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Hiver rigoureux, prise d'otage, et dynamique des rapports de force

La Chevauchée des bannis, ou "Day of the Outlaw" en version originale, fait partie de ces westerns qui n'en sont pas vraiment, ou du moins qui ne se cantonnent pas aux passages obligés du genre. Il y a bien une histoire de cowboys, de règlements de comptes, d'amours forcées et de querelles viriles plus ou moins tendues. Il y a bien quelques passages gênants du point de vue de l'image de la femme, ou du jeune homme trop enthousiaste, un peu plus niais que les autres : on n'effacera pas les clichés du siècle dernier. Mais à côté de ça, il y a un récit échafaudé à partir d’une dynamique des rapports de force, articulé autour d’une succession de confrontations salement efficace. La tension monte en trois étapes.
1°) La situation initiale, qui expose les contentieux entre Robert Ryan et le mari de son ex-femme. Ils ne partagent pas la même vision des grands espaces et de la délimitation des territoires, avec deux conceptions antagoniques de la propriété privée.
2°) La prise d’otage du village entier par une troupe de hors-la-loi en fuite. C’est le cœur théorique du film, et c’est au cours de cette partie qu’André De Toth étudie l’évolution des intérêts croisés entre deux communautés hétérogènes et opposées.
3°) L’expédition à cheval à travers des montagnes enneigées, à l’origine du titre français du film. Une séquence éprouvante, âpre, le vecteur d’une conclusion froide (si l’on omet la toute fin sous forme de happy end in extremis).

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On est en 1959, et même si ce western américain reste crispé sur certains archétypes du genre classique, on peut noter plusieurs éléments intéressants, presque avant-gardistes, annonciateurs du western crépusculaire à venir. La seconde et principale partie revêt les habits du huis clos anxiogène, armé d’une tension croissante, sans cesse alimentée : on passe du conflit entre deux hommes du village sur le point de s’entretuer à une situation de prise d’otage (par l’entremise d’une bouteille qui roule sur un bar mais qui ne chutera finalement jamais, la tension étant suspendue à son maximum), puis une succession de micro-conflits complexifiant les rapports au sein de cette prise d’otage, avant de déplacer la zone des tensions à l’extérieur du village, avec encore une fois une redéfinition des rapports de force. L’ambiguïté permanente de la plupart des personnages rend difficile l’appréhension de leur psychologie, minant le processus d’identification dans un même mouvement : il n’y a pas de vrai héros unilatéralement bon ici. L’absence (ou quasi-absence) de manichéisme renforce le côté noir du western et complexifie encore un peu plus la trame narrative.

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D’un point de vue théorique, la seconde partie est la plus riche et la plus dense. Il y a du côté des "gentils" des dissensions notables, à l’origine d’un début de duel, et un protagoniste Blaise Starrett qui s’avère plus gris comme poudre que blanc comme neige ; et du côté des "méchants", un chef de bande nommé Jack Bruhn (excellent Burl Ives) étonnamment respectueux, mais surtout dernier rempart contre la barbarie omniprésente dans ses rangs. Son passé est trouble, partiellement expliqué lorsqu’il déclare : "At West Point I made up my mind to be all soldier, which doesn't leave much room for being human". Blessé et en fuite, il sollicite assez catégoriquement l’aide des habitants pour le soigner, et toute cette partie du film tournera autour de l’intérêt de ces mêmes habitants à garder leur hôte en vie. Cette situation où deux populations se retrouvent enchâssées de manière temporaire dans leurs corps comme dans leurs intérêts est excellente, parfaitement menée. Jack Bruhn ayant intimé à ses troupes l’ordre de se tenir loin de la gente féminine du village, une tension sexuelle au départ étouffée ira crescendo. À mesure que les forces du leader s’amenuisent, les hyènes subalternes salivent. Il en découlera une séquence de danse forcée hallucinante, un climax insoutenable comme les instants précédant un viol collectif qui donne le vertige : André De Toth captera ce ballet tourbillonnant en mouvements circulaires, jusqu’à la nausée. L’image traditionnelle du bal bon enfant et de ses flirts tout en légèreté est carbonisée.

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D’un point de vue esthétique, c’est la troisième et dernière partie avant la conclusion qui reste la plus impressionnante. De l’exiguïté des lieux fermés à l’intérieur du village, l’action et les tensions se déplacent à l’extérieur. Mais on ne nous laisse pas respirer pour autant… Ce voyage sans retour, initié par Blaise Starrett lui-même, est une sorte d’épreuve purificatrice pour sa rédemption. Ayant aperçu une partie peu louable de sa personnalité dans la violence des brigands ("That doesn't make me any different from the men who rode in and took over this town. Only they don't pretend to be anything but what they are."), il decide de reprendre les choses en main. Cette dernière partie en plein blizzard, chevauchée épique dans la neige, fait progresser le film vers une tension beaucoup plus diffuse, tout en lenteur, comme au ralenti. La rigueur hivernale est capturée tout en progressivité, par coups de pinceau successifs : on n’est pas surpris d’apprendre qu’André De Toth était également peintre et sculpteur. Neuf ans avant Le Grand Silence, le western en hiver avait droit à une très belle peinture : on oublie difficilement l’image de ce personnage s’écroulant dans la neige sans avoir pu tirer, dans un silence glaçant, les doigts gelés sur la gâchette. La toute fin, consécration un peu rapide de l’apprentissage acquis tout au long du film, laisse un peu sur sa faim. Robert Ryan oublie un peu trop vite la divergence de points de vue sur l’Ouest, les grands espaces vierges et les barbelés qui l’opposaient à son voisin. Mais c’est le fruit de la chevauchée rédemptrice, et la condition nécessaire pour enterrer la hache de guerre.

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