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Visage collectif

Si on m'avait dit qu'un jour un sombre téléfilm documentaire sans le sou diffusé sur la chaîne Planète+ et centré sur une petite épicerie me laisserait dans un état pareil, je ne l'aurais jamais cru. Chantal Briet sort ce témoignage au plus près d'un microcosme "de cité" un an seulement après les émeutes des banlieues de 2005, à l'époque où tous les touristes du monde se demandaient si Paris était une ville sûre. Londres regardait sa voisine outre-manche avec circonspection, avant que des émeutes similaires ne se déclenchent en 2011, suite à la mort d'un homme au cours d'une fusillade impliquant la police dans le quartier pauvre et multiethnique de Tottenham. Depuis, on ne compte plus les émeutes en tous genres, médiatisées de manière quasi quotidienne à travers les sociétés occidentales.

Et un an après les trois semaines de violence urbaine les plus marquantes de l'histoire française contemporaine, Chantal Briet propose un regard radicalement opposé à tout ce qu'on pouvait et peut encore voir dans les journaux télévisés. Surprise, à la cité de la Source à Epinay-sur-Seine, le microcosme qui entoure l'épicerie d'Ali est d'une diversité et d'un calme absolus. Les difficultés sont bien sûr omniprésentes, à commencer par le désengagement patent de l'État qui aurait pu conduire à la plus pure pourriture en termes de relations sociales. Mais non, le petit centre commercial dans lequel Chantal Briet a posé sa caméra est certes vétuste, il n'en reste pas moins un lieu d'échange privilégié où une communauté bigarrée se croise, se retrouve, se mélange, se serre les coudes, et tisse ce si cher tissu social qui semble faire défaut à tant de coins sur cette planète. C'est aussi simple qu'important et émouvant.

Ali Zebboudj, au centre de ce petit ilot de vie, est un personnage d'une bonté et d'une chaleur qu'on croirait tirées d'une fiction. Un peu comme un chef d'orchestre qui permettrait à toute une troupe brinquebalante de cultiver le minimum de chaleur humaine requis pour vivre ensemble, en s'aidant et en riant. Comme si cette bonne humeur permettait d'oublier, presque tout le temps, la dureté de la vie en arrière-plan. Le boulanger et son histoire de cambriolage à coups de cutter, la petite vieille qui n'arrive plus à marcher et dont les ascenseurs sont en panne, le handicapé mental qui se demande ce qu'il fera quand il ne pourra plus travailler pour Ali, le prolo qui veut se former pour avoir un emploi décent (et qui cite Hemingway dans la liste de ses auteurs favoris), etc. Derrière la bonne humeur générale, on sent bien que la souffrance n'est pas loin.

Alimentation générale souffle une brise terriblement apaisante sur l'image de la banlieue, c'est une approche parfaitement détachée de toute l'actualité instantanée : elle contraste avec ces reportages-types qui ne prennent jamais le temps de se poser, d'observer, et de témoigner. Par petites touches successives, Chantal Briet esquisse un "visage collectif" particulièrement bouleversant. Elle dira à propos d'Ali, mort après la sortie de son documentaire : "Pour moi, c’était un résistant. Il faisait vivre un lieu devenu presque trop essentiel. Il portait trop tout tout seul. Il devait combler beaucoup de manques dans la cité."

Ali, un résistant. C'est exactement ça.