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Chronique d'une apocalypse

"Je regarde dans le lointain jusqu'aux confins du monde, et avant même la tombée du jour, déjà, c'est la fin. D'abord, c'est le temps qui croule, puis la terre. Les nuages filent très vite... puis la terre bouillonne : c'est le signe. C'est le commencement de la fin."
Cœur de verre, 1976.

Je l'ai bien savouré, ce livre, et j'aurais pu en lire encore pendant des mois et des mois, je crois, des carnets comme celui-là. Même si je m'en doutais un peu, au final, cette Conquête de l'inutile en dit beaucoup moins sur le film (Fitzcarraldo) dont il relate le tournage que sur Herzog lui-même : on le perçoit plutôt comme une plongée dans les pensées profondes du cinéaste, avec sa perception des événements, ses délires personnels, sa poésie de l'hallucination, ses accès de lyrisme fulgurant, mais aussi sa constance de capitaine sur un bateau perdu au milieu d'une tempête cataclysmique. Rarement des récits autobiographiques et introspectifs auront été aussi captivants, enrichissants et passionnants. Un complément parfait au documentaire tourné par Les Blank, Burden of Dreams.

Conquête de l'inutile est structuré au jour le jour, comme un journal de bord, du début à la fin de l'expédition de Herzog et son équipe au Pérou, au début des années 80, pour le tournage apocalyptique (et le mot est faible) de Fitzcarraldo. Quelques interruptions sporadiques, volontaires ou involontaires — ces carnets ont été publiés près de 30 ans après leur écriture. On est très loin de l'exposé scolaire du tournage et de la progression linéaire d'un film qui s'écrit peu à peu sur des bobines : c'est avant tout un compte-rendu subjectif de cette période, où les faits et les interprétations s'entrechoquent aussi violemment que régulièrement. Il y a des passages à vide et des accès de folie furieuse, de longues descriptions factuelles et des interruptions fréquentes liées aux aléas du tournage (rien que de très classique avec Herzog...), des constatations très terre-à-terre et des envolées lyriques ou oniriques caractéristiques de son œuvre cinématographique. Et cette obsession pour la jungle suinte de partout : "I say this all full of admiration for the jungle. It is not that I hate it, I love it. I love it very much. But I love it against my better judgment."

On ne compte plus les anecdotes de tournages, que Herzog relate avec un calme clinique qui fait peur, parfois bien plus peur que les accès de folie presque classiques de Klaus Kinski. Herzog prend d'ailleurs un malin plaisir à montrer comment les colères de l'acteur sont presque systématiquement déclenchées quand le centre de l'attention n'est plus focalisé sur sa personne. Et les occasions furent extrêmement nombreuses, entre les destructions des campements, les accidents d'avion à répétition, les jambes découpées à la tronçonneuse après une morsure de serpent, la guerre entre le Pérou et l'Équateur, les maladies généralisées (qui éjecteront Jason Robards du tournage, atteint de dysenterie), les retards successifs (qui élimineront Mick Jagger du film, appelé par des concerts avec les Rolling Stones), etc. Très vite, Conquête de l'inutile prend l'aspect de la chronique d'un désastre permanent.

Tout cela, presque, pour retranscrire la détermination d'un homme prêt à construire un opéra en pleine jungle, et surtout pour faire traverser un gigantesque bateau à vapeur d'un fleuve à un autre à travers une montagne les séparant. Une opération particulièrement périlleuse, qui verra de nombreux ingénieurs en charge de l'opération jeter l'éponge devant les risques imposés à l'ensemble des figurants et de l'équipe technique. Car là où Carlos Fermín Fitzgerald avait fait passer son bateau en pièces détachées à la fin du 19ème siècle, Herzog s'embarque dans l'élévation du bateau entier, avoisinant les 300 tonnes.

Et comme enveloppe précieuse de cette réalité presque surnaturelle, Herzog adopte un style littéraire incomparable, à la fois riche et fluide, tendre et caustique, entre réalité et fantasme, avec ces sursauts hallucinatoires qui éclatent dans le texte comme un magnifique éclair dans la jungle, au milieu de la nuit.

Iquitos, 28.6.79
"Humeur abattue ce matin. S'arrêter ? Après tant de mois de travail ? Légère grippe, mon nez n'arrête pas de couler. Le bateau de Fitzcarraldo dans la forêt vierge, près de Puerto Maldonado. Le point de vue près de Tres Cruces. Arroser l'hélice. Des histoires avec des dauphins. Des professeurs en grève se sont enfermés depuis dix jours dans l'église et ont fait sonner les cloches. Au marché, j'ai mangé un singe grillé qui ressemblait à un enfant nu."

New York, 29.9.79
"Un homme court à la salle de bains après une dispute dramatique avec sa femme, il se rue sur la balance pour se peser et se tire une balle."

São Paulo, 27-28.7.80
"La salle était bondée pour la projection de L'Énigme de Kaspar Hauser. D'autres spectateurs sont encore arrivés lors de la discussion, et la pression des gens du fond sur ceux de devant est devenue si forte que certains se sont évanouis et qu'il a fallu employer la manière forte pour les évacuer. Une fois que ça a été terminé, je me suis rendu dans une maison avec quelques-unes des personnes présentes, et elles ont chanté pour chasser les ombres."

Rio Camisea, 3.2.81
"Nous avons cherché jusqu'à ce que la nuit tombe. Cela fait deux morts en l'espace de douze heures. J'ai continué en dépit du bon sens à plonger dans le noir afin qu'on ne puisse pas voir à quel point je suis profondément abattu. Le fleuve est toujours d'une beauté indécente."

Camisea, 27.4.81
"Dans un journal vieux de deux semaines, j'ai lu qu'un ordinateur, à Miami, n'ayant pas supporté qu'un homme ne paye pas ses primes d'assurance, était devenu fou et lui avait envoyé deux mille cinq cent lettres de rappel."

Camisea, 1.6.81
"La violente forêt vierge est encore demeurée silencieuse toute la nuit, dans sa misère à la fois infinie et bornée, dont elle n'a aucune idée, n'ayant ni souffle ni conscience. Ce qui ressort cependant de sa nature profonde, ce n'est pas la négation de sa force d'étranglement, mais plutôt la volonté impérieuse de ne pas user de cette puissance."

Iquitos, 26.6.81
"Doña Lina a attrapé un poulet par le cou à l'extérieur de la maison et a exercé un mouvement de rotation saccadé sur l'animal afin de lui briser la nuque, mais le coq a résisté et c'est Lina qui s'est démis l'articulation de la main. Je l'ai accompagnée à l'hôpital et suis allé dîner seul dans un restaurant des environs, ce qui m'allait très bien. Le garçon a servi un verre de vin pour un client qui était déjà parti depuis longtemps."

Épilogue
"J'ai regardé autour de moi et la forêt était là, fumante et en colère, dans la même haine frémissante, pendant que le fleuve, dans une majestueuse indifférence et un dédain railleur, coupait court à tout : la peine des hommes, le poids des rêves et les affres du temps."

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À regarder, à écouter :

  • L'émission d'Arte Blow up consacrée à Herzog : lien youtube.
  • L'émission de France Inter Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert, présentée par Jean-Baptiste Thoret et Stéphane Bou : lien France Inter.
  • L'émission de France Inter Affaires sensibles, présentée par Fabrice Drouelle : lien France Inter.
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