dead_man.jpg

Dead Man, c'est l'histoire de l'ingénu William Blake, un drôle de comptable qui traverse les États-Unis pour rejoindre la ville de Machine, et où il espère occuper un poste au sein de l'entreprise de métallurgie d'un certain John Dickinson. Manque de bol, la place est déjà prise, et le cauchemar commence. « Bill », qui a investi toutes ses économies dans le voyage après la mort de ses parents, enchaîne les rencontres loufoques et les situations improbables en compagnie d'un Indien amateur de poésie qui se fait appeler « Nobody ».

Qu'on se le dise, le synopsis de ce film qu'on pourrait qualifier de western n'a aucun intérêt. Couchés sur cette page (électronique, de surcroît), cet enchaînement de mots n'a guère plus de sens que la critique VSD d'un album des Clash. La beauté du texte, de l'image et du son est telle qu'il serait vain — voire criminel — de prétendre retranscrire chacune d'entre elles fidèlement ici. J'essaierai donc simplement de vous faire partager mon exaltation...

Tout d'abord, le texte. De la poésie à l'état pur.nobody.jpg Fort des références à William Blake (le personnage interprété par Johnny Depp porte le même nom), poète britannique « halluciné » du XVIII-XIXème siècle et au groupe mythique The Doors, porté par la puissance poétique des textes de Jim Morrison, Dead Man acquiert une dimension onirique inégalée, véritable invitation au voyage. Nobody (Gary Farmer), aussi appelé « He Who Talks Loud, Saying Nothing », fût rejeté par ses pairs (un peu comme Bill) alors qu'il était adolescent et tomba amoureux des écrits de William Blake lors de son exil en Angleterre. Ce comptable est, de manière évidente pour lui, la réincarnation du poète de son enfance ; et comme il semble avoir perdu la mémoire (peut être une séquelle liée au passage d'une vie à l'autre, qui sait), il lui rappelle sa propre prose, entre deux « Stupid fucking white man! » :

Some are born to sweet delight / Some are born to the endless night
(Certains naissent pour le délice exquis / Certains pour la nuit infinie)

William Blake, extrait du poème « Auguries of Innocence », magnifié par les Doors sur leur premier album dans la chanson « End Of The Night »

Puis l'image. Un noir & blanc parfait, aiguisé comme une lame de rasoir. « Chaque image de ce film est une photo magnifique » me disait un ami (photographe à ses heures perdues). Plus je regarde ce film, plus j'approuve, la photo se bonifiant avec le temps et les visionnages de plus en plus attentifs. Le piqué est vraiment impressionnant, avec une netteté et un contraste savamment dosés, c'est un vrai régal pour les yeux.

Et le son. Les quelques riffs de Neil Young parsemés ça et là électrisent le film. Leur puissance est proportionnelle à leur sporadicité. Ils marquent les temps forts en brisant le calme apparent de scènes qui semblaient interminables — ce dernier point constituant à coup sûr le principal obstacle pour les personnes incapables de s'adonner à la dégustation. Les silences qui suivent font le reste du travail...

Enfin,iggy_pop.jpg on peut signaler la présence remarquée de pas mal d'étranges seconds rôles. Steve Buscemi, qui fait vraiment de la figuration en barman au début du film. John Hurt et Robert Mitchum (son dernier film), deux personnages patibulaires particulièrement affreux, avec une mention spéciale au second, toujours prêt à sortir son fusil avant de discuter. Billy Bob Thorton (assez convainquant dans The Barber, The Man Who Wasn't There (2001) des frères Coen) et Iggy Pop (qu'on retrouvera dans une séquence de Coffee and Cigarettes en 2003), mémorable en vagabond travesti soucieux de sa bible et de ses haricots.

Jim Jarmusch (Down By Law (1986), Coffe and Cigarettes (2003), Broken Flowers (2005), The Limits of Control (2009)) nous plonge dans un récit cauchemardesque, incongru, et in fine métaphysique. On voyage avec William Blake entre la vie et la mort, dans un humour noir omniprésent (cf. la scène finale), bercé par des images splendides. On en sort totalement apaisé, à l'image du héros dans la barque à la fin de son périple, guidé par les courants tranquilles vers de nouveaux horizons.