vendredi 18 février 2022

Broadway Therapy, de Peter Bogdanovich (2014)

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"Squirrels to the nuts"

La mort récente de Peter Bogdanovich aura eu un effet catalyseur et tristement bénéfique sur mon visionnage de sa filmographie, étant donné qu'un titre comme Broadway Therapy (She's Funny That Way) trotte dans mon esprit procrastinateur depuis 7 ou 8 ans. Je ne m'attendais à rien, et pourtant je ne m'attendais pas du tout à ça : une comédie sophistiquée farcie de références (on reconnaît bien le Bogdanovich cinéphile) chassant sur les terres de Woody Allen et dont un ressort comique essentiel du vaudeville centré sur Owen Wilson trouve son origine dans un film de Lubitsch, Cluny Brown — la réplique de Charles Boyer : "In Hyde Park, for instance, some people like to feed nuts to the squirrels. But if it makes you happy to feed squirrels to the nuts, who am I to say, "nuts to the squirrels?".

Si les références sont nombreuses, elles ne sont pas pour autant assommantes, et Bogdanovich a eu la délicatesse de les insérer en préservant la fluidité de l'ensemble. Les mises en abyme sont nombreuses, dès la confidence de Imogen Poots à une journaliste qui sert de base au récit, les croisements d'arcs narratifs sont omniprésents et vont crescendo avec en toile de fond la préparation d'une pièce de théâtre qui servira de défouloir hystérique : on pourrait penser, à la lumière de ce foutoir, que le film ne peut être qu'indigeste. Et de fait, elle le sera pour certains. Pourtant, She's Funny That Way est une comédie loufoque dont l'articulation complexe des différentes strates m'est apparue comme vraiment bien maîtrisée, avec un effet cumulatif au potentiel comique très appréciable.

C'est un style tout de même très singulier. Il faut apprécier Jennifer Aniston en psychanalyste hystérique, Rhys Ifan en comédien narcissique lubrique, un large panel de seconds rôles farfelus, et surtout Owen Wilson au centre des échanges en chef d'orchestre du loufoque. Bogdanovich investit une screwball revisitée, alimentée par un tissu de mensonges et d'imbroglios faisant intervenir moult escort girls, dans une cacophonie grandissante assez jubilatoire. Le chassé-croisé burlesque est d'une densité telle qu'il pourra se révéler excessif aux yeux de beaucoup, mais à titre personnel c'est le genre de comédies sophistiquées contemporaines (influencées par Lubitsch qui plus est) que je n'attendais plus.

ecureuil.jpg, janv. 2022

mardi 15 février 2022

L'Horloge, de Vincente Minnelli (1945)

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"Under the clock at the Astor at seven"

Très surprenant de la part de Vincente Minnelli, qui remplace au pied levé Fred Zinnemann à la réalisation sur demande de l'actrice Judy Garland (sans séquence chantée ici). Une romance pur jus, aux légers accents mélodramatiques, faisant la part belle à la relation qui unit un soldat américain en permission pour deux jours à New York et une jeune femme rencontrée par hasard. Les années 40 laissent exploser toute la naïveté touchante d'une romance pure, en laissant de côté toute la rigidité que l'on peut ressentir dans d'autres registres. Robert Walker incarne à merveille l'idéalisme romantique du jeune soldat pendant la Seconde Guerre mondiale, au creux d'une parenthèse enchantée qui lui fera visiter la ville et rencontrer la femme avec laquelle il se mariera comme par nécessité.

Tout le film est là, contenu dans ce trio : Judy Garland, Robert Walker, et New York (en décors de studio). Un récit entièrement consacré au tourbillon amoureux, qu'on voit venir de très loin et que seuls les deux protagonistes semblent ignorer jusqu'au moment où une étincelle allume le tout. C'est mon côté fleur bleue (souvent en stase il faut le reconnaitre) qui s'embrase aussi, à partir d'une histoire extrêmement simple mais sincère. Minnelli parvient à donner corps à un sentiment de solitude particulier chez Joe, assorti du compte à rebours de 2 jours (ce qui m'avait touché dans Before Sunrise), et malgré tout le côté désuet de cette romance très premier degré, l'évolution de sa relation avec Alice et les différentes péripéties romantiques qu'ils traversent confère au film une dimension très chaleureuse.

Durant les 48 heures de permission, on compte quelques passages qui ont beaucoup moins bien résisté à l'épreuve du temps, et bizarrement ce ne sont pas des composantes liées à l'histoire d'amour. Le repas avec le laitier rencontré sur la route et sa femme, pour expliquer assez lourdement que l'amour peut arriver par coup de foudre, l'homme ivre dans le bar qui n'en finit pas de jouer l'élément perturbateur au sein de l'idylle, ainsi que les méandres de l'administration explorées en long en large et en travers dans le but d'obtenir les papiers nécessaires à leur mariage... Ces moments-là ne jouent pas en la faveur du film, mais ne parviennent tout de même pas à entacher le mouvement amoureux entre les deux, leurs jeux de cache-cache, la surprise quant à la rapidité des sentiments, ou la peur de ne pas se retrouver dans l'immensité de la ville.

arrivee.jpg, janv. 2022 amants.jpg, janv. 2022 bisou.jpg, janv. 2022

vendredi 04 février 2022

Ils aimaient la vie, de Andrzej Wajda (1957)

ils_aimaient_la_vie.jpg, janv. 2022
Une histoire d'égouts

Cendres et Diamant, le premier long-métrage vu de Andrzej Wajda (sorti l'année suivante), n'était déjà pas un sommet d'optimisme et de joyeuseté, en prenant pour cadre, déjà, les derniers temps de la Seconde Guerre mondiale — les derniers jours en l'occurrence, en mai 1945. Ils aimaient la vie (Kanał en version originale, référence aux égouts dans lesquels se passera l'essentiel du film) en rajoute une couche dans ce registre et se fait encore plus noir, en suivant la lente agonie d'un groupe de résistants polonais, illustration des derniers moments de l'épisode historique de l'insurrection de Varsovie. La plongée dans le labyrinthe des égouts de la ville, ultime geste de la résistance, se fera dans la douleur, la crasse, la désillusion et l'horreur la plus totale. On n'en ressort pas indemne.

C'est le récit d'un étouffement, au sens propre (les protagonistes sont acculés et épuisés dans les égouts) et au sens figuré (on voit mourir les dernières traces d'espoir au sein du groupe de résistants), focalisé sur des réfugiés sous-terrains encerclés par les Allemands. Chaque membre dispose d'une histoire personnelle, de peurs et de secrets, et dans le piège constitué par ce marécage poisseux et mortel, tous se trouveront unis dans la crainte de la mort. On ne peut pas dire que Wajda fasse un portrait héroïque de la cause pourtant éminemment noble de la résistance : il filme ces héros comme des rats pris au piège, en voie d'extinction, et le résultat est vraiment terrible.

Au sein de la compagnie éprouvée par les combats à l'air libre, c'est clairement un sentiment d'abandon qui domine. Des hommes et des femmes désorientés, asphyxiés par un air irrespirable, en proie à un découragement grandissant et à une folie inextinguible. La lutte est belle mais la fuite est vaine dans cet enfer où les conventions morales s'effondrent les unes après les autres. Rares sont les huis clos à présenter un épisode traumatique avec autant de vigueur, de pertinence formelle et d'immersion saisissante dans ce microcosme fétide. Un désastre bien éloigné des films de propagande exaltant l'héroïsme de la résistance.

im1.png, janv. 2022 im2.png, janv. 2022 im3.png, janv. 2022 im4.png, janv. 2022

mardi 01 février 2022

Il bidone, de Federico Fellini (1955)

bidone.jpg, déc. 2021
Une bande d'escrocs, un soupçon de morale

Il bidone (ie l'arnaque) sort l'année après La strada mais c'est bien du film sorti l'année précédente, Les Vitelloni, qu'il se rapproche bien plus, et pas uniquement parce que Giulietta Masina ne tient ici qu'un rôle secondaire. À travers le parcours du personnage interprété par Broderick Crawford, douloureux et non dénué de séquences humiliantes, le film s'inscrit dans une logique de rédemption et prend même, dans sa toute dernière partie, une tournure extrêmement moralisante — peut-être un peu trop d'ailleurs à mon goût.

La première moitié du film est vraiment intéressante, avec cette tonalité quasiment indescriptible pour décrire les agissements de la bande d'escrocs minables qui montent des coups de gros salauds pour aller dépouiller les gens les plus pauvres qui soient. On ne sait pas du tout sur quel pied danser, un peu de cynisme, un peu de cruauté, beaucoup d'humour aussi malgré tout dans la mise en scène de ce spectacle digne d'une pièce de théâtre avec les trois larrons déguisés en ecclésiastiques, perdu au fond de la campagne pour simuler la découverte d'un (faux) trésor proche d'ossements afin d'en demander une maigre dîme en compensation. L'escroquerie est bien ficelée, les auteurs en font des caisses, et on rit de bon cœur jusqu'à ce qu'on mesure l'étendue de leur cupidité. Ils parcourent l'Italie en quête de nouvelles victimes parmi les plus pauvres, ceux à qui on peut plus facilement faire miroiter une somme fictive qui les sortira de la misère.

Puis Fellini s'engage sur la voie de la dernière escroquerie, principalement pour l'un des trois, au terme d'un changement de perspective, entre la révélation humiliante en soirée mondaine d'un vol et la redécouverte d'une vie de famille, ou plutôt de ce qui en serait un mirage. Le sujet est sans doute moins subtil que d'autres essais de Fellini mais le portrait d'anti-héros se révèle bien plus consistant que prévu, en cultivant une certaine ambiguïté. Très peu de jugement tout de même, on est vraiment dans l'esquisse des faiblesses des uns et des autres, dans des parcelles de désespoir insoupçonnées. Le rire devient gêné, lorsque le cynisme et la méchanceté finissent par l'emporter. Et le sous-texte portant sur les préjugés, sur la croyance et sur le pouvoir des apparences, davantage que le versant moraliste avec ses figures saintes bafouées, prend presque le dessus dans les derniers temps.

voiture.jpg, déc. 2021 cure.png, déc. 2021 creuse.png, déc. 2021

dimanche 30 janvier 2022

Le Sel de Svanétie, de Mikhaïl Kalatozov (1930)

sel_de_svanetie.jpg, mai 2021
Symbolisme, ethnographie et propagande

Première publication le 22/06/2021.

Trente ans avant l'exploration périlleuse de la taïga sibérienne dans La Lettre inachevée, Mikhail Kalatozov s'était donc déjà fendu d'une œuvre apparentée, à caractère documentaire, en immersion dans les montagnes de Svanétie. Dans cette région isolée au cœur des hauts plateaux géorgiens, il n'y a quasiment qu'une chose qui intéresse l'œil du réalisateur soviétique : la dureté des conditions de vie de ces montagnards qui vivent coupés de tout. Force est de constater qu'au début du XXe siècle, au-delà de la composante propagandiste qui usera de tous les pouvoirs de la mise en scène pour le souligner, la vie dans ces montagnes s'inscrivait manifestement dans la lignée des siècles qui précédaient. La lutte contre les éléments est féroce, l'oppression des autorités seigneuriales locales est bien présente, mais Le Sel de Svanétie réserve tout de même une grande partie de sa courte durée à la description méthodique des gestes artisanaux de cette communauté rurale.

De ce point de vue-là, c'est un régal. Pour qui apprécie ce segment cinématographique, à la croisée de la paysannerie d'un autre temps et de la poésie symbolique du cinéma soviétique, le film sera un moment d'intense bonheur. On est à l'époque du muet bien affirmé, doté de la technique déjà bien rodée du côté d'Eisenstein et consorts, et Kalatozov fait un excellent usage du montage, des gros plans, des décadrages, des inclinaisons, de la répétition, de la suggestion, des symboles. Le Sel de Svanétie sort la même année que La Terre d'Alexandre Dovjenko et les correspondances sont nombreuses au sein de cette avant-garde russe. S'il est clairement montré que la vie des montagnards dépend de leur approvisionnement en sel, transporté à dos d'hommes le long de chemins enneigés dangereux, il met tout son savoir-faire technique au service du portrait des coutumes.

Ainsi voit-on défiler, dans ce village orné d'imposantes tours de défense, des hommes et des femmes entourés d'animaux dans leurs tâches quotidiennes. La défense du village du haut des tours, la récolte de la laine de mouton et le tissage pour confectionner habits et chapeaux, l'élevage ovin et bovin, le passage d'un pont suspendu, la coupe traditionnelle des cheveux, la récolte de l'orge, les carrières schisteuses où des travailleurs typiquement soviétiques filmés en contre-plongée extraient des ardoises pour construire les toits des habitations. À l'image de La Terre où des paysans pissaient gaiement dans le réservoir d'un tracteur, les villageois urinent sur des pierres que viendront plus tard lécher des vaches : une illustration parmi beaucoup d'autres de l'importance du sel (ici contenu dans l'urine) pour les hommes et les bêtes. De la même façon, une chèvre lèche le cou plein de sueur salée de ceux qui s'endorment, un chien lèche le corps recouvert de placenta salé d'un nouveau-né.

Entre deux péripéties climatiques, entre la neige soudaine qui frappe les champs en été et l'attente toute dramatique des femmes et des vieux scrutant l'horizon après le départ des hommes partis chercher le précieux sel, l'influence de la doctrine soviétique se fait surtout sentir dans deux segments. La toute dernière séquence, d'abord, montrant la construction d'une route pour relier le village à la civilisation et rompre enfin l'isolement de cette population : un rouleau compresseur ceint de banderoles et de valeureux travailleurs soviétiques, abattant des arbres centenaires et brisant d'immenses roches, attestent vigoureusement cette volonté. Mais c'est surtout dans l'illustration de la barbarie des rites religieux, figés dans des traditions ancestrales, que la propagande se fait la plus saillante, en montrant la nécessité absolue de ramener ces gens dans le giron soviétique. À la rudesse des conditions de vie s'ajoute ainsi la cruauté de l'enterrement d'un riche villageois : on sacrifie une vache pour que son sang irrigue la terre de sa tombe, on pousse un cheval au galop jusqu'à ce que son cœur éclate, et une femme enceinte se trouve répudiée (chaque nouvelle naissance est considérée comme une malédiction) tandis qu'elle accouche dans la douleur. Un montage parallèle intensément dramatique montre la tête du cheval agonisant et l'enfant mort-né dans un même mouvement, à l'image de la mère criant désespérément "de l'eau !" tandis que des gens étanchent goulument leur soif de l'autre côté du village. Pendant ce temps, on dépose des kopeks sur le crucifix posé sur le cercueil du mort qu'une main avide rassemblera. Le constat est clair : le combat contre la nature est aussi inévitable que la transition vers la civilisation. Soviétique, cela va de soi.

01_svanetie.jpg, mai 2021 02_tir.jpg, mai 2021 03_troupeau.jpg, mai 2021 04_neige.jpg, mai 2021 05_fil.jpg, mai 2021 06_ardoise.jpg, mai 2021 07_vaches.jpg, mai 2021 08_femme.jpg, mai 2021 09_eglise.jpg, mai 2021 10_enterrement.jpg, mai 2021 11_cheval.jpg, mai 2021 12_naissance.jpg, mai 2021 13_lait.jpg, mai 2021 14_travailleur.jpg, mai 2021 15_rouleu_compresseur.jpg, mai 2021

Deuxième publication le 30/01/2022.

Il ne s'agit pas du tout d'un documentaire au sens strict, mais plutôt d'une ethnofiction dont l'origine remonte à un projet de fiction avorté en 1929, mis au placard par la censure soviétique. Kalatozov retournera en Svanétie pour exploiter la nature de la région, sa photogénicité, et la dureté de ses conditions de vie.

En termes d'habillage sonore, on est à la limite de ce que produisent les restaurations contemporaines en matière de cinéma soviétique. Ni hors sujet, ni en phase avec le contenu, comme si la dose de drogue prise par les personnes en charge de ce travail sur le son avait été trop forte ou trop faible.

30 ans avant sa période la plus réputée et plus sensible ("Quand passent les cigognes" en 1957, "La Lettre inachevée" en 1960, "Soy Cuba" en 1964), Kalatozov était beaucoup plus formaté (voire contraint) par la propagande soviétique dans un film célébrant ouvertement la magie émancipatrice du stalinisme.

De la même manière que le montage typiquement soviétique structure fortement le visionnage (on sent bien l'influence d'un Dovjenko type "La Terre" 1930 ou "Arsenal" 1929 et d'un Eisenstein qui a déjà réalisé à cette époque "La Grève" 1925, "Le Cuirassé Potemkine" 1925, "Octobre" 1927, et "La Ligne générale" 1929), le film mûrit en mémoire à travers ses plans fixes, un peu comme s'il ne restait au final que des photographies. Une quantité indénombrable de plans à couper le souffle.

3 principaux temps : 1) la présentation du contexte, de l'enclave, des raisons qui ont poussé ces gens à se défendre, 2) la description des conditions de vie, des habitudes paysannes, des gestes artisanaux, et 3) l'impérieuse nécessité de la civilisation soviétique pour l'émancipation des peuplades locales, dans le but de les protéger des seigneurs sanguinaires, des religieux corrompus, des riches qui accaparent tout.

Le sel éponyme n'est qu'un fil rouge assez ténu, présenté avant tout comme un besoin pour le bétail, donnant lieu à quelques scènes mémorables (l'urine contre un mur, le placenta du bébé).

Le rapport de l'homme à l'animal : producteur d'une matière première essentielle (la laine de mouton), force de travail (les bœufs pour tirer les charrettes, travailler le sol, égrainer l'orge), et objet rituel (sacrifice lors de cérémonies funéraires).

Au final, le progrès est amené à coups de pioche, de dynamite et de rouleau-compresseur : de l'agitprop par excellence. Le combat de l'homme contre la nature est présenté ici comme le résultat d'une aliénation, en l'absence de civilisation.

jeudi 20 janvier 2022

Le Nœud coulant, de Wojciech Has (1958)

noeud_coulant.jpg, déc. 2021
Na zdrowie

Dans un style très éloigné des films les plus connus de Wojciech Has comme La Clepsydre (ou même La Poupée) qui déployaient (ou plutôt déploieront) une toile onirique extrêmement vigoureuse par-dessus un récit particulièrement ambitieux, Le Nœud coulant se présente comme l'immersion dans le quotidien d'un jeune alcoolique polonais d'une trentaine d'années. Le noir et blanc, l'ambiance stressante, les cadres exigus, tout porte à croire que l'on est dans un univers qui n'a rien à voir avec le voyage dans un étrange sanatorium doublé d'un voyage dans le temps du film précédemment cité. On se croirait presque dans un film noir américain, entre la sonnerie du téléphone déclenchant une angoisse viscérale ostensible chez le protagoniste et la présence de stéréotypes à peine esquissés.

Mais rien de tout cela : c'est l'histoire d'un alcoolique qui a décidé d'arrêter de boire mais qui doit attendre une journée avant de pouvoir commencer son sevrage en bonne et due forme. Une journée à être confronté à tout le microcosme qui connaît (voire participe à) sa réputation d'ivrogne, avec ceux qui le traitent comme un moins que rien en le rappelant sans cesse à sa triste condition ou la cohorte de camarades de bouteille. Cette journée dans la vie de Kuba, l'homme incarné par Gustaw Holoubek (très crédible dans son rôle, notamment au bar avec l'alcool qui semble transpirer par tous ses pores), s'apparente avant tout à une errance triste, une trajectoire qui cherche à s'extraire d'un cycle infernal mais qui se transforme sans cesse pour renouer avec un cercle vicieux.

L'anxiété omniprésente traverse sans mal l'écran pour développer une paranoïa kafkaïenne, à mesure que le personnage évolue dans les rues, dans les bars, jusque dans son appartement. Un homme qui tente désespérément d'échapper à son isolement mais qui échoue dramatiquement, laissant derrière lui un nuage alcoolisé hypnotisant. Absolument tout le ramène à cette obsession, à son addiction. Même une horloge et l'aiguille qui tourne s'impose comme un symbole oppressant à ses yeux. La bouteille de vodka comme principal antagoniste d'un simili film noir : le schéma était quand même très peu prévisible.

img1.png, déc. 2021 img2.png, déc. 2021

mercredi 19 janvier 2022

La Quatrième Alliance de Dame Marguerite, de Carl Theodor Dreyer (1920)

quatrieme_alliance_de_dame_marguerite.jpg, déc. 2021
Dreyer et la comédie potache

Petit coup de cœur pour ce film suédois de Dreyer, magnifiquement restauré, qui permet de détourner de manière subtile et soulignée l'image d'austère danois qui peut lui coller à la peau. S'il ne s'agit pas d'une comédie au sens où on l'entendait majoritairement à l'époque (pas de comique de répétition, pas de gags de cirque, etc.), il est vraiment très intéressant de voir comment on se plonge dans ce petit village du XIIe siècle (ni suédois, ni danois, mais norvégien, pour faire le tour des pays scandinaves) aux côtés de Sofren, un jeune pasteur devenu par tradition le mari d'une vieille femme, celle de son défunt prédécesseur. Le problème et principal carburant du film, c'est qu'il est amoureux de sa maîtresse (il ne savait pas qu'on allait lui coller une mamie de 80 ans en devenant pasteur) et qu'il la fait engager au couvent comme aide, sous prétexte que ce serait sa sœur. Le protagoniste cherchera à de nombreuses reprises à éliminer sa femme pour vivre tranquille avec sa dulcinée, le long d'un chemin jalonné de séquences presque potaches où l'homme particulièrement impertinent (et impénitent) essaie de passer du temps avec son amante.

La reconstitution de l'ambiance du petit village norvégien est vraiment envoûtante, avec tout ce qui avait trait à la vie quotidienne et que l'on croise dans les films de Mauritz Stiller ou Victor Sjöström, les maîtres de Dreyer : les lits imposants en bois, la broderie, les vieux habits, les interdits, etc. Quelques gags qui semblent sortir d'une autre dimension, comme lorsque Sofren essaiera de faire littéralement mourir de peur sa vieille femme en se déguisant en diablotin — pas de bol, on voyait ses pieds, ce qui la fera beaucoup rire. Pendant longtemps le personnage féminin antagoniste sera symbole de dureté et d'austérité, pour se révéler in fine plein de douceur et même emplie de pardon. Beaucoup d'humour, donc, avec une observation minutieuse et malicieuse de la vie rurale d'alors — une verve comique que je ne connaissais absolument pas chez Dreyer. J'ai également beaucoup aimé l'interprétation derrière le personnage de Dame Marguerite, avec Hildur Carlberg (77 ans) pleine d'humour et d'autorité.

confrontation.jpg, déc. 2021 monstre.jpeg, déc. 2021

mardi 18 janvier 2022

Métamorphoses, de Sebastian Mez (2013)

metamorphoses.jpg, déc. 2021
La catastrophe de Kychtym

Quel est le troisième plus grave accident nucléaire de l'histoire après Tchernobyl et Fukushima ? C'est la méconnaissance globale de la réponse qui a poussé Sebastian Mez à s'aventurer dans les environs du complexe nucléaire Maïak, situé près de la ville russe d'Oziorsk, là où se produisit la catastrophe de Kychtym le 29 septembre 1957. Une contamination radioactive résultant de l'explosion de 80 tonnes de déchets à cause d'une panne du système de refroidissement dans une usine de retraitement de combustible nucléaire en Union Soviétique : dans la région, on a cru que la Troisième Guerre mondiale avait commencé. 200 personnes meurent sur le coup, 300 000 personnes reçoivent une dose de radiation supérieure au seuil admissible, et pourtant aucune information ne passera à travers les mailles de la censure soviétique : ni pour les habitants, ni pour le reste du monde qui découvrira les événements à la faveur de la perestroïka, 30 ans plus tard.

Aujourd'hui, dans cette région de l'Oural du Sud, le niveau de pollution radioactive est l'un des plus élevés au monde. La rivière Tetcha transporte encore la contamination dans l’océan Arctique, des incendies disséminent encore des particules radioactives dans les régions alentours. Sebastian Mez raconte l'histoire non pas d'un point de vue encyclopédique mais plutôt par le témoignage des personnes qui habitent encore aujourd'hui dans ces lieux, pour certains à quelques dizaines de mètres de la rivière puissamment contaminée. La beauté irréelle de ces paysages captés dans un noir et blanc très contrasté (peut-être trop) saisit le sujet sur le vif, tout de suite, renvoyant une image intense de la menace toxique. Un film sous la forme d'un hommage aux gens qui persistent là, dans un style résolument contemplatif.

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vendredi 14 janvier 2022

Le Complexe de Frankenstein, de Alexandre Poncet et Gilles Penso (2015)

complexe_de_frankenstein.jpg, janv. 2022
"You have to keep the kid feeling alive!"

Ce documentaire de Alexandre Poncet et Gilles Penso est une immense friandise à destination de tous les amateurs d'horreur old shcool, avec tout ce que cela peut comporter comme effets spéciaux réels et animation en dur. Comme le dira un des intervenants, il ravira tous ceux qui ont un "soft spot for rubber, stop-motion and make-up effects"... Et de fait, les deux critiques et réalisateurs français ont donné la parole à une cohorte de grandes petites mains aux manettes derrière les effets spéciaux comme Phil Tippett (réalisateur du récent et excellent Mad God), Rick Baker ou encore Greg Nicotero, avec également des interventions de cinéastes réputés comme Joe Dante, John Landis, Guillermo Del Toro, Christophe Gans, et Kevin Smith — même si de leur côté ils sont plutôt là en tant que fan de cet âge d'or qu'autre chose. La bonne humeur d'un John Landis est toujours exquise.

Le Complexe de Frankenstein fait suite en quelque sorte à l'autre docu réalisé par Penso, Ray Harryhausen : Le Titan des Effets Spéciaux (2012), qui était tout autant passionné mais beaucoup plus sage, plus révérencieux et moins ambitieux. Ici on entre dans le vif du sujet tout de suite et on ne le quittera jamais, avec dans l'arrière-plan des restes de monstres aussi divers que le Predator, la reine Alien, des dinosaures de Jurassic Park, des Gremlins, des bouts de Godzilla, et tout un tas de bestioles exotiques en tous genres.

Le docu retrace très rapidement l'histoire des effets spéciaux en remontant à des personnages antiques et emblématiques comme Lon Chaney en allant jusqu'à la jonction avec l'ère numérique, bien sûr, sans trop d'amertume dans le discours, mais en constatant clairement un point de non-retour partagé par bon nombre de personnes biberonnées aux effets bien dégueulasses caractéristiques des années 80. Pas de jugement hautain, mais de mépris, juste des passionnés qui parlent de leur art et qui laissent entrevoir un petit bout de leur immense talent. Quelques témoignages sur la transition très difficile vers l'imagerie de synthèse, avec des avis relativement nuancés, à travers notamment l'interaction qu'il existait entre un maquilleur et un acteur, ce que l'on ne retrouve plus sur fond vert. À ce titre Jurassic Park est présenté comme le film-charnière par définition, à l'interface entre les deux mondes. L'histoire de Rick Baker est aussi renversante, dégagé du tournage de Men in Black à la faveur des effets spéciaux émergeants alors qu'il avait créé toutes les créatures. On peut regretter l'absence de Rob Bottin dans ce paysage magique, même si son travail sur The Thing de Carpenter est évidemment mentionné, ma référence absolue en matière de conception d'effets spéciaux à l'ancienne.

Ce qui frappe dans cet océan nostalgique, c'est qu'on a souvent l'impression de voir de grands (et vieux !) enfants s'exprimer sur leur passion démentielle, et les témoignages abondent en ce sens : "you have to keep the kid feeling alive", "it's important to see the world through child-like eyes", etc. Des enfants qui ont vieilli, et qui ont conscience d'avoir vécu un âge d'or, de l'avoir vu émerger et de l'avoir vu disparaître. Le docu a le mérite de faire ressentir l'idée présente dans le titre, à savoir le fait que ces gens ont littéralement donné vie à des créatures à travers ces films, dans un foutoir créatif inimaginable. Un travail d'artisan, avec des animatroniques nécessitant 15 personnes autour pour gérer les différentes parties de la bestiole, assorti d'un regard très mesuré sur le passage du traditionnel au monde moderne.

alien.jpg, janv. 2022 critters.jpg, janv. 2022 dante_landis.jpg, janv. 2022

jeudi 13 janvier 2022

L'Homme que j'ai tué, de Ernst Lubitsch (1932)

homme_que_j_ai_tue.jpg, déc. 2021
Le remord et le pardon

La puissance de ce drame historique ne se laisse pas débusquer facilement, chez Lubitsch, dans un registre où on ne l'attend pas nécessairement — voire pas du tout. Aux balbutiements du cinéma parlant, Broken Lullaby s'autorise un petit bond dans le passé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, pour s'intéresser au cas d'un jeune soldat français littéralement rongé par le remord d'avoir tué un soldat allemand qui aurait pu être son frère, son ami, en tous cas un jeune homme avec qui il partageait beaucoup. La première partie est une plongée franche dans la torture imposée par la situation, car le protagoniste avait trouvé dans la poche de sa victime une lettre destinée à sa fiancée qui ne fait que remuer la baïonnette dans la plaie, a posteriori. D'autant que le corps à corps s'est révélé particulièrement tragique.

On s'engage ensuite dans une tentative d'absolution, devant les remords insoutenables qui l'accablent (le contexte de la guerre ne semble exercer aucune influence sur lui et leur mélomanie commune ne fait que raviver la douleur), puisqu'il partira à la recherche de la famille du défunt, en Allemagne, pour implorer leur pardon dans un premier temps — car sur place, le poids de la culpabilité étant trop lourd, il se fait passer pour un grand ami qu'il n'était pas.

Lubitsch écarte ici toute satire de classe, toute connotation sexuelle : le ton est résolument sérieux, la fibre dramatique est alimentée par le commun qui unit les deux hommes, eux qui ont fréquenté par le passé le même conservatoire en France. Du drame de guerre à l'état brut, sans fioriture, et une très belle (simple et percutante) observation des tensions résiduelles dans un monde post-guerre qui ne laisse pas beaucoup de place à l'empathie. C'est un film sur l'innocence perdue, aussi, filmée comme un territoire dévasté, et en ce sens bien différent de la tournure que prend l'adaptation du récit qu'en a fait Ozon récemment dans Frantz.

On retrouve la finesse de l'écriture dans la relation qui unit le soldat français avec la jeune femme allemande, à travers une série d'évocations (comme celle de la fameuse lettre) ou de différentes formes de complicité plus ou moins tacite. Une œuvre touchante dans ses maladresses, très symbolique de ce temps où l'on disait "plus jamais ça", jusqu'au nouveau bégaiement de l'histoire.

soldat.jpg, déc. 2021 pretre.jpg, déc. 2021 allemagne.jpg, déc. 2021

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