C'est une parfaite découverte pour moi car je ne connaissais ni Philippe Claudel et son roman Le rapport de Brodeck (2007), ni le dessinateur Manu Larcenet qui l'a adapté en bande-dessinée en deux tomes : L'autre en 2015, suivi de L'indicible en 2016. Sortis de l'étagère d'une bibliothèque où ils prenaient la poussière, j'étais à la fois frileux par l'inconfortable noirceur qui colle aux yeux lorsqu’on évente les pages, et de l'autre intrigué par l’atmosphère angoissante et singulière qui se dégage des dessins.

La bande-dessinée débute sur une scène intrigante. Celle-si se passe dans l’auberge d’un village de montagne en un temps et un lieu indéterminé. Les habitants aux visages rudes se tiennent debout face à l’entrée par laquelle Brodeck, le narrateur de l'histoire, déboule attirant sur lui le feu des regards. 

Les villageois ont trouvé le moyen de décharger leur culpabilité et leurs infamies en l'assistance de Brodeck. 

Tu vas raconter l’histoire, tu seras le scribe.

Brodeck a l’habitude des rapports. Il rédige des notices sur l’état de la forêt, le climat, et tout ce qui relève de la nature, comme un garde-forestier le ferait. Mais le rapport, qu'il sera contraint d'écrire sous la pression du groupe, est de nature plus funeste. Brodeck va devoir écrire sur la mort de l’Anderer (l'Étranger), cet artiste venu se perdre quelques mois plus tôt dans leur village en compagnie de son âne et son cheval.

Le coup de crayon de Larcenet est magnifique, tantôt sombre quand il représente la communauté dans leurs noirs desseins, tantôt éclatant lorsqu'il s'attarde sur la personnalité de l'Anderer. D'intenses émotions sourdent des sublimes planches en noir et blanc, que ce soit dans les représentations du monde rural et ses personnages, que dans celles de la nature et ses décors. La narration avance avec une flagrante économie de mots, les choses étant le plus souvent suggérées, de manière à sans le dénaturer, incorporer ce qui est indicible ou bien du monde du sensible.

Le récit de Brodeck entremêle sa propre histoire à celle de l'Anderer en alternant le passé et le présent. C'est en nous confrontant aux souvenirs insupportables de Brodeck qui survécut aux camps de concentration, que le contexte d'après-guerre se dévoile clairement, et la connexion avec la mort de l'Étranger propulse l'enquête de Brodeck vers de terribles révélations.

Brodeck fera le point sur les événements bien au-delà de ce que la communauté, à laquelle il désespérait d'appartenir, souhaitait le voir écrire dans ce rapport. C'est une sorte de conte en huis-clos qui pose les questions sur l'altérité, l'humain, et la culpabilité. Larcenet a travaillé le noir avec raffinement dans cette bande-dessinée où font face la cruauté des hommes et des moments d'un intense lyrisme.

 

En deux mots, un chef-d'œuvre !