samedi 25 novembre 2023

Fingernails, de Christos Nikou (2023)

fingernails.jpg, nov. 2023
"Sometimes being in love is lonelier than being alone."

La science-fiction d'anticipation et la romance font régulièrement bon ménage, et leur association forme dans mon imaginaire une petite constellation agréable avec parmi les réussites des films comme Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry, Il était temps de Richard Curtis, Perfect Sense de David MackenzieHer de Spike Jonze et The Lobster de Yórgos Lánthimos. Il y a en plus de cela pas mal de points communs en matière d'ambiance et de douceur mystérieuse avec un autre film de Christos Nikou, Apples, plus original et moins calibré par l'industrie américaine.

Il y a beaucoup d'ingrédients qui présagent quelque chose de positif : le côté aseptisé (sans en faire trop) de la société qui propose les tests au cœur du film, permettant de savoir combien s'aiment deux personnes, l'association obligatoire mais désagréable de sensations opposées puisque pour faire ce test d'amour il faudra s'arracher un ongle, et sur un plan plus intellectuel, le message du film questionnant la possibilité et au-delà l'intérêt de connaître le chiffre tant attendu. À travers cette satire douce, bien sûr, résonne une multitude d'injonctions contemporaines visant à évaluer les sentiments, à sonder notre distance à la norme, et plus généralement au carcan qui se pose à nous à mesure que les critères prétendument sûrs et objectifs s'imposent dans la vie quotidienne.

Mais à mes yeux Christos Nikou ne creuse pas suffisamment le concept moteur du film, le fameux test, il se contente de le poser comme un prérequis pour mieux se concentrer sur le reste. Dommage, car beaucoup de questions sont suscitées par un tel concept et on reste un peu sur sa faim (même si ce n'est pas son but, je l'entends). J'aime bien les questionnements existentiels et sentimentaux qui flottent autour des personnages cela dit, mais elle est tenace cette impression que le concept n'est pas utilisé à fond. Finalement le film digresse vers une romance un peu classique, mais néanmoins touchante entre Jessie Buckley et Riz Ahmed — à noter Luke Wilson qui fait de la figuration. On est un peu dans les mêmes limitations que beaucoup d'épisodes de Black Mirror, l'esthétique vintage est chouette, la satire dystopique est pertinente dans ses intentions, mais le dérèglement introduit reste faiblement observé, comme un potentiel inexploité, et le final laisse un sentiment d'inachèvement.

img1.jpg, nov. 2023 img2.jpg, nov. 2023

vendredi 24 novembre 2023

Manœuvre, de Frederick Wiseman (1979)

manoeuvre.jpg, nov. 2023
Travaux pratiques

C'est la troisième incursion documentaire de Frederick Wiseman dans le corps militaire : il y a eu la formation à la guerre et l'inculcation d'une supériorité morale et physique dans Basic Training, il y a eu des GIs se faisant chier comme des rats morts dans une zone démilitarisée après la guerre du Kippour dans Sinai Field Mission, et voilà donc le temps de la guerre factice à l'occasion d'une sorte de jeu militaire à grande échelle, un entraînement des troupes américaines de l'OTAN en Allemagne, simulation d'un conflit impliquant une unité de chars en 1979.

On peut voir beaucoup d'images extrêmement bizarres dans Manoeuvre. Sur une autoroute allemande, une colonne de chars américains avance sur la voie de droite à 50 km/h, se faisant doubler par des voitures de civils. Des gamins en vélo qui débarquent sur un terrain d'exercice militaire impliquant des dizaines de chars. Des blindés qui passent à l'intérieur de petits villages devant des habitants mi-amusés, mi-médusés. Car pour leur exercice grandeur nature, les militaires américains débarquent au beau milieu de l'Allemagne en pleine Guerre froide avec tout leur matériel, leurs armes, leurs véhicules, leurs centres de commandement. Il faut impressionner le camp adverse. Seuls les évaluateurs détonnent dans le paysage, présents sur place pour examiner les différents intervenants.

Malgré tout, Wiseman montre bien à quel point ces soldats se comportent comme des grands enfants. On joue littéralement à la guerre, les obus étant remplacés par des espèces d'énormes pétards fixés sur les canons. Il y a des scènes totalement lunaires, où le montage superpose des images de chars sillonnant les routes et des conversations parfaitement familières entre soldats : d'un côté la colonne de chars ultra agressives, et de l'autre des ados mal dégrossis qui commentent le physique des femmes sur leur passage. D'autres séquences sont franchement comiques, comme ces soldats qui se font passablement engueuler par leur supérieur car ils ont été particulièrement mauvais lors de l'exercice du jour (comme un cancre à l'école : "Now guys, do I speak English or not? Do you understand what I want? Or don't you understand what I want? If you don't understand I can find fucking replacements" — ce qui n'est pas tout à fait vrai, il n'a pas le choix) ou cette engueulade en fin d'exercice entre un commandant et un évaluateur. Mais le plus drôle reste clairement cette scène de l'espace où des dizaines de chars se retrouvent bloqués sur une route forestière, avec un papi allemand bloquant la route et leur disant qu'il ne les laissera pas passer, lui étant tranquillement en train de creuser un fossé — les militaires ne parlent pas ou très peu la langue locale, et on comprend qu'ils ont tout défoncé l'année précédente lors d'un exercice similaire.

Les aspects surréalistes de ce genre ne manquent pas, et c'est là l'avantage de tourner probablement plusieurs centaines d'heures de rushes : Wiseman réussit à capter une discussion absolument géniale, entre des instructeurs en pause et un habitant du coin ayant vécu la Seconde Guerre mondiale et racontant comment capturé par les Alliés et emprisonné aux États-Unis, il avait apprécié pouvoir manger à sa faim, là où ceux restés au pays souffraient de malnutrition. Pendant tout le docu, on voit des gens décrire le théâtre des opérations et faire semblant de tirer, et à la fin, apparemment, la guerre est perdue sans qu'on sache vraiment pourquoi. À l'opposé de ce qui était enseigné dans les écoles de Basic Training, les soldats hésitent, bafouillent, récitent maladroitement des leçons pas assimilées. La solennité des exercices, point d'honneur des hauts gradés en cette année de sortie de Apocalypse Now, contraste décidément beaucoup avec l'attitude des civils croisés, les enfants fascinés, les paysans circonspects, et la cohorte de passants qui se marrent.

img1.jpg, nov. 2023 img2.jpg, nov. 2023 img3.jpg, nov. 2023 img4.jpg, nov. 2023 img5.jpg, nov. 2023 img6.jpg, nov. 2023 img7.jpg, nov. 2023 img8.jpg, nov. 2023 img9.jpg, nov. 2023

jeudi 23 novembre 2023

Le Pavillon d'or (炎上, Enjō), de Kon Ichikawa (1958)

pavillon_d-or.jpg, nov. 2023
Brûle ce que tu as adoré

Quand Kon Ichikawa adapte un récit de Yukio Mishima (lui-même inspiré d'un événement survenu en 1950), le résultat tranche assez fortement dans le ton par rapport à ce qu'on peut connaître par ailleurs, que ce soit les films en temps de guerre (Feux dans la plaine 1959, La Harpe de Birmanie 1956) ou les films plus intimistes (Le Pauvre Cœur des hommes 1955, Le Fils de famille 1960, La Vengeance d'un acteur 1963). Ce n'est pas dans la structure narrative qui éclate les différentes époques de l'histoire en enchâssant flashbacks dans flashbacks, format auquel on peut en l’occurrence être déjà habitué chez lui, mais bien davantage dans le carrefour de plusieurs approches, le caractère intimiste du portrait de cet adolescent éduqué dans le temple du Pavillon d'or de Kyoto croisé avec la thématique spirituelle du respect de la religion bouddhiste. Les faits ne sont pas cachés : dès l'introduction, on apprend que le temple a été incendié et que le principal suspect (Goichi Mizoguchi) a été arrêté, après ce qui ressemble à une tentative de suicide. Tout l'enjeu du film sera donc, on s'en doute, d'en apprendre plus sur la vie de ce personnage et de percevoir les raisons de ce geste.

En un sens, je trouve qu'on retrouve un thème propre à Mishima dans la révolte silencieuse de cet élève, déçu par son entourage et par le monde corrompu des adultes, comme si l'enfance représentait une forme de pureté capable de déceler la perversion du monde et de brûler un symbole d'élévation spirituelle qui ne serait pas mérité selon lui par les personnes qui le fréquente. Dans la progression de cette réflexion, l'acteur Raizō Ichikawa alors âgé de 27 ans (et sans lien familial avec Kon a priori) incarne le personnage Goichi Mizoguchi souffrant de nombreux troubles, à commencer par son bégaiement dont les origines possibles sont esquissées à travers un spectre large : la scène traumatisante de son enfance où il avait surpris sa mère en pleine adultère, alors que son père était présent et déjà gravement malade, un rapport au monde et aux autres globalement compliqué, un sentiment d'imposture au sein de ce temple dont il ne partage pas intensément la religion... En tout état de cause, les motivations de l'incendiaire resteront assez vagues, ou du moins plurielles, là où sa perplexité face au monde qui l'entoure sera plus tangible, notamment au travers de sa rencontre avec le personnage de Tokari — Tatsuya Nakadai en infirme manipulateur. Le Pavillon d'or arbore une forme d'austérité un peu trop forte pour être aisément aimable, mais le regard que Ichikawa porte sur cette conception atypique du beau provoquant in fine l'incendie volontaire d'un tel monument construit un cheminement intéressant autour d'une forme de désintégration morale.

img1.jpg, nov. 2023 img2.jpg, nov. 2023 img3.jpg, nov. 2023 img4.jpg, nov. 2023 img5.jpg, nov. 2023

mercredi 22 novembre 2023

Héros ou Salopards (Breaker Morant), de Bruce Beresford (1980)

heros ou salopards

« And a man's foes shall be those of his own household »

Première publication : 01/02/2016.

Héros ou salopards (titre auquel on préfèrera sans doute le plus sobre Breaker Morant, du nom de son personnage principal) est un film plutôt rafraîchissant dans le paysage cinématographique mondial, et ce principalement grâce à son sujet : la fin douloureuse de la Seconde Guerre des Boers qui opposa les peuples d'Afrique du Sud à l'empire britannique et à l'Australie entre 1899 et 1902, quelques années avant la Première Guerre mondiale. L'autre point intéressant de Breaker Morant, au-delà du petit rappel historique, c'est de faire un film de procès qui ne se focalise pas sur le sort des accusés du point de vue "coupable ou innocent ?" (ils sont coupables et seront punis, forcément) mais qui essaie plutôt de statuer sur leur responsabilité. Très vite, on comprend que ce ne sont que des "hommes normaux" projetés dans des "situations anormales". De vulgaires soldats qui n'avaient rien demandé, qui ont simplement un peu trop obéi aux ordres, et dont les vies seront utilisées comme monnaie d'échange en faveur d'un traité de paix.

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« And a man's foes shall be those of his own household » : voilà toute l'essence du procès résumée en une citation (biblique) que le poète protagoniste déclamera. Une nation (représentée en la personne de Lord Kitchener) désirant prouver sa bonne volonté en jugeant ses propres soldats fermement, avec un verdict écrit d'avance, dans l'espoir de mettre rapidement un terme à cette guerre. À travers l'histoire de ces trois soldats australiens aux ordres de l'armée britannique, c'est donc celle des "Scapegoats of the Empire" (les boucs émissaires de l'empire) qui est contée, et qui fut l'objet d'un livre censuré par le Royaume-Uni jusqu'au milieu du XXe siècle.

On peut reprocher certains procédés assez peu convaincants au film de Bruce Beresford, comme certaines images trop caricaturales (les deux condamnés à mort qui s'avancent main dans la main vers leur fin, même si cette image sera vite contrebalancée par les deux plans consécutifs magnifiques, à contre-jour, de leur exécution). La poésie de Harry "Breaker" Morant (personnage véridique) arrive un peu tard, comme un cheveu sur la soupe, mais renforce la dimension mélancolique du final comme il se doit. Et le charme singulier des décors sud-africains authentiques opère, avec force. Au final, entre culpabilités évidentes, responsabilités à prouver, machinations politiques et autre broyages institutionnels, Héros ou salopards se révèle beaucoup plus dense et subtil que prévu.

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Deuxième publication : 12/11/2023.

Encore un revisionnage assez conforme à mes souvenirs (après le très mauvais American Nightmare), procurant le sentiment réconfortant d'être encore d'accord avec mon moi d'il y a 7 ans. Est-ce l'effet de surprise qui s'est évaporé, est-ce mon enthousiasme d'alors qui a décru à cause d'une exigence supérieure ? Quoi qu'il en soit, Breaker Morant m'a un peu moins passionné même si l'éventail de thématiques explorées et le contexte dans lequel elles sont déployées ont conservé un intérêt manifeste.

Le cadre militaire est vraiment original et surprenant, d'un point de vue français tout du moins : on ne peut pas dire que la seconde guerre des Boers, entre 1899 et 1902, a fait l'objet d'énormément d'œuvres connues chez nous, un conflit opposant l'empire britannique et les descendants des pionniers blancs d'Afrique du Sud essentiellement néerlandais, allemands et huguenots. Un terme qui laissera la place à celui d'Afrikaner par la suite. Les Boers étaient majoritairement des paysans connaissant bien le terrain et livrant à leurs ennemis une guérilla, ce qui conduisit les Britanniques à solliciter les soldats australiens pour évoluer dans ces territoires hostiles. Vers la fin du conflit, craignant que l'Allemagne ne rentre en guerre contre elle, les dirigeants du Commonwealth profitèrent d'un massacre commis sur des Boers pour instrumentaliser la cour martiale et solder la fin du conflit, au prix d'une accusation connue aujourd’hui pour avoir été largement inéquitable envers les soldats australiens mis en cause. La définition même de boucs émissaires.

Les films traitant de faits graves commis dans un contexte militaire mais hors de la guerre telle qu'on la conçoit traditionnellement sont très nombreux, et là n'est pas l'originalité de Héros ou salopards qui peut se concevoir comme une version britannico-australienne de La Nuit des généraux (un crime pendant la guerre) et Des hommes d'honneur. Dans ce dernier, Rob Reiner montrait clairement les deux militaires accusés comme des innocents ayant uniquement obéi à un ordre ayant conduit à la mort d'un de leurs camarades. Ici, Bruce Beresford explore une zone grise bien plus étendue, en explicitant très rapidement la culpabilité morale des trois principaux accusés tout en y opposant le questionnement vis-à-vis de leur responsabilité. À noter l'interprétation très propre de Edward Woodward et Bryan Brown sur le banc et de Jack Thompson à la défense.

En un sens il n'y a guère de suspense : une des premières scènes expose sans détournement l'intention de la part de Lord Kitchener de faire un procès exemplaire qui servira les intérêts de sa nation. Un procès qui pourra ironiquement se poursuivre par une conférence de paix. L'intérêt réside davantage dans le film de prétoire, entrecoupé de flashbacks pour illustrer les différents épisodes, qui appuie sur les asymétries fondamentales entre l'accusation et la défense. Le nœud du problème est assez concis en réalité : le capitaine Hunt a ordonné à ses hommes d'agir selon le mode officieux des armées (pas de prisonniers, finie la guerre de gentlemen), et ce dernier ayant trouvé la mort, il n'existe plus de preuve pouvant dédouaner les accusés de leur responsabilité. Beresford s'intéresse ainsi à la psychologie de ces personnages, auteurs d'horreurs commise par des "normal men in abnormal situations", et en prenant ses distances avec la vision de "poor Australians who were framed by the Brits".

C'est donc à un premier niveau le récit d'une instrumentalisation de ce procès, mais avant tout une exploration de ces zones grises, avec les directives tacites du commandement d'un côté, et de l'autre des officiers plus ou moins complaisants vis-à-vis de ces ordres là où ils auraient pu prendre leurs distances. Breaker Morant arbore de nombreuses facilités d'écriture, que ce soit lors du procès (avec beaucoup de plaidoiries très théâtrales de la part de la défense, et beaucoup d'arguments rejetés trop facilement par le tribunal) ou lors de la conclusion (avec une relative effusion de sentiments en contraste avec la sobriété du reste du film, main dans la main, lever de soleil dans des teintes roses et orangées magnifiques), qui n'oublie pas de marteler son message au travers de la métaphore de l'empire qui exécute deux soldats et les fait rentrer de force dans leurs cercueils trop petits.

Happy Accidents, de Brad Anderson (2001)

happy_accidents.jpg, nov. 2023
"Because we all know what happens when you take away the mystery."

À l'origine, Happy Accidents ressemble à une comédie romantique comme il s'en fait à la chaîne : Ruby, le personnage incarné par Marisa Tomei, discute avec ses amies au sujet de leurs ex pour égrainer les pires expériences qu'elles aient connues, et un jour elle tombe sur un homme différent des autres, Sam (Vincent D'Onofrio), et ce dernier, avec sa tendresse, sa simplicité et sa maladresse, lui fait se poser de nombreuses questions. Romcom affreusement générique a priori. Oui mais très vite après leur rencontre, Sam va lui faire une confidence peu courante : il viendrait du futur, il serait un voyageur tout droit sorti de l'an 2470.

Ce n'est absolument pas un film de science-fiction au sens où cette composante de voyage dans le temps, indépendamment de la véracité des propos avancés par cet homme au comportement bizarre, n'est jamais autre chose qu'un carburant pour des passages comiques ou des doutes existentiels. Ce n'est qu'un petit détail, une petite perturbation dont on observe l'étendue de l'onde de choc qui va crescendo tout au long du film. On sera fixé au moment de la conclusion, mais tout l'intérêt de Happy Accidents réside ailleurs.

À partir d'un type de personnage très codifié, une femme qui désespère de trouver l'homme de sa vie après avoir enchaîné les déceptions amoureuses, Brad Anderson parvient à tisser un récit presque parallèle avec l'irruption de Sam, ce qui s'apparente à un coup de foudre et à une première relation saine jusqu'à ce que les premières révélations fantaisistes émergent. Sur la base de cet élément perturbateur, le film donne à la classique thématique de la relation sentimentale dont on doute une coloration nouvelle, au travers du réseau d'incertitude qui assaille Ruby, coincée entre cet homme qui semble parfaitement sincère et son entourage qui lui impose un minimum de scepticisme. C'est dans ce mélange que Happy Accidents est le plus réussi, en faisant communiquer les indécisions typiques de la comédie romantique et les questionnements tout autant typiques d'un récit de science-fiction. L'échange entre les deux pôles est une source de péripéties assez savoureuses et alimente toute la dynamique de la relation entre les deux.

Pendant toute la durée du film, on ne cesse de se demander si ce gars est un malade mental qui plane complètement ou s'il est juste paumé dans son honnêteté littéralement incroyable. C'est quand même un mec qui balance sans réfléchir qu'il vit sur la côte atlantique à Dubuque (l'Iowa étant devenu un état côtier après la montée des eaux), que les manuels scolaires racontent l'épisode de la Grande Épidémie du 22ème siècle et que la religion est tombée en désuétude en 2033 lorsqu'on a isolé le gène qui régit la peur... On passe le film à se questionner sur son état mental mais aussi sur la nature même du film, sur fond de romance, s'agit-il de science-fiction ou de l'observation d'un cas psychiatrique ? Le suspense qui en découle est en tous cas très bien exploité, que ce soit sur le plan de la comédie ou sur les passerelles identifiées entre les deux options du scénario. Le final aurait très bien pu conserver la part conséquente de mystère plutôt que de clore le débat dans une péripétie renforçant la dimension romantique, mais Happy Accidents n'en reste pas moins une romcom hybride, singulière, et particulièrement réussie.

img1.jpg, nov. 2023 img2.jpg, nov. 2023 img3.jpg, nov. 2023 img4.jpg, nov. 2023

mardi 21 novembre 2023

Une nuit, de Alex Lutz (2023)

une_nuit.jpg, nov. 2023
Déambulation romantique aguicheuse mais mitigée

Changement radical de registre pour Alex Lutz, après son Guy lunaire et insaisissable, puisqu'il fait le choix pour Une nuit de l'errance romantique à laquelle s'adonnent une femme et un homme interprétés par Karin Viard et lui-même. Une bousculade dans le métro bondé, une engueulade, et les voilà partis pour la soirée jusqu'au petit matin dans les rues de Paris après avoir baisé dans un photomaton. Le programme ne déborde pas de ce cadre très restreint, moyennant une pirouette finale pas forcément des plus inspirées et annoncée par les quelques images plus ou moins subliminales qui sont égrainées pendant le film.

Et en toute franchise, étonnamment, ça fonctionne souvent, au gré des situations et des improvisations qu'on peut deviner derrière la fluctuation des dialogues, tantôt drôles et inspirés, tantôt plats et convenus. Il suffit d'un détail de scénario (chacun balance le portable de l'autre à l'eau) pour rapprocher les deux personnages et les envelopper d'une atmosphère nocturne attachante, atmosphère très particulière qui se dégage des rues majoritairement désertées de la capitale. On sent bien qu'il y a quelques trucs qui clochent, le fait qu'ils se vouvoient après la séquence de sexe, quelques questions desquelles émergent des réflexions très intimes, des sursauts émotionnels qui pourraient paraître incongrus selon la situation... Mais ce ne sont que des signaux agréablement parasites (si l'on choisit de ne pas trop les interpréter) qui viennent dynamiser la narration et relancer les interrogations sans altérer l'immersion — sauf peut-être si on se doute trop prématurément de l'objet de cette balade de nuit : à titre personnel j'ai passé la dernière heure à voir deux films, celui qu'on est censé voir la première fois, en toute naïveté, et celui qu'on voit si l'on a anticipé le twist final, produisant une sorte de "deux visionnages en un" pas toujours très agréable.

J'ai du mal à voir la révélation finale comme quelque chose qui enrichit Une nuit, au contraire j'ai la sensation qu'elle alourdit considérablement l'histoire, avec une charge sentimentale bien trop pachydermique — l'idée n'est pas mauvaise, mais j'aurais infiniment préféré une alternative plus orientée vers la suggestion légère. En revanche, indépendamment de ces considérations, Lutz et Viard évoluent dans une alchimie très réussie ("alchimie", référence à un dialogue du film à ce sujet, et à quelques expressions exhibant une poésie moisie qui les font marrer à tour de rôle) tout en donnant bien l'impression que la parenthèse enchantée peut voler en éclats d'une minute à l'autre. Cela pourrait être pour les raisons initiales avancées, deux inconnus qui se rencontrent par hasard et qui seront amenés à se séparer quelques heures plus tard, façon Before Sunrise, mais en réalité on est plus proche du déchirement de la séparation engluée dans les non-dits à la Brief Encounter de David Lean.

On peut imaginer qu'avec un peu moins d'impro (ou alors avec de l'impro mieux gérée), en évacuant les zones de flottement qui rendent poussifs certains échanges et en supprimant les effets ampoulés (l'arrivée du cheval, les violons tristes, etc), Une nuit aurait pu être largement plus réussi. En l'état, difficile de réprimer la sensation qu'une fois passée une première partie agréable, les promesses ne sont pas tenues et le film de s'enfermer dans une impasse en intensité décroissante. Pourtant Lutz est toujours aussi intéressant comme personnage, l'originalité de son style et de ce qu'il dégage en font quelqu'un de très attachant, et le film brille par ces moments de complicité fugace avec Viard, dont on ne comprend pas tout de suite la raison. Certains passages sont un peu bas du front dans l'idéalisme pour illustrer un thème (par exemple, la liberté en partant d'un resto sans payer), là où d'autres sont franchement singuliers (le club échangiste, séquence originale et drôle, quoique pas tout à fait exploitée). Mais quelle que soit la fin, malgré la haute concentration en clichés, la balade nocturne avance comme une capsule déconnectée du réel, hors du temps, où l'on expose les vulnérabilités de la quarantaine à la faveur d'un masque qu'on prétend porter.

img1.jpg, nov. 2023

lundi 20 novembre 2023

Boxing Gym, de Frederick Wiseman (2011)

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Sociologie du petit club de boxe

Sans être le documentaire le plus passionnant de Frederick Wiseman (et a fortiori le documentaire le plus passionnant tout court), on est malgré tout forcé de reconnaître l'habileté et la pertinence de sa méthode pour rendre compte d'une atmosphère dans un lieu donné, plus ou moins improbable, plus ou moins régi par des codes obscurs, en l'occurrence l'unique salle d'un club de boxe situé à Austin, Texas, et géré par un ancien boxeur professionnel. Avec sa caméra furetant dans les différents recoins, passant d'un atelier à l'autre, il lui suffit de seulement quelques séquences et quelques dialogues pour établir un portrait qui devient presque immédiatement familier. Une chose est sûre, on sort de Boxing Gym avec la sensation d'y avoir séjourné plusieurs semaines, d'en connaître les routines et les habitudes. C'est un sentiment vraiment caractéristique des œuvres de Wiseman qui se focalisent sur une institution ou un espace clairement délimité.

Le programme est double : il est autant question de décrire la boxe à travers sa pratique chez les amateurs de niveaux assez variés que de révéler l'extrême hétérogénéité des personnes qui fréquentent ce lieu peu réputé. Et c'est la première chose qui frappe, tant défilent devant la caméra des classes sociales variées, on dirait un catalogue exhaustif. Des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des prolos et des bourgeois, des ouvriers et des avocats, tout y passe dans un maelstrom de niveaux allant des amateurs aux aspirants professionnels. Il y a bien sur un cortège hétéroclite de clients aux intérêts exotiques, ceux qui cherchent à gagner en assurance, ceux qui souhaitent simplement devenir plus forts, un enfant épileptique dont les parents demandent qu'il ne prenne pas de coups sur la tête...

C'est la première fois que je vois Wiseman s'amuser autant dans le montage au niveau de la piste sonore, puisqu'aux discussions inévitables qui s'engagent entre les personnes se superpose une toile de sons extrêmement divers, des machines qui bipent, des speed bags qui se balancent vigoureusement, des pieds qui s'exercent sur le ring, des coups qui atterrissent dans des sacs. L'occasion de rendre encore un peu plus particulier la retranscription de la vie dans ce microcosme, dans lequel des mamans laissent leur bébé dans le berceau au bord du ring le temps d'un entraînement, et où on apprend au milieu d'un entraînement qu'une tuerie de masse a eu lieu et que la femme d'un habitué du club a une balle logée au fond de son rein. Les États-Unis quoi... En toile de fond, le vieux briscard et accessoirement propriétaire Richard Lord veille au grain, donne les bons conseils, gère les inscriptions, explique le fonctionnement, autant aux vieux retraités qu'aux jeunes chefs de gang, dans un climat d'entraide franchement touchant.

img1.jpg, nov. 2023 img2.jpg, nov. 2023 img3.jpg, nov. 2023

dimanche 19 novembre 2023

Divide and Exit, de Sleaford Mods (2014)

divide_and_exit.jpg, oct. 2023

Les Sleaford Mods correspondent à un aspect de la musique Punk que je ne n'imaginais pas vraiment, et cet album est aussi hypnotisant de mon point de vue par les textes de Jason Williamson, avec son élocution si particulière, que par les boucles musicales de Andrew Fearn. Du Punk plein de bile qui crache sur une quantité invraisemblable de points composant un portrait du Royaume-Uni pour le moins amer et maussade. Dans le chant il y a une lointaine parenté avec le style de Mark E. Smith présentant des symptômes du syndrome Gilles de la Tourette. Un gars en colère qui déclame son texte sans vraiment chanter sur une musique minimaliste, sur le papier ça ne fait pas rêver mais ça ressemble tellement peu à autre chose que c'est immédiatement intrigant, en plus d'être particulièrement plaisant et addictif.

Extrait de l'album : Tweet Tweet Tweet.

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À écouter également : UK GRIM, de leur dernier album du même nom.

sleaford_mods.png, oct. 2023

samedi 18 novembre 2023

L'Abominable Docteur Phibes (The Abominable Dr. Phibes), de Robert Fuest (1971)

abominable_dr_phibes.jpg, nov. 2023
"A brass unicorn has been catapulted across a London street and impaled an eminent surgeon. Words fail me, gentlemen."

J'ai bien aimé le voile potache qui flotte sur le film, volontairement ou non, et qui suit les pérégrinations macabres de Vincent Price dans sa quête de vengeance complètement insensée. Pour punir les chirurgiens et assimilés qu'il considère comme responsables de la mort de sa femme, suite à une opération chirurgicale ayant visiblement mal tourné (on n'en sait pas beaucoup plus), il se lance dans une série de meurtres tous plus improbables les uns que les autres.

Et c'est bien la mise en scène de ces meurtres qui fait tout le sel du film, Robert Fuest a beau ne pas être le plus fin réalisateur du siècle, on enchaîne les délires macabres avant tout pour le plaisir de voir quelle idiotie va nous être montrée pour tuer le prochain sur la liste. C'est là où j'ai un doute quant à l'ambiance du film, vu d'aujourd'hui : est-ce que ce sentiment d'excès idiot était présent il y a 50 ans, et était-il recherché par la production ? Non parce que le coup des chauve-souris déposées dans la chambre par le toit, le coup des rats dans l'avion, le coup des sauterelles envoyées par un trou après avoir recouvert la victime de sirop de choux de Bruxelles, le coup du gars empalé par une licorne dorée, le coup de la grêle pour refroidir l'habitacle d'une calèche, tout cela est aussi grotesque que drôle... C'est un plaisir de grand n'importe quoi. Et le tout dernier acte, avec chirurgie sur son propre fils pour retrouver une clé et empêcher un acide mortel de lui trouer la tête, c'est vraiment la cerise sur le gâteau.

Vincent Price avec son maquillage dégueulasse (son visage est censé en cacher un autre) est l'une des nombreuses composantes qui sortent de nulle-part, au même titre que la mise en scène chez lui façon Phantom of the Paradise croisé avec The Phantom of the Opera que je ne supporte pas plus ici que dans l'original. Le niveau de sadisme rejoint le niveau de bizarrerie des mises à mort, et c'est cette loufoquerie qui est censée matérialiser un amour fou, de la plus répétitive des façons.

img1.jpg, nov. 2023 img2.jpg, nov. 2023 img3.jpg, nov. 2023 img4.jpg, nov. 2023 img5.jpg, nov. 2023

vendredi 17 novembre 2023

À nous la liberté, de René Clair (1931)

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Résistance au travail

Sur le plan formel, À nous la liberté partage beaucoup de points communs avec l'autre film que René Clair a réalisé également en 1931, Le Million. Ils peuvent tous se regrouper sous l'ombre du cinéma muet qui plane sur eux, à savoir un registre comique qui fait passer l'essentiel de sa charge par des gags visuels (au travers notamment de la répétition de motifs et la multiplication de quiproquos) et une transition vers le cinéma parlant pas encore tout à fait opérationnelle (le film peut s'apparenter à une succession de scènes muettes et de scènes parlantes qui s'articulent entre elles avec plus ou moins de fluidité). Mais là où Le Million concentrait tout son intérêt dans une suite burlesque de péripéties imbriquées les unes dans les autres avec le protagoniste à la poursuite d'un veston contenant un ticket gagnant changeant sans cesse de propriétaire, À nous la liberté étonne par son récit d'une amitié à tendance anarchiste.

En résumé, le message (si message il devait y avoir) est quand même une ode à la jouissance débarrassée de toute contrainte, loin du travail aliénant et loin du pouvoir corrupteur de l'argent. Le récit de l'évasion de deux détenus condamnés aux travaux forcés se fait dans le premier temps de l'introduction sous la forme d'une narration issue du cinéma muet, tout en clins d'œil et en bruitages. Le premier qui parvient à s'évader deviendra au fil des ans le grand directeur d'une usine fabriquant des horloges, quand le hasard et un arc narratif romantique (avec toutes les composantes désuètes que l'on peut imaginer, pour le meilleur comme pour le pire) placera le second évadé à l'autre bout de la hiérarchie, directement en prise avec la chaîne de production. Plusieurs choses sont frappantes à ce niveau, à commencer sur un plan mineur par le parallèle établi entre le travail forcé dans la prison (les détenus sont contraints de fabriquer des jouets) et le travail à l'usine dont le caractère répétitif et abrutissant est immédiatement dénoncé. Les décors sont très semblables, la chaîne de production à l'usine rappelle la longue table de la prison, et certains acteurs jouent des rôles dans les deux situations pour entériner le dialogue entre les deux mondes. De manière plus frappante encore, À nous la liberté peut sur ce registre critique se concevoir comme une source d'inspiration majeure pour Chaplin lorsqu'il réalisera 5 ans plus tard Les Temps modernes — les producteurs voudront d'ailleurs lui intenter un procès pour plagiat, chose que René Clair refusa et qu'il prit davantage comme un hommage et un compliment.

Il y a beaucoup de facilités dans la résolution du nœud principal, lorsque la société réalise la véritable identité du chef d'entreprise ex-prisonnier, et que ce dernier sa lance dans un grand discours libertaire au cours duquel il confie les clés de l'usine aux employés afin que ces derniers profitent de l'automatisation de la chaîne de production pour aller prendre du bon temps — un discours et une utopie qui conservent une bonne part de modernité au passage. Mais la satire du travail à la chaîne, au travers d'une esthétique presque totalitaire dans l'usine, allège grandement la lourdeur du burlesque suranné (et des aspects ayant trait à la comédie musicale) par ses frasques anarchisantes et par son final débordant de naïveté joyeuse qui refuse toutes les formes d'autorité.

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