jeudi 17 juin 2021

Morituri, de Bernhard Wicki (1965)

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Brynner et Brando sont sur un bateau

Malgré toutes ses approximations, Morituri parvient à sauver son épingle du jeu en se concentrant, dans la principale partie au centre du film, sur une ambiance particulièrement tendue de thriller en haute mer. Car l'essentiel de l'action de situe sur un cargo allemand dont les cales sont remplies de caoutchouc, ralliant Bordeaux depuis Tokyo en 1942. À son bord, Marlon Brando est un Allemand apolitique contraint (par chantage) d'empêcher le capitaine de saborder le bateau en cas de confrontation avec la marine anglaise (dans le but, pour les Allemands, de ne pas tomber entre les mains des Alliés). Une grande partie des enjeux porte sur la confrontation entre le capitaine du navire et l'infiltré, c'est-à-dire entre Yul Brynner et Brando.

L'ambiance, de fait, est très prenante, donnant envie de placer le film davantage dans la case du thriller que celle de la guerre. Le scénario, malgré ses déchirures et ses boursoufflures éparses, contient pas mal de manifestations d'originalité qui sont bien exploitées par la photographie en noir et blanc (que l'on doit à Conrad Hall). La majorité des personnages offre des pistes de lecture assez variées, avec des portraits dépourvus de manichéisme et d'unilatéralité, à commencer par cet allemand protagoniste, pacifiste, soumis à un chantage d'état, obligé de jouer un rôle sous la contrainte sur ce bateau. Et Brando bénéficie toujours de ce charisme assez fou qui œuvre à plein ici — alors qu'il sortait d'une série d'échecs commerciaux et qu'il disait avoir tourné dans ce film juste pour le fric. "All wars are idiotic. I don't care who wins." est son crédo ici, dans une certaine mesure.

Le personnage de Brynner, le capitaine suédois, est aussi intéressant dans sa confrontation avec les autres, un officier nazillon bien plus zélé que lui ainsi que les prisonniers qu'on lui demande d'embarquer. L'ambiance oppressante qui enveloppe tout le film en fait clairement l'intérêt principal, avec dans un premier temps Brando isolé sur ce navire, toujours sur le qui-vive. Quelques irruptions d'un sordide tragique à travers un personnage féminin, une prisonnière juive qui subira un sort plus qu'éprouvant, mais aussi des affrontements psychologiques qui élèvent un peu le film, même si sa façon d'aborder certains questionnements (responsabilité individuelle versus collective, antisémitisme) n'est pas toujours louable.

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vendredi 11 juin 2021

Randonnée au lac de Bethmale et aux étangs d'Eychelle et d'Ayes par le col de la Crouzette

On continue le déconfinement du côté des hauts sommets pyrénéens. À quelques kilomètres au nord du Mont Valier (voir le billet), la vallée de Bethmale était plongée dans la brume en ce début de mois de juin. Après avoir atteint le lac de Bethmale (qu'on s'est gardé pour le retour en fin de journée), après 20 minutes sur une piste cabossée offrant un massage impromptu des lombaires, on laisse la voiture au tout dernier parking accessible avant la barrière forestière (1413 m). Au programme : des étangs, des cols, des pics, et de la brume. Beaucoup de brume. Sur les 13 kilomètres et 1100 mètres de dénivelé positif de la randonnée, une grosse partie a été plongée dans la grisaille. Mais les quelques moments dégagés, à la faveur d'une éclaircie aussi inattendue que bienvenue, ont offert de très belles récompenses.

La boucle que l'on a choisie fait dans un premier temps accéder à l'étang d'Eychelle (1893 m), autour duquel se trouvait un unique pêcheur perdu dans le gris dense. Ce n'est qu'un peu plus haut que les nuages se dissiperont, offrant des vues magistrales sur la vallée en-dessous du col de la Crouzette, protégé par le Tuc de Quer Ner. Beaucoup de névés à cette époque de l'année, mais rien de trop compliqué pour accéder au col qui permet de se poser face au Valier et son versant nord-ouest très rocailleux par lequel on était redescendu lors de notre passage en 2016. C'est ensuite que les choses se gâtent un petit peu, car la traversée de la crête reliant le col au GR 10, au-dessus de l'étang d'Ayes et du petit étang de Bellonguère, aura été un peu plus difficile que prévu : une brume épaisse empêchait de voir au-delà de quelques dizaines de mètres la plupart du temps, et il n'y a pas de sentier balisé, tout juste quelques sentes très épisodiques plus empruntées par des brebis que par des randonneurs. Après un long cheminement un peu en-deça de la crête autour de 2300 m, au cours duquel le GPS sur Visorando a été relativement utile, on a enfin rejoint les étangs tant espérés. Plus aucun randonneur en fin de journée, seulement le berger occupé avec son troupeau de brebis et aidé par ses nombreux chiens.

Une randonnée très agréable, avec tout le charme des paysages brumeux qui se laissent apercevoir de temps en temps, et quelques coins de ciel bleu au-delà de 2000 m d'altitude pour profiter au moins un peu des rayons de soleil.

Émilie et Renaud.


N'hésitez pas à cliquer sur les images pour les afficher en plein écran.


INFORMATIONS DIVERSES

Tracé en 3D et dénivelé de la randonnée.
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RANDONNÉE


Entame presque dissuasive : "oui oui c'est bien par-là qu'il faut aller", au milieu de la forêt en suivant un chemin extrêmement accidenté. Même le bébé geai que l'on a croisé ne semblait pas tout à fait rassuré. Après quelques petites erreurs de parcours, on rattrape le bon sentier et c'est parti.
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La brume épaisse confère très vite une ambiance presque inquiétante à la forêt, avec ses grands arbres morts. Au col d'Auédole, on ne distingue quasiment pas le panneau pourtant imposant.
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L'arrivée à l'étang d'Eychelle sous la brume est très particulière, l'ambiance est forcément marquante. Il y a le vert profond de l'herbe, le blanc des névés, et l'ocre ferrugineux des pierres dans l'eau. Et le jaune des marques, aussi.
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Puis un petit rayon de soleil apparaît, après qu'une petite brise a chassé la brume très temporairement ! Le panorama se dégage, les grenouilles sont de sortie, on voit un peu mieux ce qui nous entoure.
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Puis la montée jusqu'au Col de la Crouzette avec la vue (en théorie) sur le Valier comme récompense. Juste en-dessous, un très beau petit cirque verdoyant, bordé de rochers et de neige. Au niveau du col, les rapaces guettent. Spot parfait pour le casse-croûte.
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Et le moment fatidique, le contournement du Sommet de Peyre Blanc par le sud, sur des sentes à peine visibles dans la brume. De temps en temps la vue se dégage : on en profite pour prendre quelques photos absolument pas représentatives de la traversée.
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Une fois sortis de la brume, on tombe sur l'étang d'Ayes avec berger et grand troupeau de brebis éparpillées dans toute la vallée. Après avoir passé deux heures dans le brouillard, c'est encore plus beau.
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La fin passe par une piste forestière ensoleillée, avec vue dégagée sur la vallée. Des chevaux, du soleil : on se croirait un autre jour à un autre endroit.
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Et pour terminer, petite pause en passant devant le lac de Bethmale, dans une ambiance radicalement différente. Avec cette journée bien chargée, on n'a même pas ramené un bout de fromage du coin.
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jeudi 10 juin 2021

Promenade Blue, de Nick Waterhouse (2021)

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Le dernier album de Nick Waterhouse, c'est un peu mon moment groupie. Bon, on va pas se mentir (surtout quand on monologue avec soi-même), ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux. La structure rythmique est toujours là, et solidement, tout comme la base mélodique, parfaite, extrêmement propre, un vrai fauteuil de velours. Waterhouse fait ce qu'il sait faire. S'il n'y a pas le désagréable effet "musique d'ascenseur rétro" que j'ai pu ressentir dès les premières écoutes de l'avant-dernier Never Twice (2016), les temps faibles se ressentent vigoureusement. Principalement quand il se laisse aller à des compos trop chargées en violons et en pianos grandiloquents (type Very Blue) ou dans des respirations un peu trop Jazz mou (type Proméne Bleu). Les morceaux en intro et en conclusion ne sont pas les plus pêchus, aussi, petite faute d'organisation à mes yeux. Je me rends compte que ce sont un peu les mêmes reproches que ceux pour son album précédent portant son nom, sorti en 2019.

Mais heureusement, les coups de fouet sont aussi fréquents. Classique dans le style Waterhouse avec "The Spanish Look", ou "Minor Time" un peu plus original avec "Fugitive Lover", et il arrive à faire groover des paroles comme "I'm from California and I don't mind" sur "B. Santa Ana, 1986"... Chapeau.

Extrait de l'album : The Spanish Look .

À écouter également : .Fugitive Lover, Minor Time, B. Santa Ana, 1986.

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mardi 08 juin 2021

La 359e section, de Stanislav Rostotski (1972)

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Un commando féminin dans la taïga

La section militaire dont il est question ici, ce n'est pas la 317ème pendant la Guerre d'Indochine du côté de chez Schoendoerffer (film de 1965), avec Jacques Perrin et Bruno Cremer recevant un ordre de repli. C'est la 359ème (le titre original russe signifie littéralement "Et les aurores ici sont calmes"), pendant la Seconde Guerre mondiale du côté russe, une unité combattante un peu particulière car exclusivement composée de femmes. Dans ce film soviétique dont la composante propagandiste sait se faire discrète (et même critique, à de rares occasions), tout gravite autour d'un peloton féminin actif au sein d'un détachement russe affecté à la défense anti-aérienne, à la lisière de la taïga, et plus particulièrement autour de 5 d'entre elles au cours d'une mission en apparence simple (retrouver et neutraliser 2 éclaireurs allemands) qui se révèlera bien plus problématique.

La 359ème Section, à une introduction près s'intéressant au cadre d'un petit camp miliaire, se compose essentiellement d'une balade en forêt dans laquelle les traqueurs deviendront les traqués. Ce petit groupe de femmes et leur commandant, après avoir traversé un marécage parmi les plus dangereux que compte le cinéma, se retrouvera piégé, au pied du mur, devant un constat tragique : face à eux, ce ne sont pas 2 mais une petite vingtaine de soldats ennemis qui se dirige inexorablement dans leur direction. Et Stanislav Rostotski s'engage alors dans une longue phase exploratoire de cette taïga sibérienne, sur une durée totale d'environ 3 heures, en résonance avec La Lettre inachevée de Mikhail Kalatozov dans une optique beaucoup moins prométhéenne, les obstacles provenant bien plus de la patrouille nazie que de la nature elle-même.

En seulement quelques séquences, le portrait de ce petit groupe féminin est exécuté avec une éloquence folle, lorsqu'elles partagent des moments d'intimité à l'intérieur des habitations mais aussi quand elles s'affairent autour du canon antiaérien, avec les douilles énormes qui sautent dans tous les sens en tentant d'abattre un Messerschmitt. Le ressenti n'est pas du tout le même lorsque l'une d'entre elles décide d'abattre le pilote de l'avion dans sa descente en parachute, après éjection. Le noir et blanc est d'une beauté saisissante pour saisir ce moment en clair-obscur, et il se sera tout autant pour suivre le parcours du petit groupe en forêt, dans la deuxième longue partie du film structurée comme un cache-cache meurtrier entrecoupé de brèves séquences de flashbacks plus ou moins oniriques en couleur.

Un groupe très singulier, bien au-delà du seul fait qu'il s'agit de femmes combattantes : l'homme qui les commande au cours de leur mission dangereuse ne correspond pas non plus à un canon militaire, musculeux et viril. C'est au contraire une figure très paternelle, qui prend soin de ses soldates en bon père de famille. Dans la description de ces soldats pleins de volonté et d'ardeur au combat, on reconnaît la propagande sous-jacente, mais le regard est très clairement détourné vers l'intensité de l'action et sur l'étau en train de se resserrer. Et lorsqu'on entend à la radio un message d'information stipulant que tout est calme sur la ligne de front, si ce n'est "quelques combats d'intérêt local", après tout ce à travers quoi les protagonistes sont passés, l'ironie de la situation explose au visage de tout son contraste.

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lundi 07 juin 2021

Cochons et Cuirassés, de Shōhei Imamura (1961)

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Des porcs et du chaos

Cochons et Cuirassés : rien que le titre, tout un programme... Fidèle au titre original qui plus est. Le décor est planté dès l'introduction, avec une caméra se faufilant le long d'une rue d'une ville proche de Tokyo dans laquelle l'armée américaine est installée. Dans l'après-guerre, on y croise autant de GIs provenant de la base navale que de prostituées et de gangsters. Imamura n'y va pas par quatre chemins pour montrer l'état de décadence qui y règne, avec toutes les parties essayant de profiter de la situation : les Américains distribuent les dollars pour s'octroyer les faveurs des femmes locales et les Japonais trouvent le moyen de faire fructifier cette corruption généralisée. À tel point que les yakuzas se reconvertissent du marché de la prostitution vers celui des cochons — nourris à l'aide des déchets des bases américaines locales : la métaphore enfle vite.

Au milieu de tout ça, Imamura cristallise son regard sur un couple de jeunes amoureux, Kinta et Haruko, qui tente de se débrouiller dans cet univers largement chaotique, au sein d'une dynamique constituée d'espoirs maintes fois déçus et renouvelés. Dans cette ville transformée en un bordel géant, la corruption des uns et la position d'occupant des autres forment un magma hétéroclite, un portrait extrêmement provocateur du Japon d'après-guerre prisonnier d'une absurdité galopante. L'avilissement des Japonais est partout, prêts à tout pour obtenir les faveurs de n'importe qui et n'importe quoi dans ce chaos insoutenable — l'apogée de ce chaos étant peut-être localisé dans la séquence où Haruko subit les violences sexuelles de plusieurs soldats américains, avec le mouvement tourbillonnant de la caméra en plongée depuis le plafond faisant office d'ellipse dans l'horreur.

Tout va (plus ou moins subtilement) crescendo, le chaos, l'absurdité, la folie, l'horreur. Parmi les derniers temps forts, la folie de Kinta s'engageant dans une folie meurtrière suite à une énième vexation, ultime tentative d'en faire un bouc-émissaire, le lâcher massif de cochons dans les ruelles de la ville se propageant comme une nuée maléfique, ou encore le caractère cyclique des péripéties déjà bien entamées avec l'arrivée de nouveaux GIs et de nouvelles prostituées. C'est cru, âpre, gouverné par un tissu dense de pulsions diverses, comme un gros pavé dans la marre de la société japonaise qu'Imamura aurait préparé depuis longtemps — lui qui avait détesté et pris comme un affront les félicitations du Ministère de l'Éducation pour son film précédent, Mon deuxième frère.

On n'a aucun mal à comprendre le sentiment qui a dû être le sien, suite à l'approbation de l'institution pour une œuvre de commande, lorsqu'on voit la vision qu'il produit avec toutes les libertés voulues. Une gigantesque (au sens également géographique du terme) métaphore calquée sur une chaîne d'alimentation pervertie de toutes parts. Du point de vue du couple protagoniste, avec d'un côté la prostitution organisée par la famille et de l'autre la mafia qui attire dans son sillon tous les pauvres marginaux attirés par les promesses de lendemains meilleurs, la satire laisse peu de place à l'espoir.

bordel.jpg, mai 2021 trio.jpg, mai 2021 musique.jpg, mai 2021 plafond.jpg, mai 2021 ruelle.jpg, mai 2021

vendredi 04 juin 2021

Le Vent, de Victor Sjöström (1928)

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La femme des sables

Le Vent appartient à la période américaine du réalisateur suédois Victor Sjöström, sous l'impulsion de Lillian Gish qui s'était depuis quelques années déjà en 1928 éloignée des productions de D. W. Griffith. Le Vent s'inscrit en outre dans les derniers temps flamboyants du cinéma muet, à l'époque où la technique avait atteint son apogée et où le parlant n'était pas encore devenu la norme. Le Vent aura enfin permis de réaliser un croisement de nombreux registres et thématiques, maniant le mélodrame sentimental autant que le western en territoires rigoureux, revisitant le drame d'une femme qui affronte les éléments 8 ans après À travers l'orage, avec cette fois-ci le vent revêtant de multiples significations à travers autant de symboles — à la tête desquelles trône la figure du cheval dans le ciel, la crinière malmenée par la tempête et ses bourrasques.

Une jeune femme (interprétée par la presque quarantenaire Gish sans anicroche) traverse les États-Unis pour rejoindre la famille d'un cousin dans l'Arizona. En guise d'accueil à la descente du train, d'intenses bourrasques de vent se dévoilent comme le signe annonciateur, presque prémonitoire, de ce qui suivra. Le caractère inhospitalier de cette région se manifestera de fait sous plusieurs formes, des conditions météorologiques extrêmes régnant sur ces terres arides à la femme jalouse et acariâtre de son cousin. Mais si les extérieurs s'avèrent particulièrement peu accueillants, il en sera de même lorsque la protagoniste se retrouvera plus ou moins seule dans une maison isolée de tout et exposée à tous les vents. Oublions la qualité de l'accompagnement musical et de la pellicule pas encore restaurée : à l'oppression du vent, omniprésent, s'ajoute celle du sable qui pénètre dans l'habitation par tous les interstices possibles, rendant chaque coup de balais aussi vain et dérisoire que le précédent.

Victor Sjöström a su tirer un immense profit de ces éléments pour figurer précisément l'état d'oppression qui assaille Gish, perdue dans ces territoires à l'extrême rudesse. On est à l'opposé de la nature bienveillante et pleine de ressources qui sous-tendait Les Proscrits, dans les montagnes islandaises (ou lapones, c'est selon). La puissance cinématographique du vent, comme une présence insaisissable invitant à la folie, est largement exploitée ici, jusqu'au climax final — l'héroïne aurait dû être punie pour son crime, en se perdant dans les sables, mais les producteurs en ont décidé autrement, et l'image de la femme unie à son amant face à la porte donnant sur les étendues sablonneuses n'est pas tout à fait désagréable. Un début de questionnement moral qui peut évoquer un autre de ses films, La Lettre écarlate, réalisé 2 ans avant avec la même Lilian Gish. À l'image du cheval se cabrant dans le ciel lorsque le vent souffle, le dernier segment adopte une dimension plurivoque, laissant plusieurs interprétations possibles au vent qui enterre (ou déterre) les corps. Cette poésie de l'implacable, sur fond de vents tourbillonnants qu'on entendrait presque, est d'une grande éloquence.

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mercredi 02 juin 2021

Le Club des trois, de Tod Browning (1925)

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"Tweedledee: Twenty inches! Twenty years! Twenty pounds! The Twentieth Century Curiosity!"

La lecture de The Unholy Three comme un avant-goût, une annonce 7 ans avant le célèbre Freaks à venir, est bien tentante, et ce au-delà de la seule présence commune d'acteurs aussi marquants que Harry Earles, atteint de nanisme. Ne serait-ce que d'un point de vue purement narratif, avec l'introduction plantant le contexte forain avec des artistes tous plus bizarres les uns que les autres. Tod Browning n'a pas poussé ici l'exercice aussi loin que dans son classique terrifiant, mais on est en 1925 et la proposition est déjà d'une incroyable anormalité dans le paysage cinématographique contemporain.

Quand on y pense : une association de malfaiteurs à la lisière du loufoque, composée d'un nain prénommé Tweedledee ("Tweedledee! Twenty inches! Twenty years! Twenty pounds! The Twentieth Century Curiosity!"), d'un ventriloque et d'un colosse, projette un méfait hallucinant, en trois temps, visant 1) à vendre à des gens fortunés des perroquets via une animalerie, après avoir simulé la parole de l'animal grâce aux talents de ventriloquie du protagoniste, 2) d'attendre que le client se plaigne (forcément, l'oiseau n'a jamais vraiment parlé) pour en profiter et aller repérer les lieux avec le nain déguisé en bébé, pour enfin 3) aller cambrioler la riche demeure en question. On n'en voit pas souvent, des plans comme ça. Qui plus est au milieu des années 1920.

Le nœud dramatique se formera lors du passage à l'acte de la troisième partie du plan, lorsque le ventriloque Echo (interprété par le grand Lon Chaney) apprendra que ses deux comparses ont commis un meurtre lors du cambriolage. Ce n'est pas dans cette partie-là du film, avec le sous-texte mélodramatique centré sur un triangle amoureux qui ne parvient jamais à prendre de véritable ampleur, qu'il réussit à se faire le plus pertinent. Dans le même esprit, la séquence du procès presque entièrement tournée en plans rapprochés peine à lui donner de l'ampleur et à découper l'espace de manière intelligible. Le thème de la ventriloquie dans le contexte du cinéma muet est un peu périlleux, aussi.

En revanche, de nombreuses dispositions viennent compenser cela, à commencer par le personnage de bébé teigneux interprété par Earles, avec notamment cette séquence où il se déguise en bambin au pied d'un sapin de Noël pour tromper un policier, avec casque de pompier sur la tête, jouet dans les mains, simulation de pleurs... tout en oubliant qu'il avait un gros cigare au bec, enlevé in extremis. Le mélange d'horreur et d'humour, selon l'expression du film "That's all there is to life, friends - a little laughter... a little tear...", est une belle singularité. Ajoutons à cela un chimpanzé géant tueur, et on a là une bonne idée du potentiel du Club des trois.

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mardi 01 juin 2021

Cría cuervos, de Carlos Saura (1976)

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Élève des corbeaux et ils te crèveront les yeux

Découvrir Cría cuervos relativement tard à l'échelle du parcours non-chronologique de la filmographie de Carlos Saura a l'avantage de permettre la redécouverte plaisante de beaucoup d'éléments de sa période cinématographique durant le franquisme, en rupture totale avec ce qui suivra grosso modo au début des années 80 — Franco meurt en 1975. Il y a la bourgeoisie espagnole, l'évocation des souvenirs d'enfance dans une texture très proustienne, le mélange de réel et d'imaginaire, de passé et de présent, dans une mixture aux contours flous, et plus généralement une ambiance légèrement et volontairement approximative qui trouve un équilibre intéressant entre suggestion et précision.

Et la particularité de ce film, c'est la hauteur du regard, au niveau des yeux d'une enfant, Ana, de 9 ans. La mort règne sur tout le film, avec le deuil difficile de ses parents qui fera exploser beaucoup de ressentiments et de non-dits. Ana refuse le monde des adultes, elle fuit dans l'imagination, en s'inventant une carrure de meurtrière à coup de bicarbonate dans du lait — elle pense avoir tué son père alors qu'il est simplement mort au lit avec son amante, et il en découlera un grand sentiment de culpabilité. Elle s'invente donc son univers, elle fait revivre les morts, de sorte qu'elle retrouve l'amour de sa mère (Géraldine Chaplin). Elle nous parle également depuis un temps futur (ou présent), 20 ans plus tard, avec le recul de l'âge adulte.

Un film qui pue les dernières années du franquisme, avec une fratrie de 3 sœurs orphelines bercées dans un monde fait de secrets et de réminiscences diverses. Le réel et l'imaginaire inondent l'espace tout comme la vie et la mort, entre le bonheur passé avec la mère aimante et la haine persistante du père militaire. Quelques pointes surréalistes, presque fantasmagoriques, caractéristiques de son œuvre, participent à cette ambiance insaisissable. "Cría cuervos y te sacarán los ojos" : élève des corbeaux et ils te crèveront les yeux. Un titre on ne peut plus clair pour annoncer le thème des rapports difficiles entre l'enfance et l'âge adulte, l'incompréhension qui scinde les deux, et les interdits qui minent tout l'espace dans une atmosphère à peine respirable. Et "Porque te vas" en guise de ritournelle sur la tristesse de l'absence.

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dimanche 30 mai 2021

Below Sea Level, de Gianfranco Rosi (2008)

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Un désert, des sans-abris, la Californie

Sujet d'étude ethnologique en or : une communauté de marginaux californiens, perdue au milieu d'un désert au Sud de Los Angeles, à 40 mètres sous le niveau de la mer — un détail qui donne au film son titre. Mais pas n'importe quels marginaux, pas des hippies, pas des néo-ruraux illuminés, pas des naturopathes crudivores hygiénistes : des sans-abris le plus souvent exclus violemment de la société. Dans cette ancienne base militaire désaffectée, il suffit de regarder le visage extrêmement marqué de certains des protagonistes pour comprendre que la vie n'a pas été facile et clémente avec eux.

Gianfranco Rosi, le réalisateur de Fuocoammare ou encore El Sicario, chambre 164, s'est intégré à la communauté sur le temps long (entre 3 et 5 ans, selon les sources) et ça se voit instantanément. Il côtoie très naturellement tous les individus qui peuplent ce microcosme, et donne l'occasion de brosser autant de portraits qui permettent de saisir la personnalité de chacun, avec beaucoup de respect mais sans manières, avec de la place pour l'émotion mais sans misérabilisme. Une chronique centrée sur des gens qui semblent tout droit sortis de la génération liée à la contre-culture du siècle dernier et qui en ont visiblement été expulsés avec violence — en dépit de toute la relativisation dont sont capables certains d'entre eux. Ces gens, perdus dans le sable du désert, entourés de ferraille, de vieux matelas et de morceaux de tôle, abrités dans de vieilles voitures rouillées, prennent des allures d'êtres irréels dans un cadre crépusculaire digne d'un scénario de post-apo. Le film Nomadland de Chloé Zhao, sur un sujet très proche, primé à l'international cette année, peut dégager par contraste un parfum d'artificialité et de tentative d'esthétisation vraiment hors de propos, presque révoltant en comparaison. Un contrepoint intéressant, a minima.

Leur vécu irradie à chacune de leurs interventions, aussi différentes soient-elles. Que ce soit un ancien GI ayant combattu au Vietnam qui a découvert sa féminité sur le tard, un philosophe anarchiste un peu idéaliste, un autre obsédé par les mouches, un autre qui s'occupe d'approvisionner tout le monde en eau ou une ex-docteur qui fait de l'acuponcture à son chien pour le soulager de sa tumeur, ce portrait de l'Amérique évite assez facilement les stéréotypes. Beaucoup de témoignages très émouvants. "Je veux bien vieillir, mais pas avoir l’air vieille… Je ne réalisais pas à quel point c’était facile de m’en sortir avec ce visage. C’est différent maintenant, ça va venir du dedans. Mais dedans, il n’y a rien, sauf ce que je porte sur mon visage : le feu, les brûlures, le vent qui hurle dans ma tête."

Un docu qui brille par son absence de jugement, par sa pudeur, sans pour autant éviter les complications — les effets de la crise économique, la détresse psychologique, les deuils traumatisants — auprès de ces gens qui ont été rejetés loin de l'espace public. Le film jumeau de Hobo, réalisé par John T. Davis en 1992, qui était consacré au symbole très américain des sans-abris vagabonds.

pic1.jpg, avr. 2021 pic2.jpg, avr. 2021 pic3.jpg, avr. 2021 pic4.jpg, avr. 2021

vendredi 28 mai 2021

Le Blé en herbe, de Claude Autant-Lara (1954)

ble_en_herbe.jpg, avr. 2021
Provocation

Claude Autant-Lara n'en était pas à son premier coup de pied dans la ruche morale en 1954 (Fric-Frac en 1939 était déjà doté d'un grand potentiel corrosif et La Traversée de Paris arrivera deux ans après...), puisque Le Diable au corps et L'Auberge rouge étaient déjà sortis respectivement 7 et 3 ans avant, chacun ayant déclenché des remous dans les franges les plus traditionalistes de la vieille France. Et avec Le Blé en herbe, c'est un peu comme s'il affichait fièrement son majeur tendu en l'air à ces gens-là.

Rien de gratuit dans ce film, pour être plus sérieux : la fameuse qualité française est bien là, dans toute sa splendeur (et sans doute dans tout ce qui agaçait Truffaut à l'époque), avec une photo très propre, un montage très propre, des acteurs très propres. Certes, tout est trop propre, trop lisse, mais uniquement sur la forme : car le fond est tout de même bien brûlant. Un adolescent de 16 ans en vacances sur la côte bretonne, avec son amie de toujours qu'il considère comme sa sœur, développe une relation très singulière avec une femme d'âge plutôt mur, quarantaine bien passée. Pour être plus précis : cette femme l'initiera à l'amour charnel, et il profitera de cet apprentissage express pour passer la vitesse supérieure avec son amie. Double amoralité, on ne fait pas semblant. La thématique est en ce sens proche de celle de Cybèle ou les Dimanches de Ville-d'Avray, mais les traitements sont radicalement différents.

Un film vraiment étrange, qui diffuse un malaise bien différent aujourd'hui sans doute, en lien avec l'image beaucoup plus nette de la pédophilie que l'on a aujourd'hui, même si le rapport entre les deux personnages n'est jamais présenté sous une forme de domination ou d'asservissement : on aurait envie d'y voir un rapport amoureux "normal". Des enfants qui semblent totalement laissés à eux-mêmes, les parents n'étant pas présents moralement pour les soutenir dans cette étape transitoire. Étrangement, le garçon sera bien plus entreprenant avec la femme âgée qu'avec la fille plus de son âge — sans doute car on nous l'a présentée comme sa sœur, ou presque, le lien les unissant étant laissé flou pendant un long moment.

Il manque toutefois des acteurs plus crédibles (le protagoniste n'est pas particulièrement éloquent ou naturel, disons), même si on remarque la courte présence de Louis De Funès, et des sentiments plus vigoureux pour que la machine tourne. Un vent provocateur qui est annoncé dès l'introduction, avec la nudité du protagoniste et la colonie de jeunes filles aux regards curieux et gênés.

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