mardi 16 janvier 2024

Baïonnette au canon (Fixed Bayonets!), de Samuel Fuller (1951)

baïionnette_au_canon.jpg, janv. 2024
"You're not aiming at a man. You're aiming at the enemy. Once you're over that hump, you're a rifleman."

Quand j'avais découvert le film de Samuel Fuller J'ai vécu l'enfer de Corée (The Steel Helmet), la comparaison avec Côte 465 (Men in War) réalisé quelques années plus tard par Anthony Mann m'avait sauté aux yeux : même sujet, la guerre de Corée sous l'angle des difficultés du camp américain, même budget limité, même approche sous la forme d'un exercice de style (qui s'est sans doute imposé naturellement étant donnée la limitation des moyens). Mais en réalité il y avait encore plus proche : même sujet, même budget, même approche... et même réalisateur, ainsi que même année, et même acteur principal, puisque Fuller réalisait également en 1951 Fixed Bayonets! mettant en scène Gene Evans. Drôle de cumul de points communs, alors que le résultat est sensiblement différent.

Retour sur le front coréen, alors que la guerre est encore active à l'époque, pour examiner une autre dimension (un peu moins sordide, même si on ne peut pas dire que la joie soit franchement au rendez-vous). Un immense régiment américain comptant 15000 hommes doit fuir face à la domination des troupes communistes dans la région. Pour éviter que la retraite soit trop ostensible, ce qui laisserait à l'ennemi le moyen de leur infliger de lourdes pertes, une petite escouade d'une cinquantaine d'hommes est formée pour simuler une présence stable dans un lieu stratégique et permettre au restant de la troupe d'évacuer les lieux. Pas de bol pour ces hommes, même si le calcul est vite vu d'un point de vue purement comptable : il va falloir résister le plus longtemps possible dans le froid, dans les montagnes, pour que les copains aient le temps de rentrer sains et saufs.

Le choix des conditions hivernales est intéressant car il permet de dresser un contexte peu fréquent, mais il se heurte malgré tout très vite aux problèmes de moyens — tout est bien sûr tourné en studio et on ne peut pas dire qu'une fortune ait été dépensé dans les décors... C'est rachitique, à tel point que même la neige ressemble à du sable blanc (l'avantage de la pellicule noir et blanc, elle limite la casse), ça en est même probablement. Une grosse partie de l'action se jouera donc avec une poignée de figurants perchés dans leur grotte située en hauteur, repoussant inlassablement les assauts plus ou moins timides de l'ennemi. Fuller montre bien les conditions extrêmes, on se frotte les pieds pour se réchauffer (ils sont tellement froids et engourdis qu'on frotte ceux du voisin sans s'en rendre compte), il y aura pas mal de combats rapprochés (d’où le titre), et un petit lieutenant verra ses supérieurs mourir les uns après les autres. De telle sorte qu'un beau jour, il se retrouve en charge du commandement de son unité.

Fuller, à travers ce personnage, insiste lourdement sur son incapacité a priori à commander, sur ses doutes, sur ses peurs, sa croyance en son inaptitude, avec des voix intérieures répétitives... Pour que le moment venu, sa prise en main du peloton paraisse héroïque. Tout ça semble quand même bien rabougri du scénario, même s'il parvient à éveiller quelques moments de grosse tension (l'emplacement des mines notamment) ou de surprise (le vol d'un clairon ennemi). Un film d'hommes entre eux, parmi lesquels on pourra apercevoir James Dean à la toute fin — attention à ne pas cligner des yeux, ça dure moins de 5 secondes — et qui insiste sur un quotidien angoissant, peu trépidant, avec une opposition entre deux groupes filmée un peu comme un western. Une œuvre de commande à travers laquelle Fuller réussit à insérer quelques belles séquences (qui plus est sans excès propagandiste majeur) à l'image du très beau plan final montrant des survivants qui défilent, au clair de lune, éreintés, en traversant un cours d'eau.

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024 img4.png, janv. 2024

lundi 15 janvier 2024

Faits divers, de Raymond Depardon (1983)

faits_divers.jpg, janv. 2024
"Appelle du renfort !"

Vertu étonnante de parcourir la filmographie essentiellement (mais pas uniquement) documentaire de Raymond Depardon des années 1980 à 2000 en même temps que celle de Frederick Wiseman : des passerelles assez nettes se dessinent entre les deux corpus, comme si le photographe rhodanien avait été influencé par le style très caractéristique du documentariste de Boston. Si le style caméra à l'épaule domine tout Faits divers en lui conférant une dynamique particulière (pour le dire rapidement, il n'arrête pas de courir derrière les gendarmes du cinquième arrondissement pour suivre leurs occupations quotidiennes), l'éloignant de la méthode beaucoup plus posée de Wiseman toutes époques confondues, cette captation du réel au plus près de l'action et totalement dénuée de commentaires, autant que les thématiques investies, rend le parallèle presque inévitable. Ou alors je fais une grosse fixette sur Wiseman en ce moment, ce qui est tout à fait probable.

Chose marquante, et qu'on pourrait presque qualifier de drôle si le sujet n'était pas désespérément tragique, regarder Faits divers donne un peu l'impression de retourner aux sources de deux autres de ses documentaires, Urgences (1988) et 10e chambre, instants d'audience (2004). Comme si les gardiens de la paix parisiens que l'on suit ici étaient ceux qui présentaient les différentes personnes, victimes ou coupables, aux institutions étudiées dans les deux autres films. Mais non, on est à l'été 1982 et on sillonne la capitale aux côtés d'un petit groupe de gendarmes et on navigue dans les quartiers avec eux dans leur fourgonnette old shool.

Depardon ne nous ménage pas vraiment : la première scène nous met nez-à-nez avec une sale histoire, une femme accuse un homme de viol (sans qu'on sache quoi que ce soit au sujet des faits), et on voit le comportement assez ahurissant du flic en charge d'enregistrer sa plainte qui cherche à la dissuader de porter plainte en la faisant culpabiliser voire en la menaçant. C'est sordide, c'est glauque, c'est miteux, bienvenue dans un bureau de police dans les années 80 à Paris. Il y a une mort filmée à moitié en hors-champ suite à un excès de tranquillisants et c'est terrible. Il y a une vieille femme à moitié folle que des gendarmes emmènent de force aux urgences, et ça vous prend aux tripes. Une bavure en direct "la femme s'est éclatée la tronche par terre, appelle du renfort !", la police peut pas tout faire "il faut que les gens apprennent à se défendre par eux-mêmes hein", une victime apitoyée par son agresseur ne souhaite pas porter plainte

Les affaires diverses s'enchaînent, de gravités variées, entre un vol de portefeuille et une overdose, le tragique et l'ordinaire se mêlent, mais toujours avec cet accent incroyable chez les gendarmes, de grosses sonorités sudistes qui détonnent avec l'image des forces de l'ordre parisiennes de notre époque — et ce n'est pas la seule chose qui détonne. Ce qu'on a gagné en termes de formation des agents, qui clairement à l'époque manquaient de bases du côté de la psychologie, semble irrémédiablement perdu sur le terrain de la proximité et de l'équilibre des rapports. Une belle collection d'instants : malgré toutes les maladresses et tout le racisme ordinaire qui jaillit à une intervention sur deux, on serait presque mélancolique en pensant à cette époque où l'idée du service public paraissait plus évidente.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024 img5.jpg, janv. 2024 img6.jpg, janv. 2024

samedi 13 janvier 2024

55, de Bacao Rhythm & Steel Band (2016)

55.jpg, janv. 2024

Premier album de ce groupe de Funk instrumentale partagé entre Hambourg et Trinité-et-Tobago, où le leader multi-instrumentiste Björn Wagner a vécu pendant un moment et a pratiqué le pan / steeldrum, cet instrument de percussion mélodique au son si particulier qu'on retrouve partout dans 55. L'association de ces percussions originales avec guitare, basse et cuivres produit un mélange génial, immédiatement accrocheur et gratifiant sur la durée au fil des écoutes. L'ambiance se partage entre un groove solide et des rythmes riches en provenance des Caraïbes, avec des reprises exquises (celle de 50 Cent sur P.I.M.P. est absolument géniale, et aussi source de tension quand on se remémore son utilisation dans le film palmé l'année dernière Anatomie d'une chute) et des excursions tout aussi engageantes du côté d'un son presque Synthpop (Beetham Highway Ride pourrait être inspirée d'un album de Kraftwerk par exemple). L'album entier transpire le délire au sein du collectif, sur la base d'un concept relativement simple mais d'une efficacité Afro-Funk terrible.

Extrait de l'album : P.I.M.P.

..

À écouter également : Tropical Heat, Beetham Highway Ride, Tender Trap.

Leurs deux autres albums sont presque autant incontournables : The Serpent’s Mouth (2018) et Expansions (2021).
Du premier (le second, donc) : Burn, The Serpent's Mouth, Crockett Theme, Hoola Hoop, et Touchdown.
Du second (le troisième, donc) : Tough Victory, Space, Getting Nasty.

bacao_rhythm_and_steel_band.jpg, janv. 2024

vendredi 12 janvier 2024

Squaring the Circle: The Story of Hipgnosis, de Anton Corbijn (2023)

squaring_the_circle_the_story_of_hipgnosis.jpg, janv. 2024
The golden age of music

Pour son premier documentaire, le photographe et réalisateur néerlandais basé à Londres Anton Corbijn s'est embarqué dans le récit des péripéties d'un studio de conception graphique extrêmement célèbre, Hipgnosis. Ce nom n'est probablement pas connu en dehors de certains cercles amateurs de sons des années 1960 / 1970, mais il est en revanche beaucoup plus probable que tout le monde soit familier avec le travail de Storm Thorgerson et Aubrey Powell sans en connaître les auteurs. La pochette de Dark Side of the Moon des Pink Floyd avec son prisme sur fond noir ou celle du cochon dans le ciel au-dessus de Battersea Power Station pour Animals, les enfants nus rampant sur des rochers octogonaux de la Chaussée des Géants en Irlande chez Led Zeppelin pour Houses of the Holy, ou encore Peter Gabriel déchirant la pochette d'un de ses albums portant son nom... Autant d'images iconiques qui ont marqué la musique de cette époque et qui ont toutes pour origine un studio dans une petite rue du West End de Londres.

L'histoire de Hipgnosis est racontée en premier lieu par Aubrey Powell, Storm Thorgerson étant mort en 2013, entouré par quelques grandes guest stars : Paul McCartney, Roger Waters, David Gilmour, Nick Mason, Robert Plant, Jimmy Page, ou encore Peter Gabriel. Elle est passionnante à plus d'un titre, d'abord pour le cadre culturel qui accompagne sa création, avec le repère de marginaux qui peuplaient le squat et le bouillonnement créatif autour de la musique dans ce qu'elle représentait alors, mais aussi pour la pléthore d'anecdotes qui se cachent derrière la création de toutes ces pochettes qui peuplent l'imaginaire de Rock progressif ou psychédélique de ces années-là. De la trouvaille du nom (une boutade signée Syd Barrett gravée sur la porte, selon certains) jusqu'à leur première création (la pochette de A Saucerful of Secrets en 1968) et jusqu'à leur rupture en 1983. L'histoire proprement délirante derrière l'immense cochon en plastique gonflé à l'hélium pour la photo de l'album Animals, qui suite à un incident technique s'est retrouvé libre comme l'air, porté par les vents, provoquant l'interruption de tout le trafic aérien et la colère d'un agriculteur dont les moutons étaient effrayés par la chose qui avait par la suite atterri dans son champ. Ou encore la vache dans le champ pour Atom Heart Mother.

Anton Corbijn montre bien comment les personnes derrière Hipgnosis faisaient partie intégrante de l'univers pour lequel le studio travaillait, offrant par là-même un parallèle évident avec son propre travail de photographe rock ou de créateur de vidéo. C'est sans doute Noel Gallagher qui résume le mieux l'ensemble (sans que j'y souscrive entièrement) : "They represent the golden age of the music business, where people believed that music was art and it could change the world. Whereas now music is a commodity".

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024

Quelques pochettes réalisées par Hipgnosis :

a_saucerful_of_secrets.jpg, janv. 2024 animals.jpg, janv. 2024 atome_heart_mother.jpg, janv. 2024 dark_side_of_the_moon.jpg, janv. 2024 houses_of_the_holy.jpg, janv. 2024 madcap_laughs.jpg, janv. 2024 peter_gabriel.jpg, janv. 2024 ummagumma.jpg, janv. 2024 wish_you_were_here.jpg, janv. 2024

jeudi 11 janvier 2024

Amis américains, de Bertrand Tavernier (1993)

amis_americains.jpg, janv. 2024
Tavernier le cinéphile

Quelle que soit la version lue, quand on parle de ce livre de Bertrand Tavernier, la première chose qui émerge a souvent trait au volume de l'objet, du haut de ses 1000 pages et de ses nombreux kilos (on est vraiment à la limite du manipulable et du transportable). La seconde porte sur le nombre d'années nécessaires pour venir à bout du colosse.

Une chose essentielle ressort à la lecture de ces Amis américains : il ne s'agit pas du tout d'un recueil d'entretiens au sens communément admis, du type d'échanges entre journalistes ciné et réalisateurs de passage pour assurer la promotion du film du moment. Le format est résolument autre, avec ses côtés positifs et ses aspects plus problématiques : il s'agit avant tout de l'agrégation de travaux de Tavernier l'attaché de presse dans les années 60-70, devenu au fil du temps cinéaste et dont la passion cinéphile grandissante (ainsi que l'accointance avec les personnes interrogées) a pris des proportions immenses au fil des décennies pour atteindre le degré d'enthousiasme communicatif qu'on lui connaissait jusqu'à sa mort en 2021. Des retranscriptions d'échanges plus ou moins éclairés, sur des thèmes et des hommes (pas l'ombre d'une femme dans les grande slignes) qu'il connaît plus ou moins bien, avec souvent des éléments introductifs pour présenter le contexte ou préciser a posteriori son point de vue.

Le plus drôle sans doute, en lisant cette édition augmentée de 2019, au-delà de la multiplicité des points d'entrée sur la subjectivité de Tavernier, c'est de voir à quel point les avis sont parfois volatiles, et comment en seulement quelques mots, on passe d'une opinion extrêmement négative à une appréciation sans borne — c'est souvent dans ce sens-là. Comme Tavernier a vu (et revu) des dizaines de milliers de films et qu'il choisit de n'évoquer longuement que ceux qui lui ont plu chez chacune des personnes rencontrées, il y a un côté un peu étouffant et indigeste dans cette accumulation de louanges qui tournent souvent aux panégyriques.

Il restera cette flamme, cette accumulation d'anecdotes, ce désir ardent de rencontrer ces réalisateurs, formant un tout très hétérogène notamment à cause du niveau de connaissance variable et des tempéraments assez éloignés. Très intéressant d'entendre ces cinéastes parler d'autres cinéastes aussi, de ressentir les tendances humbles ou plus irascibles. Et les borgnes, aussi : après John Ford sont évoqués Raoul Walsh, André De Toth, et pour la forme Tex Avery (Fritz Lang et Nicholas Ray ne sont pas mentionnés de mémoire). Ce genre de recueil est une mine d'informations sur l'ancien monde, et montre quand même très vite des limites tant l'évolution du cinéma se fait à grande vitesse (la première édition remonte à 1993) : beaucoup de considérations paraissent particulièrement datées et désuètes avec les 30 années qui nous séparent.

Sans surprise, Tavernier considère John Ford comme l'alpha et l'oméga du cinéma, le parrain de nous tous. Il est beaucoup plus à l'aise avec John Huston et Tay Garnett, des gens comme Henry Hathaway et William A. Wellman, notamment sur le segment western (qui ne me passionne pas, rendant énormément d'échanges insipides à titre personnel, Budd Boetticher [même s'il était à l'époque très mal connu], Delmer Daves, Robert Parrish) qu'avec par exemple Edgar G. Ulmer qu'il semble moins bien connaître. Des échanges surprenants subsistent, avec Stanley Donen (premier contact houleux mais qui s'est amélioré par la suite) ou Elia Kazan (sous l'angle de sa contribution aux dénonciations maccarthystes). Certains sujets étonnent, comme sa conception de la série B au travers du producteur-réalisateur Roger Corman ou encore la place accordée à Robert Altman. Le chapitre le plus intéressant de mon point de vue est probablement celui dédié à la liste noire, les célèbres Hollywood Ten qui avaient subi les foudres de la censure américaine et qui cherchaient désespérément des prête-noms (autant côté réalisation que côté scénario) pour pouvoir continuer à travailler : ceux-là, parmi lesquels figure notamment Herbert J. Biberman et auxquels s'ajoutent Dalton Trumbo, Edward Dmytryk, ou encore Martin Ritt, confèrent à cette partie du livre une matière conséquente que l'on ne retrouve pas souvent ailleurs. Le final de la version réactualisée, avec le trio étrange Payne / Dante / Tarantino, détonne franchement avec le reste et n'apparaît pas comme incroyablement nécessaire, probablement un ajout tentant de moderniser maladroitement le propos ayant décliné en termes de pertinence plus vite que le reste.

N.B. : C'est la trombine de Huston, cigarillo aux lèvres, qui figure sur la couverture.

mercredi 10 janvier 2024

Un idiot à Paris, de Serge Korber (1967)

idiot_a_paris.jpg, janv. 2024
Les pérégrination d'un bredin

Dans la catégorie des films de l'ancienne France, avec virée rurale et excursion citadine, naviguant au sein d'un casting extrêmement touffu, avec d'énormes morceaux de truculence et de belles grandes gueules, et permettant de redécouvrir des tableaux quotidiens du siècle passé, Un idiot à Paris est un très bon élément. Je ne connaissais Serge Korber que de nom, associé à des productions qui me donnaient envie de fuir au plus vite (L'Homme orchestre, Sur un arbre perché, et plus récemment Les Bidochon), et voilà que me tombe sur le coin du museau cette comédie intelligente, bien plus fine qu'il n'y paraît, drôle et très agréable à suivre.

Le premier constat arrive rapidement : comment se fait-il que Jean Lefebvre n'ait pas eu davantage d'opportunités dans des rôles de premier plan ? Je l'ai toujours connu cantonné à des personnages de seconde zone, alors qu'ici il explose littéralement tout sur son chemin, interprétation parfaite d'un ouvrier agricole considéré comme l'idiot de la région qui se retrouve seul et paumé dans les rues de Paris suite à une mauvaise boutade de gens de son village. Un périple qui commencera dans les anciennes Halles de Paris, peu avant le transfert du marché vers Rungis : une vertu documentaire, donc, cette déambulation en ces lieux et premier contact avec la capitale pour le personnage.

Il y a aussi l'articulation vraiment bien foutue, un peu approximative mais toujours fluide, entre les différents personnages alors qu'il y en a une sacrée tripotée. Dans le village, le décor est planté avec Robert Dalban le maire et Bernadette Lafont sa fille, ainsi que quelques locaux ayant peu de considération pour celui que tous appellent le bredin, comme Jean Carmet. Côté ville, c'est là que l'activité s'accélère : le premier vrai contact se fait avec Bernard Blier, propriétaire d'un commerce de viande en gros issu de l'Assistance publique qui prendra le héros sous son aile par solidarité entre orphelins — et accessoirement premier réceptacle des grandes tirades de Michel Audiard, plutôt en forme dans ce film, évitant les excès désagréables. Puis une série de seconds rôles délicieux emplissent l'espace, Dany Carrel dans le rôle de la prostituée qui rêve de campagne et qui donnera confiance à Lefebvre, et plein de rôles mineurs mais tout aussi réjouissants comme Paul Préboist en gardien de parc, Yves Robert en habitant lunaire, ou encore le tout jeune Pierre Richard en gendarme. Une comédie étonnamment plurielle, familiale et anar, tendre et acide, récit initiatique et ode à la verdure.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024

mardi 09 janvier 2024

Geographies of Solitude, de Jacquelyn Mills (2022)

geographies_of_solitude.jpg, janv. 2024
Une vie sur Sable Island

Jacquelyn Mills introduit et explore deux choses bien distinctes dans Geographies of Solitude, un lieu et une personne, les deux étant sans surprise intimement liés.
L'île de Sable, d'une part, une petite bande de sable canadienne en forme de croissant, longue d'une quarantaine de kilomètres et large d'à peine plus d'un. Située dans l'océan Atlantique au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, à 170 km du continent, elle est avant tout un refuge d'oiseaux migrateurs et elle abrite aujourd'hui quelques centaines de spécimens d'une population de chevaux sauvages particuliers.
Zoe Lucas, d'autre part, une femme vivant seule sur ces quelques dizaines de kilomètres carrés depuis plus de 40 ans, travaillant sur l'étude de la biodiversité à travers l'île, sur le comportement de la faune locale, ainsi que sur l'impact de diverses pollutions à plusieurs niveaux.

Le cadre est naturellement exceptionnel, mais c'est avant tout le travail de la documentariste qui confère au lieu une dimension si fortement singulière. En réalité Geographies of Solitude observe Lucas un peu comme Lucas observe la vie sur l'île, en y ajoutant des expérimentations formelles régulières : le travail sur l'image (pellicule) et sur le son (l'analogique qui crépite) est vraiment remarquable, à défaut de faire unilatéralement consensus — le propre du cinéma expérimental après tout, il serait bizarre que Stan Brakhage ou Kenneth Anger, au hasard, fassent l'unanimité... En l'occurrence, on pourra observer ce que donne l'enfouissement de pellicules 16 mm à divers endroits de l'île, après développement et ajouts de différents éléments (sable, poils de chevaux, etc.). Ces inserts expérimentaux sont en tous cas marginaux et ne gênent en rien le reste, ils accompagnent en douceur la confection de cette ambiance originale qui flotte en ces lieux dépeuplés d'humains. Ici, c'est le règne des chevaux sauvages, des oiseaux, des phoques et... du plastique.

On y revient toujours, à ces bouts de pétrole qui s'infiltrent dans absolument toutes les strates, dans tous les corps biologiques, dans toutes les rivières et tous les océans, parcourant inlassablement la terre. Ils peuvent finir en Chine (Plastic China) ou au Ghana (Welcome to Sodom) comme le résultat de la délocalisation du traitement de nos déchets, ils peuvent se retrouver jusque dans les coins magnifiques les plus reculés et inhabités (Exogène), et ils peuvent donc se retrouver sur cette île déserte, que ce soit dans l'estomac des oiseaux morts (plus de 70% des oiseaux analysés ont le ventre rempli de ces déchets) ou disséminés sur les plages dans des formes très diverses (bouteilles intactes, filaments issus de la décomposition, ou même sous la forme des petites granules (nurdle ou larme de sirène) que l'on retrouve littéralement partout depuis le milieu du XXe siècle).

Mais cela n'entame pas la douceur du regard porté sur cet écosystème hors du commun, visité par Cousteau au début des années 80 (archives à l'appui) à une époque où Lucas n'était âgée que d'une vingtaine d'années... Elle aura littéralement dédié sa vie à l'étude de cette île et des changements sur plus de 4 décennies, et le docu parvient à rendre compte de cette dimension scientifique exceptionnelle avec une grande humilité, dans une démarche rarement vue ailleurs. Il en résulte un témoignage très poétique de la vie sur Sable Island, sur ses habitants permanents ou de passage, et sur le passage du temps.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024 img5.jpg, janv. 2024

lundi 08 janvier 2024

Et la lumière fut, de Otar Iosseliani (1989)

et_la_lumiere_fut.jpg, janv. 2024
Dans une forêt de Casamance

Et c'est là où je l'attendais le moins qu'Otar Iosseliani me surprend le plus, au détour d'une coproduction entre France, Allemagne et Italie, un film sous des allures de conte flirtant avec le non-fictionnel situé dans un village de Casamance, dans le sud du Sénégal, parmi les peuples diolas. Et la lumière fut est une œuvre lente, elle prend très agréablement son temps pour décrire le quotidien d'un village au cœur d'une forêt africaine avant de lancer les péripéties à proprement parler. Il y a des différends réguliers entre les différentes familles, structurées autour d'une organisation qui semble perpétuer les coutumes ancestrales d'un système matriarcal, mais le soir tout le monde se réunit pour contempler le coucher de soleil. En toile de fond, de manière très détachée, vague mais insistante, la menace des engins forestiers se précise à mesure que les arbres centenaires s'écrasent du haut de leurs centaines de mètres.

Ce n'est pas la première fois dans sa filmographie, mais Iosseliani s'amuse beaucoup à ne pas sous-titrer rigoureusement son film. C'était le cas notamment dans Pastorale. Ici, seulement une petite partie des dialogues a droit à des traductions, insérées sous la forme de cartons hérités du cinéma muet, sans que ce sous-titrage ainsi sous-échantillonné ne pose le moindre problème de compréhension globale, d'immersion ou de sensation. On observe les hommes laver le linge et pêcher, on observe les femmes chasser à l'arc. Les cases tanguent quand on y fait l'amour, et les crises conjugales ne sont pas rares. Une vieille femme part mourir dans la forêt : un enfant est né et il porte le même nom qu'elle. De petits radeaux transportent de la nourriture le long de canaux sinueux, quelques querelles amoureuses animent le village, on communique d'un bout à l'autre du lieu à l'aide de percussions sur des troncs d'arbres. Image surréaliste servie en guise de hors-d'œuvre : une guérisseuse particulièrement douée recoud la tête coupée d'un homme qui ne gardera apparemment qu'une légère gêne au niveau de la cicatrice.

Dans cette position d'observateur privilégié, on pourrait passer des heures à scruter ce village, sa quiétude, ses querelles, et ses environs forestiers menacés par des bûcherons qui n'oublient pas de ramener des bonbons corrupteurs. Il faut dire que les arbres tombent de plus en plus près des maisons... C'est une sorte de chronique imaginaire servie par Iosseliani, avec les sarcasmes doux habituels, qui se termine par un voyage en ville (on pense un peu à Divine Carcasse de Dominique Loreau) et une dernière vision surréaliste (les touristes contemplant l'incendie du village, en trouvant ça joli). Une bien étrange tranquillité.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024

dimanche 07 janvier 2024

R.A.S., de Yves Boisset (1973)

r.a.s..jpg, janv. 2024
Premier jet

Probablement l'un des premiers films à aborder aussi frontalement la Guerre d'Algérie, une dizaine d'années après la fin du conflit et autant d'années de censure à ce sujet — R.A.S. en subit malgré tout les conséquences à sa sortie en 1973, avec des coupures imposées au montage et des perturbations par des fachos lors de projections. Si l'on n'avait pas peur des parallèles un peu trop hardis, on pourrait dire qu'il s'agit d'un Full Metal Jacket mineur à l'algérienne, avec un découpage en deux parties, une première étant dédiée à la préparation en France et une seconde dévolue aux conditions de guerre sur le terrain. Yves Boisset, on le sait, n'est pas le plus grand représentant de la finesse, mais étonnamment son côté un peu bourrin s'accorde assez bien avec l'âpreté de la situation, du moins beaucoup plus que dans Le Prix du danger par exemple. L'occasion ici de découvrir une belle brochette d'acteurs devenus depuis des célébrités mais inconnus à l'époque, Jacques Spiesser, Jacques Villeret, Jacques Weber (absolument méconnaissable), Claude Brosset, Jean-François Balmer, Michel Peyrelon, Jean-Pierre Castaldi. À noter également la présence de Philippe Leroy-Beaulieu, un peu vieilli depuis Le Trou.

R.A.S. me fait beaucoup penser à un autre film français de l'époque, Le Pistonné, réalisé par Claude Berri en 1970 et montrant les déboires du soldats Guy Bedos envoyé de force au Maroc. Le ton est vraiment semblable, seuls les enjeux diffèrent — et la portée politique évidemment. C'est amusant de voir réunis de tels personnages ici, un anarchiste, un communiste, et un apolitique notamment, tous rechignant à combattre en Algérie, opposés sur beaucoup de sujets mais unis dans leurs déboires. Pour l'une des premières visions de la Guerre d'Algérie acceptée dans le circuit de distribution français, il faut quand même reconnaître à Boisset un certain tact, car même si on n'a pas affaire à un monument de subtilité, il sait conserver un regard assez neutre (le commandant est inspiré par une personne réelle, Jean Pouget). La violence est laissée en hors champ la plupart du temps, choix judicieux pour se concentrer sur l'état d'esprit des soldats sous la forme d'une chronique militaire relativement sobre de la part du réalisateur.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024

samedi 06 janvier 2024

Trafic, de Jacques Tati (1971)

trafic.jpg, janv. 2024
"Où allez-vous, monsieur Hulot ?"

Le fond de l'air est décidément bien tristounet dans ce dernier épisode des aventures de Monsieur Hulot, vieillissant, souvent laissé sur le bas-côté et en marge de l'activité, qui fait suite quatre années plus tard à l'échec commercial (et pourtant magnifique) de Playtime ayant entraîné la faillite de la société de production de Jacques Tati. Il est malgré tout parvenu à se remettre en selle pour Trafic, et à dissimuler des contraintes matérielles inévitables derrière un certain minimalisme de mise en scène qui s'accorde assez bien, il faut le reconnaître, avec son style lunaire et son appétence pour le détail. Aucun problème pour passer près de deux minutes à observer des conducteurs se tripatouiller le nez en gros plan ou des hommes d'affaires évoluer de manière très saccadée à cause de fils délimitant les stands dans un immense hall d'exposition en plan large...

S'il y a bien un changement majeur par rapport aux précédents films de Tati, c'est la présence d'un objectif précis structurant la narration et l'irruption d'un personnage féminin d'importance : à la différence de Playtime ou de Mon oncle qui campait une position très observationnelle, on peut résumer l'histoire de Trafic à celle d'un dessinateur pour une petite entreprise automobile parisienne chargé de présenter sa dernière invention (une Renault 4L aménagée en voiture de camping révolutionnaire, l'avant-garde des vans aménagés en quelque sorte) au salon d'Amsterdam en compagnie d'une attachée de presse dont il ne restera pas insensible. C'est clair et intelligible, même si cela n'empêchera évidemment pas une cascade d'imprévus et de gags reflétant sans doute la définition même de la méthode Tati.

On retrouve le Monsieur Hulot observateur à la fois candide et circonspect de la société moderne, de ses évolutions, de son progrès. Les routes parcourues par le personnage, sillonnées par d'innombrables véhicules (dont on aura observé la construction au gré d'une introduction quasi-documentaire) alors que lui-même restera la plupart du temps immobilisé sur le bord du chemin, forment une métaphore à la fois simple, distante, et loufoque du regard qu'il semble poser sur son époque. Même si on n'échappe pas à une certaine répétitivité dans le geste, comme si Tati faisait du sur place en roue libre, il reste une ambiance (très particulière et immédiatement reconnaissable, du burlesque de bande-dessinée des années 1970) et un foisonnement de détails. On retrouve aussi cet amour pour la confusion sonore, avec des dialogues souvent inintelligibles, noyés dans une cacophonie désagréable tant qu'on cherche à identifier la partie utile du signal, pour finalement dériver vers une sorte de film muet dégénéré. Ça parle, ça parle, mais personne n'écoute vraiment : tout le monde s'en fout.

Il y a dans Trafic comme dans tous les Tati une dimension expérimentale qui peut rebuter, surtout lorsqu'elle est alliée à un humour aussi burlesque et suranné. On voit bien le cinéaste expérimenter, ici avec les décors et les couleurs, là avec les effets sonores et les propos incompréhensibles. Ces jeux, toujours en mode mineur, provoquent un effet de contrepoids avec le constat désabusé de son personnage devant une forme de déshumanisation de la société par la consommation, impassible devant la fourmilière hystérique. Ils évitent au film de verser dans la critique passéiste et amère, et forment un petit espace de calme et de confort au milieu du chaos.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024 img5.jpg, janv. 2024

- page 5 de 122 -

Haut de page