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"Y'a qu'des cailloux !"

Une exploitation agricole familiale, avec ses champs de céréales, ses vergers, ses granges et ses habitations. Du fumier, des bottes de foin, des mobylettes appelées "vélos", des tracteurs. Des petits-déjeuners très matinaux pris sur la toile cirée, des pompes à gasoil actionnées manuellement, des tourne-disques portatifs pour diffuser la musique d'un 45 tours à l'ombre d'un pommier. Dans ce microcosme rural s'agite une famille élargie composée d'un couple d'agriculteurs un peu âgés, un fils qui souhaiterait moderniser l'entreprise contre l'avis de son père, une fille et son enfant dont on ne connaîtra pas le père, et deux personnes extérieures au cercle familial direct, un travailleur italien et un vieux valet de ferme, Pipe, qui a sans doute travaillé dans cette ferme toute sa vie. On est en Suisse, dans le canton de Vaud non loin de Lausanne, mais à quelques expressions idiomatiques près, en mettant le Mont Cervin de côté, cela pourrait être dans n'importe quelle campagne française dans les années 70.

Dans sa composante documentaire, Les Petites Fugues rappelle instantanément le cinéma de Depardon lorsqu'il avait embarqué sa caméra à l'intérieur des maisons de quelques agriculteurs peu loquaces dans Profils paysans. Son élan contemplatif très puissant, justifiant une durée assez conséquente, convoque plutôt Le Cousin Jules de Dominique Benicheti. Mais ce qu'on ne voit pas venir, c'est le soupçon de poésie comique, tantôt burlesque, tantôt mélancolique, qui accompagne chacune des petites virées de Pipe — qui donnent au film son très beau titre. Dans ces moments-là proches de la comédie digne du muet, le protagoniste interprété par Michel Robin (âgé de 49 ans à l'époque, mais en paraissant 70) s'affiche en descendant de Tati, empreint d'une incroyable malice. Le travail sur le son souligne encore davantage ce rapprochement.

Sauf qu'on va bien plus loin que cela. Ça avait commencé avec l’acquisition d’une mobylette, grâce à son premier pécule touché pour sa retraite : l'apprentissage de la conduite lui a fait prendre goût aux escapades, petit à petit, et la figure de ce grand corps vouté et maladroit sur un vélomoteur constitue à elle seule un magnifique tableau. Chaque nouvelle petite échappée l'éloigne un peu plus de son travail, au grand dam de son patron, pour le rapprocher de l'oisiveté qu'appelle sa retraite. En filigrane s'écrit une histoire d'émancipation, chaotique et touchante. De manière plus ou moins consciente, pour échapper aux tensions de la ferme et à l'ennui qui guette, il parcourt les plaines et les montagnes, là où le vent le mène. Un planeur le mènera tout en haut de la vallée, mais il finira aussi par se retrouver au milieu d'un concours de motocross, fin saoul, dans un décor renvoyant un sentiment d'étrangeté aussi fort que celui de Knightriders de Romero avec ses chevaliers-motards.

Même dans les moments les plus difficiles, le ton reste cependant d'une parfaite bonhomie. Il n'y a pas une once de violence, et il en résulte une atmosphère presque merveilleuse, d'une beauté bucolique simple et directe d'où émerge parfois, certes, quelques soucis financiers ou familiaux. Mais la contemplation reste de mise. Il y a bien des ruptures de ton, mais elles accompagnent parfaitement Pipe dans son cheminement : l'incendie de son vélo suite à une virée trop alcoolisée, par exemple, marquera le début d'une nouvelle phase. Ses facéties s'expriment alors dans l'utilisation d'un appareil photo, séquence franchement réjouissante. Son émancipation le conduira jusqu'au sommet du Cervin, en hélicoptère, qui se conclura toutefois par une désillusion très amère : "Y'a qu'des cailloux !". Le bonheur, il le trouvera finalement dans la photo, avec la ferme et le fumier comme sujets de prédilection. Toutes ces parenthèses poétiques dans un cadre quasi ethnographique forment un portrait complexe, composé de mouvements contraires, entre aspirations émancipatrices et conditions aliénantes d'enfermement. Une chose est sûre : on n'oubliera pas la bouille de Michel Robin dans ce film.

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