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Critique du 22/07/2020 (portant uniquement sur le film de Kobayashi de 1962)  :

Au premier visionnage de Harakiri, forcément emporté par la structure narrative en flashbacks, cadencé au rythme des révélations successives, le regard se porte naturellement sur tout ce qui a trait à la thématique des apparences, des codes d'honneur factices et des morales d'apparat (cf. la critique originelle ci-dessous). Les différents segments du récit que Tsugumo fait au clan Ii, éclairant peu à peu les raisons de sa venue, agissent comme les couches successives d'un vernis implacable venant dynamiter celui qui préexistait. Sur le plan de la dynamique et des enjeux, avec cette lenteur atmosphérique et démentielle qui emplit tout l'espace pour conférer une puissance folle à la destruction des étendards de la vertu, la structure agencée par Masaki Kobayashi et le scénariste Shinobu Hashimoto est aiguisée comme un sabre (en acier, donc).

Ce qui retient un peu plus l'attention au second visionnage, avec la connaissance a priori des principaux temps forts de la narration, c'est le sous-texte très politique portant sur l'écriture de l'histoire, sur sa manipulation et autres réécritures opportunistes. Le choix de la période d'Edo (1603-1867, soit plus de deux siècles de paix) n'est pas un hasard, au-delà de la justification des problématiques liées à la déchéance des samouraïs, devenus inutiles en temps de paix. Harakiri s'ouvre et se referme sur l'image d'un livre : c'est le compte-rendu de l'histoire officielle, celle des manuels, celle écrite par les vainqueurs (le clan Ii) que la postérité retiendra. Dans les livres, il n'y aura donc aucune trace de la révolte de ce samouraï qui s'est pourtant élevé seul contre tous, et qui aura révélé toute la dimension illusoire de la dignité affichée en allant examiner l'envers de la façade. C'est à mes yeux cette composante qui détient la charge dramatique la plus conséquente, dans des dimensions bien supérieures au plaidoyer pour la tolérance du premier niveau de lecture — aussi soigné et pertinent soit-il.

Pour le reste, le film peut aussi se voir comme un discours sur la lucidité : tout au long de sa manœuvre, Tsugumo prend un soin évident à ne pas laisser les dignitaires du clan dos au mur, en leur laissant constamment des portes de sortie (bien qu'ils ne les acceptent jamais). Son geste ne s'en trouve que plus intense et signifiant. Une lucidité dont tous ceux qui se réfugient derrière l'état féodal, par intérêt ou par grégarisme, ne sauraient quoi faire. En ce sens, la dimension pyramidale de cette micro-société, avec à son sommet l'armure vide symbole absolu de pouvoir et de vanité, brille par son absence d'humanité.

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Critique du 26/12/2011 :

Cinquante ans après le grand classique de Masaki Kobayashi (Hara-kiri en 1962, ou Seppuku en version originale) adapté d'un célèbre roman de Yasuhiko Takigushi, c'est au tour de Takashi Miike d'en proposer une version actualisée : Hara-kiri : Mort d'un Samuraï, ou Ichimei.
Mais quelque chose cloche... Il suffit de connaître quelques éléments de leurs filmographies respectives pour voir poindre à l'horizon un antagonisme des plus manifestes. Aussi, avant d'aborder l’œuvre à proprement parler, attardons-nous un instant sur ces deux personnages que tout semble opposer.

D'un côté, Kobayashi, ancien étudiant en Art et en Philosophie, marqué par son passage dans les rangs de l'armée japonaise lors de la seconde guerre mondiale. Aujourd'hui qualifié de réalisateur humaniste, il est considéré comme un maître du cinéma japonais à ranger aux côtés d'Akira Kurosawa (1) et de Nagisa Ōshima (2). Dans sa filmographie, on peut citer La Condition de l'Homme (trilogie de 1959 à 1961 inspiré de ses expériences militaires), Kwaidan (1964) et Rébellion (1967).
De l'autre, Miike, réalisateur punk et prolifique à la carrière sulfureuse et imprévisible – pour le meilleur comme pour le pire – parfois décrit par ses détracteurs comme puéril. Un attardé en quelque sorte... Sa filmographie est très inégale, avec une cinquantaine de films réalisés depuis 1991 : parmi les meilleurs, Shinjuku Triad Society (1995), Rainy Dog (1997), The Bird People of China (1998), Audition (1999), Ley Lines (1999), et Ichi The Killer (2001), ce dernier étant l'un des films les plus déments qui soient.

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Des personnalités contradictoires, donc, mais qui se rejoignent sur cette adaptation de Hara-kiri. Dans un Japon du XVIIème siècle (période d'Edo) qui connaît une phase de paix, les rōnin (samouraïs sans maître) éprouvent quelque difficulté à survivre. Nombre d'entre eux décident alors de tenter auprès de puissants seigneurs un « hara-kiri pantomime » : prétextant une grande pauvreté, ils prétendent vouloir conserver leur honneur en se suicidant, i.e. en se faisant hara-kiri (3), dans la demeure de ces seigneurs. Ceux-ci, la plupart du temps, cherchent à les convaincre d'abandonner leur funeste projet et leur proposent, en échange de leur renoncement, diverses rétributions.
Ainsi commence ce chanbara (film de sabre japonais) hors norme, dans la demeure du seigneur Saito, où les histoires de Motome Chijiiwa et Hanshiro Tsugumo, apparemment sans lien, vont s’entremêler au travers d'efficaces flashbacks. La première heure consacre les règles de base du bushidō (code d'honneur que devaient suivre les samouraïs) : la rigueur, le courage, la bienveillance, le respect, l’honnêteté, l’honneur, et la loyauté. Le spectateur, à la lumière du récit qui lui est conté, prend d'emblée fait et cause contre Motome, acculé malgré lui au suicide pour donner l'exemple. Pire, le sort qui lui est réservé, aussi abominable qu'il soit, paraît tout à fait justifié et mérité. Mais ce n'est que progressivement, en découvrant en même temps que l'ensemble du clan toute l'histoire derrière la visite de Motome, que l'on prend conscience de l'erreur de jugement qui a été commise. Sur la base d'un scénario implacable et élégant, Hanshiro va brillamment réduire à néant ces valeurs qui formaient le masque d'une vertu – celle des samouraïs – que l'on croyait inébranlable.
On retrouve ici les considérations antimilitaristes et humanistes chères à Masaki Kobayashi : on ne peut se réfugier éternellement derrière la rigidité des règles, d'un code, pour légitimer des actes injustifiables. Ébranlé par les révélations du visiteur, le clan préférera mentir pour préserver son honneur ; triste constat que celui de l'armure de l'idole du clan remontée sur son présentoir comme si de rien n'était, après avoir volé en éclats. Allégorie d'un bushidō fondateur mais bafoué, de valeurs séculaires mais anéanties, cette dernière image grave dans le marbre de l'indifférence le symbole d'une vertu d'apparat qui a perdu tout son sens. Ce thème donne lieu à des scènes d'introduction et de clôture hiératiques chez Kobayashi, alors qu'il est traité avec plus de légèreté dans la version de Miike.kobayashi1.jpg

Mais les versions de Kobayashi et de Miike diffèrent en quelques autres points fondamentaux. D'une manière générale, l’œuvre du premier est abordée de manière beaucoup plus sobre : outre l'évidence du passage à la couleur, l'adaptation de 2011 reprend certaines scènes clés avec une empathie à la limite du désagréable, à l'image du drame familial déclencheur du hara-kiri pantomime de Motome baignant dans un flot de violons doucereux. Autre fait marquant, Miike se fait beaucoup plus insistant, presque poussif, lors de la scène du seppuku (4) où le malheureux Motome s’éventre péniblement avec un sabre en bambou, là où Kobayashi se limitait à un pouvoir de suggestion incroyable. À noter, enfin, le combat final où Hanshiro se bat vaillamment avec un sabre factice alors qu'il se défendait avec une vraie lame en 1962, tuant et blessant de nombreux samouraïs. L'interprétation des raisons de sa venue diffèrent ainsi sensiblement.miike1.jpg

Hara-kiri est donc un film critique, une subtile dénonciation d’un mode de vie devenu rigide et austère après avoir été poussé jusqu’à l’absurde (cf. la scène intenable du seppuku). Le film résonne d'une manière différente aujourd'hui, et s'avère essentiellement un drame social bouleversant, mettant en évidence la misère des uns face à l'extrême richesse des autres, que ce soit chez Kobayashi ou chez Miike. Ils fustigent tous deux l'absurdité de codes d'honneur surannés, et dénoncent le carcan aliénant que le respect de la hiérarchie impose.


(1) Une trentaine de films à son actif, parmi lesquels Les Sept Samouraïs en 1954,  Yojimbo en 1961, Entre le Ciel et l'Enfer en 1963, Ran en 1985. (retour)
(2) Réalisateur controversé, notamment pour ses films politiques ou érotiques, comme Nuit et Brouillard au Japon en 1960, Les Plaisirs de la Chair en 1965, L'empire des Sens en 1976, Furyo en 1983. (retour)
(3) Hara-kiri (terme auquel les Japonais préfèrent celui de seppuku) : suicide assisté selon le code Samouraï. Suite à une disgrâce, un samouraï se devait de s’éventrer aussi bien horizontalement que verticalement à l’aide d’une lame spécialement prévue à cet effet. Un assistant, lui aussi samouraï, se devait quand à lui de procéder à la décapitation pour achever le rite. (retour)
(4) Alors que cette scène représente l'unique seppuku chez Kobayashi, quelques samouraïs déshonorés après avoir perdu un combat contre Hanshiro se donnent la mort dans la version de Miike. (retour)