ce_que_vaut_une_vie.jpg, mars 2022
La valeur de la violence

Extraordinaire travail d'analyse, de déconstruction et de théorisation de la violence libérale, comparable à mon sens à l'effort de Chomsky et Herman dans les années 80 sur La Fabrication du consentement et leur analyse de la propagande médiatique étatsunienne, à destination ici des professionnels de la guerre de l'espace euro-atlantique — un terme que Mathias Delori préfère à celui de "espace occidental", pour ce qu'il renvoie déjà en matière d'opposition avec l'Orient. L'auteur met en œuvre une réflexion franchement passionnante sur la conceptualisation d'une violence qui serait considérée comme légitime, justifiée, nécessaire, par opposition avec d'autres formes de violence discréditées de facto.

La violence "légitime" dont il est question ici, c'est celle que l'on connaît bien pour l'entendre à longueur de journaux, les fameuses "frappes chirurgicales" qui laissent supposer que les dégâts collatéraux (potentiellement humains) sont inexistants, la "mise hors d'état de nuire" de divers personnages pour ne pas parler d'assassinat perpétré dans le cadre d'une légalité définie à cet effet, et tout l'arsenal du contre-terrorisme reposant sur la torture que l'on connaît trop bien, à l'instar du waterboarding. Delori démontre avec une pertinence et une finesse remarquables à quel point la construction de cette violence repose sur une démarche de justification passant par la réification totale de populations entières, reléguées dans la case des conséquences secondaires négligeables. Les passages du livre reposant sur des entretiens avec des pilotes de chasse sont assez édifiants et montrent à quel point leur travail leur paraît rationalisé, inéluctable, essentiel, et fondamentalement juste. Tout repose sur la valeur d'échange associée aux vies humaines, et bien entendu sa gigantesque variabilité selon qu'il s'agit de vies proches et familières ou bien de vies reléguées dans un ailleurs lointain et flou. Il y a les innocents d'ici et les innocents de là-bas, et tous ne sont pas égaux face aux bombardements aériens ou à la torture.

Delori va bien au-delà du simple constat que le contre-terrorisme guerrier s'avère plus meurtrier que le mal qu'il souhaitait combattre, au-delà de la violence terroriste qu'il nourrit en retour, et s'intéresse aux mécanismes politiques, institutionnalisés, qui permettent d'expliquer l'insensibilité écrasante de nos sociétés face à cela. Il souligne ici un point aveugle des études actuelles. La hiérarchisation de la valeur de la vie humaine, plus que leur négation, est vraiment la clé de voûte des discours militaires contemporains, en écho avec les travaux de Grégoire Chamayou (Théorie du drone). Ce que vaut une vie décortique avec minutie les trois grands piliers de cette violence guerrière qui bénéficie de l'appui de la loi (reposant sur les principes de 1) la non-intentionnalité de donner la mort à des civils, 2) la maîtrise de la force employée, et 3) la légalité du cadre d’intervention) et met en lumière des mécanismes de croyance, notamment en matière de jus in bello (une sorte de garantie morale) et de réflexion utilitariste en termes de moindre mal. Un grand pas de côté pour mieux comprendre les rapports ambivalents, paradoxaux, nonchalants et volontairement distanciés qu'entretiennent les sociétés libérales à la violence.