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Keaton au pays des Soviets

Le cinéma soviétique dispose de nombreuses pépites à la gloire de la paysannerie, à travers l'éloge du kolkhoze qui s'oppose vaillamment aux riches koulaks, où l'on parle de paysans, de collectivité, de nature, de la terre, de cultures vivrières, avec autant de symboles et de motifs graphiques éclatants — des enfants qui croquent des pommes à pleines dents après la mort d'un vieillard à l'ombre d'un verger, des champs de blé ou de tournesol qui ondulent sous le vent, des écrémeuses en folie, des tracteurs embarqués dans des labours circulaires... La fin des années 20 russes compte de très beaux poèmes, qui vont bien au-delà de la seule dimension propagandiste, parmi lesquels on peut citer La Ligne générale de Eisenstein, La Terre de Dovjenko, ou encore quelques séquences de Arsenal du même réalisateur.

Le Bonheur de Medvedkine, centré sur la même thématique champêtre, se distingue cependant très clairement de ce mouvement cinématographique à plusieurs titres. C'est un film muet relativement tardif, d'une part, sorti en 1935. C'est surtout un film largement atypique qui cultive son empreinte graphique caractéristique (on frôle le surréalisme onirique par moments) dans un univers étonnamment burlesque, un peu comme si Keaton s'était retrouvé au pays des Soviets. Une tonalité à tendance satirique qui cependant ne conduit pas aux mêmes excès que le burlesque révolutionnaire d'un Les Aventures extraordinaires de Mr West au pays des Bolcheviks, réalisé dix ans auparavant.

L'histoire se situe peu avant la Révolution d'Octobre et suit les pérégrinations hautement allégoriques de Khmyr, un paysan assez naïf, parti à la recherche du bonheur après avoir été chassé de chez lui en des temps difficiles. Son parcours ne sera qu'une vive succession de hauts et de bas : il trouve un sac contenant de l'argent lui permettant d'acheter un cheval et de générer d'abondantes récoltes avant de se retrouver dépossédé par un seigneur local très envieux, il veut en finir en se construisant son propre cercueil à partir du bois de sa maison mais la police ne tolère pas un tel niveau d'indépendance et l'en empêche en le punissant à coups de fouet, etc. Et le film d'enchaîner les séquences d'humour slapstick avec des volutes de fumée pour figurer une mort, avec un cheval à pois affamé sur un toit pour en manger la paille, des terrains à labourer inclinés à 45°, des tentatives de suicide à l'aide des ailes d'un moulin à vent, une armée de soldats affublés de masques tous identiques figés dans leur sidération, ainsi qu'un court passage de nudité explicite assez incroyable pour l'époque.

Les motifs issus de la culture populaire russe classique se mélangent à des manifestations d'un humour radicalement baroque pour former un film très étonnant, d'une singularité nette, mais qui subit les foudres de la censure — et ce malgré l'appréciation d'Eisenstein à l'époque. Alexandre Medvedkine ne finit pas au goulag comme d'autres artistes "déviants", mais il fallut attendre 1971 pour que Chris Marker redécouvre les bobines et se lance dans un travail de restauration. C'est pourtant un film très recommandable, doté d'une poésie drôle et attachante, penchant tour à tour du côté de la farce et du pamphlet, dépeignant un paysan soviétique à la fois flemmard et sympathique, très éloigné de tout modèle existant.

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