 123 kilomètres, avec 8400 mètres de dénivelé cumulé. Avec 5,5 jours de marche au compteur, on tourne à une moyenne de 22,5 kilomètres et 1500 mètres de dénivelé cumulé (positif et négatif) par jour. Résumé rapide de cette balade vieille d'un an, déjà.

N'hésitez pas à cliquer sur les images pour les afficher en plein écran.


INFORMATIONS DIVERSES

Le tracé en 3D du trek à deux échelles différentes, avec une couleur par jour.
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Le dénivelé de la randonnée jour après jour.
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Et la version juxtaposée — un peu à l'arrache, je le concède, mais combien de personnes cliqueront sur cet aperçu pour aller vraiment regarder ça en détail, hein ?
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JOUR 1
20 km / 1600 m D+ / 500 m D-
Pralognan-la-Vanoise → Col de la Vanoise → Entre Deux Eaux → Refuge de la Leisse

Départ du parking de Pralognan, après une nuit confortable dans la voiture aménagée. La statue du bouquetin sera le point de départ et le point d'arrivée. On prend de l'altitude assez vite pour avoir une belle vue plongeante sur le village et sur la vallée qui sera notre chemin retour dans une semaine. Les crêtes rocheuses sont partout et morcèlent l'horizon avec de petites taches blanches : il y a pas mal de glaciers.
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Des épilobes en fleurs, des cascades, de la glace, de la roche, de l'herbe : que faut-il de plus ?
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Le long d'un sentier très balisé et assez fréquenté, on se faufile jusqu'au très célèbre Lac des vaches (l'eau est d'une clarté frappante mais le niveau est très bas). Pas de vache en vue à cette époque.
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Juste au-dessus, le col et le refuge de la Vanoise. Les lacs s'enchaînent les uns après les autres, cernés de pierre et de neige, c'est magnifique malgré la haute fréquentation du coin.
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L'arrivée au niveau d'Entre Deux Eaux, le nœud de notre parcours en huit : vue côté Nord, vue côté Sud. À partir d'ici, la fréquentation baisse nettement. Juste après, on arrivera au très sympathique refuge de la Leisse. L'emplacement de bivouac est payant (comme tous les refuges gérés par le parc), mais l'accueil est chaleureux.
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Dans ce coin, les femelles bouquetins (appelées étagnes) sont nombreuses et peu farouches. Sensation bizarre d'être au milieu d'un parc naturel ultra protégé, mais avec des animaux sauvages à moitié domestiqués.
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JOUR 2
25 km / 1600 m D+ / 1300 m D-
Refuge de la Leisse → Val-d'Isère → Refuge du fond des Fours → un peu sous le Col de la Rocheure

Le fond de la vallée au petit matin. Les refuges du parc ont presque cette forme rigolote.
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Les premières heures se déroulent dans un silence d'or. La surface de l'eau des petits étangs que l'on croise est parfaite.
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Après avoir marché en contrebas de la Grance Casse, on arrive au niveau de la Grande Motte. Dernière vue avant de passer dans la vallée suivante par le col de la Leisse.
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La vue du côté de Tignes n'est pas désagréable.
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On navigue ensuite à la boussole au milieu d'un plateau fleuri, avec vue sur les montagnes autour de Val-d'Isère. Les troupeaux de brebis gardés par de gros chiens (qui ne sont pas des patous) sont fréquents. On oscille au niveau de la frontière du parc, avec des sentiers de VTT qui partent dans tous les sens.
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Après être descendu tout en bas de la vallée, il faudra tout remonter pour rejoindre le refuge du Fond des Fours. Petite pause goûter, et on s'engage en direction du col de la Rocheure, avec ses paysages rocailleux presque lunaires. Dès que le soleil passe derrière la crête, ça pèle sévère.
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JOUR 3
25 km / 1000 m D+ / 1800 m D-
un peu sous le Col de la Rocheure → Refuge de la Femma → Entre Deux Eaux → un peu après le Refuge de l'Arpont

La belle vue matinale : en descendant vers le centre de notre huit, on peut observer le soleil levant sur le refuge de la Femma, avec le gros rocher au Nord. Les marmottes veillent, comme d'habitude. La nuit a été froide, mais peut-être pas autant que ce qu'on aurait pensé à 2800 mètres d'altitude.
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On peut supposer que le Beaufort du coin doit pas être mauvais, vus les paysages dans lesquels les vaches pâturent... On suit un ruisseau qui redescend dans la vallée.
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On est redescendu à Entre Deux Eaux pour mieux remonter ensuite, comme d'habitude. On attaque la deuxième boucle de notre périple, et la vue en haut du premier plateau est à tomber par terre. Les paysages composés du Mont Pelve, du dôme de Chasseforêt, et de la Dent Parrachée, avec les énormes glaciers perchés tout en haut, nous ravissent sans surprise.
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Ça se passe de commentaire.
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On arrive au point culminant de la journée, après quoi on descendra doucement vers le refuge de l'Arpont, complet, nous invitant à bivouaquer loin de tout dans un petit coin isolé. L'eau des torrents dans lesquels on se lave ne doit pas dépasser les 10°C, mais on est heureux.
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JOUR 4
22 km / 1800 m D+ / 1300 m D-
un peu après le Refuge de l'Arpont → en-dessous de la Dent Parrachée → Refuge de la Dent Parrachée

Au menu ce matin : traversée d'immenses pierriers le long d'un sentier en balcon.
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Puis on débouche sur un coin où la terre est beaucoup plus ocre, au-dessus d'Aussois, avec plein de conifères. Les refuges s'enchaînent, le long des lacs artificiels : plan d'amont et plan d'aval. La fréquentation reste raisonnable malgré les nombreux villages en contrebas.
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On arrive au refuge de la Dent Parrachée, havre de paix et excellent camp de base pour explorer les alentours, histoire de profiter d'une arrivée prématurée en début d'après-midi. On regarde un hélicoptère faire des allers-retours entre le refuge et la montagne qui y fait face, la Pointe de l'Échelle, avant de partir en expédition.
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Avec un sac ultra-léger, on part gambader au-dessus du refuge, juste en-dessous de la majestueuse Dent Parrachée, dans des pierriers blancs de granularités très différentes. On parvient à se faufiler jusqu'au très discret Lac des Chaix, dissimulé derrière un ultime mamelon rocheux. C'est d'une beauté éblouissante, et pas uniquement à cause du soleil qui se réverbère vigoureusement sur les pierres claires. On explore le coin toute l'après-midi, on est seuls au monde, c'est génial.
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En rentrant, le soir, un orage arrive. On s'abrite à l'intérieur, le vent se lève, le tonerre claque. Des tentes s'envolent — par chance, pas la nôtre. Après avoir attendu plusieurs heures, il faut bien s'y résoudre : il faut sortir sous l'orage et aller dormir dans la tente maltraitée par le vent. Dans la nuit, à la frontale, on la retrouve en piteux état mais toujours là. On retend le tout, on constate les dégats : il y a de l'eau partout, il y a même un torrent qui s'est formé entre nos duvets. Pas grave. La nuit sera mouvementée, beaucoup d'éclairs, on tient parfois la tente par la toile de peur qu'elle se déchire, mais au petit matin, avec autant de vent, presque tout aura séché.
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JOUR 5
20 km / 1900 m D+ / 1800 m D-
Refuge de la Dent Parrachée → Pointe de l'Observatoire → Refuge de la Valette

La nuit fut épique, mais étonnamment on ne se sent pas trop fatigué. On embraye directement avec la suite, en descendant dans le Fond d'Aussois. Au milieu de la vallée coule une petite rivière tranquille.
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Première suée du matin pour atteindre le col d'Aussois, en y ajoutant quelques centaines de mètres jusqu'à la Pointe de l'Observatoire. La vue à 360° est renversante, car de cette pointe partent plusieurs crêtes rocheuses. On y resterait bien plus longtemps.
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Une fois passé le col, la randonnée passe en bas de la vallée avec nichés tout en haut de nombreux glaciers, logés sur la face Nord de la Pointe du Génépy et du Dôme de l'Arpont. Les cascades, lointaines, sont omniprésentes.
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On traverse une quantité notable de cours d'eau pour enfin remonter jusqu'au plateau qui nous mènera au refuge de la Valette. Le Roc du même nom, qui s'élance dans le vide près de Pralognan, est imposant.
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Et encore une fois, les abords du refuge sont magiques. Avec la lumière du soleil couchant, les teintes rosées envahissent le paysage et colorient jusqu'aux nuages. On est bien. Même si c'est notre dernière nuit, avec son léger parfum de fin de trek.
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JOUR 6 (½ journée)
11 km / 500 m D+ / 1700 m D-
Refuge de la Valette → Pralognan-la-Vanoise

Au réveil, Petit-déjeuner avec vue sur le petit Mont Blanc et petit tour au-dessus du refuge actuel pour aller visiter les ruines (encore bien solides) de l'ancien. Les raies de lumière à travers les montagnes qui tombent sur Pralognan fracturent la rétine.
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Toute la matinée sera composée de jeux d'ombres avec les lignes de crêtes des montagnes se dessinant sur les autres. Sur conseil de la gardienne, on emprunte un itinéraire magnifique qui descend à Pralognan en faisant un détour par le petit et le grand Marchet. Quelques passages techniques, quelques bébés bouquetins : c'est beau.
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Et puis c'est la fin. Derniers moments en altitude, premières vues retrouvées sur Pralognan. On a quitté le village il y a une semaine, il faisait 5°C. Il fait maintenant 33°C, le choc thermique, en plus du chox émotionnel, est rude.
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Promesse à moi-même : je n'attendrai pas un an pour mettre en forme le compte-rendu de la randonnée de cet été !



À écouter : une émission de France Culture de La Série Documentaire, par Myriam Prévost.

La Vanoise, c’est en Savoie, entre la vallée de la Tarentaise, où l’on trouve les plus grandes stations de ski françaises, et la vallée de la Maurienne, plus rurale. J’aime bien la Vanoise, parce que comme dans les autres parcs nationaux, la nature y est reine.
C’est important, la préservation de la nature, non ?
Hiver 2013, je suis saisonnière dans un village de Vanoise. J’apprends que le parc n’est pas bien vu, ici. Que beaucoup de gens s’en passeraient bien, de ce parc. Je tombe des nues. Pourquoi on en voudrait à un parc national ?
On me dit que les réglementations du parc entravent le développement des communes. Qu’on veut pouvoir continuer à construire et étendre les domaines skiables. En cause : la raréfaction de la neige. Un changement climatique qui saute aux yeux et change la donne dans les hautes vallées de Vanoise. Mais le rejet d’un parc national qui me semble être plus que légitime me laisse dubitative. Et pourtant je vois que le tourisme d’hiver fait vivre beaucoup de gens, dont je fais aussi partie.
Septembre 2015, le parc soumet aux communes de son territoire une charte. C’est la première fois que les élus sont appelés à s’exprimer officiellement. Seules 2 communes sur 29 y adhèrent. Soit 7 %. Les autres parcs nationaux français ont des taux d’adhésion qui vont de 75 à 100 %. Alors ça se confirme, les gens du coin ne veulent pas du parc. J’apprends que son histoire, depuis sa création en 1963, est mouvementée. Et j’apprends aussi que protéger un milieu naturel ne coule pas de source dans un territoire habité par des humains.

jeudi 07 juillet 2022

La Femme et le Pantin, de Jacques de Baroncelli (1929)

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Désirs de la vamp ibère

La Femme et le Pantin, réalisé par Jacques de Baroncelli qui m'était jusqu'alors totalement inconnu dans le paysage cinématographique muet français, trouve sa raison d'être presque entièrement dans un personnage unique : la jeune danseuse espagnole interprétée par Conchita Montenegro, une réelle danseuse et actrice non-professionnelle à l'époque de la sortie du film. Elle incarne une variante hispanique de la femme fatale, une vamp ibère qui rend complètement dingue un homme fortuné qui s'ennuyait dans son train, bloqué par la neige, en direction de Séville. Dès sa première rencontre, en s'interposant au milieu d'une bagarre entre deux femmes, il ne parviendra jamais à se départir du lien magnétique qui l'unit à cette danseuse.

Et il faut dire que le charme de Conchita est vénéneux, électrisant, envoûtant, et magnifiquement mise en scène dans ce film de l'époque du muet très mature — et qui plus est dans une version superbement restaurée. Et je ne dis pas ça uniquement parce que le film nous fait grâce d'une séquence érotique particulièrement marquante dans laquelle la jeune femme danse presque entièrement nue.

Tout le film est structuré autour d'un événement qui ne surviendra jamais : la femme ne laissera jamais l'homme succomber à ses désirs, elle sème la sensualité et les pensées lubriques sans jamais donner quoi que ce soit en retour. C'est une sorte de lutte entre les hommes et les femmes, entre les classes aisées et les plus modestes, dotée d'une puissance plurielle surprenante. Je ne l'ai pas vu venir, en tous cas. Incroyable à quel point la luxure est suggérée pendant deux heures sans jamais y céder, témoignant une audace renversant pour un film des années 1920 — le parallèle avec nos années 2020 est très étonnant à ce titre, un siècle plus tard.

Un film sur l'exploration du désir, sur son exploitation aussi, à travers un jeu constant entre promesse et frustration. Autant Raymond Destac ne brille pas incroyablement dans le rôle du pantin éponyme (mais c'est sans doute en partie un parti pris), autant Conchita Montenegro brille dans ce rôle cousin de certains de Marlene Dietrich, figure brûlante de la domination d'une femme.

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mardi 05 juillet 2022

Tous les autres s'appellent Ali, de Rainer Werner Fassbinder (1974)

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La peur dévore l'âme

Lee sentiment est chez moi tenace et persistant avec Fassbinder : j'ai une sorte de revanche à prendre suite à quelques déconvenues (des films qui m'ont laissé un goût de bâclage amer, Roulette chinoise, et Le Bouc en tête) et quelques tentatives qui ont laissé l'impression d'un potentiel pas tout à fait exploité (Le Monde sur le fil et Despair dans les registres du fantastique et de la science-fiction). Tous les autres s'appellent Ali se range quant à lui dans la catégorie des faux mélodrames arborant un classicisme dévoyé comme Le Mariage de Maria Braun ou Lola, une femme allemande et m'a avant tout surpris par son côté très théorique, au sens programmatique, pour appuyer un discours reposant sur des archétypes. J'ai encore du mal à discerner ce qui est volontaire et ce qui relève de la maladresse, mais on est manifestement dans une sorte de conte qui joue avec beaucoup de clichés.

L'ambiance mélodramatique se noue autour de la rencontre de deux solitudes, et pas des moins antagoniques : une vieille dame allemande et un Marocain 20 ans plus jeune qu'elle. Dans cette relecture de Douglas Sirk, Fassbinder fait ostensiblement le portrait d'une Allemagne viciée, corrompue par un racisme acide, conduisant à la réprobation générale d'une relation jugée non-conforme. Le film est très cruel (et très machinal dans sa cruauté) pour exposer les rapports de domination et de soumission au sein des relations amoureuses, une analyse qui traverse toute son œuvre d'ailleurs il me semble : ici cela prend la forme d'une structure binaire, avec dans un premier temps un couple heureux opposé à un environnement hostile (Ali et Emmi sont victimes de la jalousie et de la médisance de tout leur entourage, en prise directe avec un racisme ordinaire) et dans un second temps un couple en crise dans un tissu local qui s'y est accommodé (le mépris fait place à une tolérance feinte et intéressée, marquée par la cupidité et l'opportunisme très commerçant de tout le monde). Le racisme est en constante mutation, et la peur dévore l’âme, comme l'indique le titre original.

Fassbinder n'y va pas de main morte pour dépeindre les contradictions de ses personnages, à l'image d'Emmi, révulsée par le racisme de ses proches mais nostalgique du nazisme au point d'aller fêter son mariage dans un restaurant fréquenté à l'époque par Hitler. Son changement de rapport avec Ali dans la seconde partie de leur relation est aussi un peu abrupt, en le transformant soudainement en un objet sexuel auprès de ses copines. En réalité le film s'apparente davantage à une sorte de conte de fées dégénéré, maniant les caricatures, avec un regard doublement pessimiste, d'un côté en dépeignant une humanité hypocrite pétrie de préjugés, et de l'autre en pointant l'impuissance du couple à surmonter l'oppression de l'entourage. Au-delà des stéréotypes omniprésents avec lesquels il faut se familiariser (et auxquels il faut adhérer), le film revêt une tonalité particulière grâce à l'interprétation de El Hedi ben Salem, amant de Fassbinder qui mourut dans une prison française à la fin des années 1970. La présence de Brigitte Mira (une habituée de Fassbinder) dans le rôle principal est aussi une source de singularité attrayante.

img1.jpg, mai 2022 img2.jpg, mai 2022 img3.jpg, mai 2022

mardi 28 juin 2022

Flag in the Mist, de Yoji Yamada (1965)

flag_in_the_mist.jpg, mai 2022
Un long chemin vers la vengeance

Cette histoire complexe de vengeance, avec une narration éclatée, elliptique, comptant nombre de flashbacks et flashforwards, développant méthodiquement en toile de fond un discours social critique, s'inscrit parfaitement à mes yeux d'amateur dans le cadre du cinéma japonais des années 60. J'aurais un peu de mal à argumenter, c'est assez instinctif, mais je trouve qu'il y a là quelque chose de très élégant qui convient très bien à cet écrin dans lequel le film se développe progressivement.

Flag in the Mist porte sur la quête obstinée de la protagoniste, Kiriko, une jeune femme d'une vingtaine d'années, désireuse de prouver l'innocence de son frère (la seule famille qu'elle ait) dans une affaire d'homicide. Elle parcourt plus d'un millier de kilomètres pour solliciter l'aide d'un avocat réputé, en lui précisant que son frère risque la peine de mort pour un crime qu'il n'a pas commis, mais l'avocat refusera le dossier, pour de nombreuses raisons plus ou moins valables (elle est pauvre et n'a pas l'argent pour ses émoluments, l'affaire a lieu à l'autre bout du Japon, il est déjà débordé). Un an plus tard, on apprend que le frère de Kiriko est mort en prison en appel.

Le contenu est annoncé très vite, et on ne peut que constater à quel point l'idéalisme de la jeune femme pauvre se fracasse contre le mur du cabinet du célèbre avocat, suite à son refus. Le grand intérêt d'un tel film porte sur l'évolution du portrait fait de cette femme, glissant entre le début et la fin du film d'une figure de douce fragilité à une figure de vengeance froide. Il faudra en passer par une série d'énormes coïncidences, donnant sur un plateau d'argent l'occasion à la femme de se venger de manière aussi efficace que fatale, comme un miroir (un peu trop) parfait tendu à celui qui ne l'avait pas écouté à l'époque — alors qu'on nous fait très bien comprendre qu'il aurait pu très facilement innocenter le frère. À titre personnel ces facilités d'écriture, bien que très visibles, ne m'ont pas vraiment gâché le visionnage : le scénario se sert de ces invraisemblances comme un tremplin pour quelque chose de beaucoup plus grand et ne constituent pas une fin scénaristique en soi.

La vengeance sera dure, froide, irrémédiable, et jusqu'au bout on pensera que Kiriko fera marche arrière et renoncera à son plan machiavélique. Mais non, elle ne lâchera pas l'occasion de venger la mort de son frère en punissant sèchement l'avocat et la femme qu'il aime, comme un instinct de survie soudainement activé. Le film se mue ainsi en un portrait de femme glacée et glaçante, alimentant à ce titre une tonalité de film néo-noir focalisé sur les inégalités sociales qui font correspondre deux types de justice, une pour les riches et une pour les pauvres, au creux d'antagonismes aussi variés que tragiques.

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mercredi 22 juin 2022

La Complainte du sentier, de Satyajit Ray (1955)

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"Une vieille femme ne peut-elle pas aussi avoir des souhaits ?"

Un premier film de Satyajit Ray impressionnant de maîtrise, technique et narrative, dans la suggestion et dans l'émotion — sans doute aidé dans cette première mise en scène par le tournage du film de Renoir Le Fleuve qu'il avait suivi. Le premier de la trilogie d'Apu, laissant la voie à de futures belles surprises très probablement... Il y a une lenteur dans ce cinéma indien qui constitue une sorte d'obstacle à l'œil occidental, on adhère ou non, et il faut parvenir à s'accrocher à ce rythme langoureux pour profiter d'un tel conte, sous la forme d'un récit d'apprentissage. Œuvre séminale d'un réalisateur qui allait devenir l'une des plus grandes figures du cinéma indien, et au sujet de laquelle François Truffaut déclara qu’il ne voulait pas voir un film où des paysans mangent avec leurs mains (je me régale).

Absolument tout tourne autour de cette maison ancestrale, en ruine faute d'entretien, d'un petit village du Bengale au début du XXe siècle. Ce n'est pas Apu qu'on rencontre tout de suite, mais plutôt sa sœur Durga, sa vieille tante Indir et sa mère, avec un père globalement absent ne parvenant plus à subvenir aux besoins de sa famille. Pour manger, Durga vole des fruits dans le verger de la voisine, et on apprendra que ce verger leur a été cédé à contrecœur quelque temps auparavant. Tous ces événements, tout comme le départ du père pour la ville dans l'espoir de gagner de l'argent, sont captés par l'œil observateur d'Apu, dévoilé dans une très belle séquence d'exposition tardive de son personnage.

La Complainte du sentier est ainsi un film d'une sobriété au moins égale à celle de ses personnages dont on partage l'intimité, dans un univers rempli d'ellipses, d'allusions, de comportements symboliques offrant une myriade de suggestions — à l'image du sort réservé au collier de perles volé par Durga et jeté par Apu dans un étang après sa mort, comme pour la préserver, ultime acte d'amour fraternel. D'un point de vue occidental, c'est l'occasion d'observer comme Apu l'ensemble des gestes quotidiens de la famille : la façon de manger, de se rincer les mains avec l'eau d'un pot métallique, de cacher des choses dans les replis d'un sari, d'utiliser les cendres comme détergent. Mais aussi quelques événements exceptionnels, comme les disputes avec la voisine, la soirée au théâtre de quartier, les balades dans les forêts de bambou (où les enfants retrouveront Indir s'étant laissée mourir, scène terrible et magnifique), la rencontre avec le train à l'autre bout des champs.

La lenteur du film très souvent muet pourra être éprouvante, mais elle est très souvent interrompue par de nombreuses ruptures poétiques, dans une continuité contemplative, autant d'instants resplendissants comme une pluie de mousson enveloppée par le sitar de Ravi Shankar. La nature est d'ailleurs omniprésente, le vent, la pluie, la forêt, avec laquelle les humains évoluent en osmose. Dans le contexte du cinéma indien de l'époque, avec pour norme les comédies musicales de 3 heures, La Complainte du sentier tranchait énormément. Loin des princes et princesses, on aborde (certes tout en détours) l'injustice du traitement de la fille vis-à-vis de celui du fils, l'un étant choyé et éduqué quand l'autre est réprimandée et contrainte à passer le balai dans la cour. Le final, sur cette thématique mélodramatique, est magnifique.

img1.jpg, mai 2022 img2.jpg, mai 2022 img3.jpg, mai 2022 img4.jpg, mai 2022 img5.jpg, mai 2022

lundi 20 juin 2022

Teenie Model : Le Journal d'un jeune top model, de David Redmon et Ashley Sabin (2011)

teenie_model.jpg, avr. 2022
"What's exciting about this business is that it's unpredictable."

L'horreur de l'industrie du mannequinat, loin du prestige et du glamour des façades revendiquées, à travers ses coulisses et la trajectoire d'une jeune adolescente sibérienne. Nadya, 13 ans, symbole d'innocence et grande enfant blonde, est découverte par Ashley, la trentaine, ancienne modèle et nouvelle "dénicheuse de talents". Elle sera envoyée au Japon comme un produit à valoriser, jetée en pâture à un marché avide de blondeur et de jeunesse. Bien sûr, on lui fait miroiter une grande carrière, du travail, de l'argent, le début d'une nouvelle vie pour cette fille issue de la campagne russe : c'est beau, sur le papier, l'industrie de la mode, avec sa propension à dépasser les frontières et à lancer de nouveaux talents sur la route du mannequinat.

Nadya reviendra chez elle après des semaines d'intenses séances photo, sans avoir pu trouver de travail, sans avoir été payée, et avec une dette contractée par l'agence spécialisée dans ce marché de nouveaux visages et de chair fraîche. L'absurdité de la situation sur place, avec une gamine de 13 ans ne parlant que le russe lâchée dans les rues de Tokyo sans argent et sans nourriture, est renversante.

Le malaise est très grand, très vite, lorsqu'on entend Ashley dire que "what's exciting about this business is that it's unpredictable". L'imprévisibilité, c'est avant tout le sort de ces enfants qu'elle envoie à l'usine de la mode, à l'autre bout du monde, sans savoir absolument ce qu'il adviendra. L'imprévisibilité pour elle, l'employée d'agence, c'est le retour sur investissement qu'elle peut espérer de ces tout jeunes modèles. Glaçant, et ce d'autant plus après le voyage de Nadya à Tokyo, coincée la plupart du temps dans un minuscule appartement sans argent et sans téléphone, sans visibilité sur les semaines à venir, sans aucun cadre légal digne de ce nom : le documentaire se termine sur un mensonge final proprement hallucinant, lorsqu'elle certifie face caméra que toutes les filles envoyées au Japon sont garanties d'y trouver le succès, la gloire, l'argent, la bienveillance, etc. Ou lorsqu'elle concède que pour ces jeunes filles issues de familles pauvres, "it's normal to be a prostitute".

D'autres moments sont beaucoup plus drôles, comme ce passage où les deux jeunes filles paumées dans la mégapole japonaise lisent leur contrat et découvrent qu'elles ne doivent pas prendre le moindre centimètre en tour de taille (et poitrine et hanches) sous peine d'être renvoyées dans leur pays — close qu'une des deux mettra à profit, en se gavant de gâteaux, pour fuir cet enfer. Le seul fait que de tels contrats existent donne le tournis, qui plus est dans cet univers de néo-esclavage à tendance érotico-infantile. Le personnage d'Ashley, représentante terrifiante de cette industrie, mériterait un documentaire à elle seule.

img1.jpg, avr. 2022 img2.jpg, avr. 2022 img3.jpg, avr. 2022

vendredi 17 juin 2022

L'Animal et la mort, de Charles Stépanoff (2021)

animal_et_la_mort.jpg, juin 2022
Animal-matière et animal-enfant

À l'origine de L'Animal et la mort, il y a chez l'ethnologue Charles Stépanoff par ailleurs spécialiste de la Sibérie (et de ses chamans) la volonté de comprendre l'origine d'un hiatus omniprésent dans les sociétés modernes, et de multiples paradoxes afférents. La confrontation ne se limite pas aux considérations banales de pro- et d'anti-chasse que l'on entend partout et tout le temps, et l'analyse creuse avec une profondeur assez renversante le rapport contrasté (hypocrite, aveugle, antipodique, etc.) que l'on entretient avec les animaux. Il introduit le principe d'exploitection, c'est-à-dire la co-existence de deux concepts fondamentalement antinomiques que sont l'extrême sensibilité (protection des animaux) et l'extrême insensibilité (exploitation des animaux) dans un cadre cosmologique.

On peut comprendre que Stépanoff, dans son argumentaire comme dans son enquête de terrain, accorde une place infiniment plus importante à la sociologie de la chasse pour mieux en comprendre les fondements et les rapports, plutôt qu'à la vision opposée largement exposée médiatiquement — pas toujours sous un angle constructif. Cela en fait un bouquin vraiment passionnant pour décortiquer ce rapport schizophrénique que l'on entretient généralement à l'animal : il y a les animaux-enfants, nos animaux de compagnie que l'on chérit plus que tout, et les animaux-matière, ceux qui finissent en barquette plastique dans des rayons de supermarché, et dont la mise à mort est dissimulée, institutionnellement occultée.

Cette immersion anthropologique dans le monde de la chasse est très intéressante également du point de vue des témoignages, des reportages dans différentes communautés de chasseurs (de différents types, battues, chasses à courre, etc.). Certains parallèles établis avec le chamanisme sibérien ne paraissent pas toujours justifiés — pas tangibles du moins — et clairement l'opposition entre chasseurs et militants n'est pas à la hauteur du reste de l'ouvrage. J'y ai ressenti beaucoup d'angles morts et une forte asymétrie dans la profondeur de la caractérisation. Disons que malgré une certaine neutralité et une distance au sujet évidente, le fait que le contenu puisse être exploité pour légitimer certaines pratiques me met assez mal à l'aise, comme s'il manquait une perspective complémentaire essentielle. Ce sont en tous cas les chapitres qui m'ont le plus rebuté dans leur longueur un peu excessive.

Mais très clairement Stépanoff pointe avec élégance et profondeur une contradiction historique entre sensibilité protectrice et économie productiviste, qu'il date principalement depuis la Renaissance. Sa considération pour la chasse comme une altérité résistant à monde domestiqué et artificialisé ne manque pas de titiller certaines convictions, même si l'espace est exigu dans la région définie par les chasseurs ruraux authentiques et la préservation de la ressource sauvage. À mes yeux la chasse comme pratique consciente de protection de la nature n'est pas établie dans le bouquin, pas plus que la compassion pour leurs proies n'est démontrée (objectivement j'entends, car les témoignages personnels affirmant cela abondent, ce qui est très intéressant). Comme si Stépanoff n’avait pas décodé une partie codée du message. En revanche il met le doigt sur quelque chose de fondamental, l'éthique de ceux qui tuent pour se nourrir et la relégation dans l'invisible de l'exploitation (animale, agricole, etc.) véhiculée par la consommation de matière carnée industrielle.

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