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Des poulets et des hommes

Le regard que porte Manuela Fresil sur l'abattoir ne ressemble à aucun autre, et ce pour plusieurs raisons. Déjà, elle s'intéresse davantage au sort des humains qu'à celui des animaux, même si les deux sont bien sûr intimement liés en ces lieux — ce lien fait d'ailleurs partie d'un enjeu du documentaire qui n'a de cesse de rappeler la condition de l'un par rapport à la condition de l'autre. Loin des reportages choc qui cherchent avant tout le scandale de l'image (mon avis n'est pas tout à fait arrêté à ce sujet, avec des exemples-types comme Earthling), c'est à travers la répétitivité des opérations et l'accumulation de cadavres animaux que Entrée du personnel avance sur le terrain de la dénonciation subtile.

Autre élément notable du point de vue : le parti pris esthétique. Il y a une scène, au début du film, qui m'a scotché dans son exécution. La caméra suit une chaîne de traitement de poulets, en travelling circulaire vers la droite, en suivant le rail de ces animaux plumés et pendus par les pattes. Puis une machine s'impose à l'écran, pour découper les pattes. S'ensuit à la fin de la rotation de la caméra une division de la chaîne, avec d'un côté les poulets et de l'autre leurs pattes. Ce mouvement est sidérant, un véritable ballet de volailles. Manuela Fresil en a disséminé beaucoup dans la petite heure que dure son docu, avec des jeux de croisement de mouvements, les animaux d'un côté, les hommes de l'autre, parfois l'un au bord du cadre et l'autre au centre.

Et puis il y a bien sûr ces témoignages racontés en voix off par d'autres personnes, des employés d'abattoirs qui racontent leur quotidien, certains se conforment au travail là où d'autres en souffrent démesurément — sur le plan physique ou mental. Bien sûr, aucun doute sur le fait que la répétition du même petit geste toute la journée et toute la semaine, comme tout travail à la chaîne, entraîne des dégâts considérables. Beaucoup de témoignages émouvants, comme celui de cette personne montée en galons qui devait accélérer le rythme d'une chaîne juste pour s'assurer que le travail serait fait, sans prévenir les ouvriers, en réalisant bien qu'ils ne comprenaient pas ce qui se passait. On interdit aussi aux contremaitres d'avoir des amis parmi leurs subordonnés. L'employeur dispose de beaucoup de latitudes dans ces régions où il est la principale source d'emploi. "Il reviendront".

Quelques passages burlesques, aussi, lorsqu'on fait rejouer les gestes de l'abattoir hors contexte, à la plage, sur un parking. Globalement il ressort du documentaire une fascination pour ce ballet industriel, avec l'agitation des humains incrustée dans la chorégraphie des cadavres animaux. Le tout orchestré par la machine. En toile de fond, les cauchemars, phénomène aussi récurrent que les meurtrissures causées par la cadence et la répétition. De l'autre côté des chairs de carcasses manipulées et mises en barquettes, il y a cette usure de l'humain transformé en automate au milieu de tous ces bouts de viandes qui se baladent.

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