Après le génocide rwandais, la guerre civile au Biafra (ancien Nigeria)...

La première fois que j'ai entendu parler de Raymond Depardon, c'était en tant que réalisateur, avec le documentaire de 2008 La Vie Moderne, le troisième volet de la série Profils Paysans. Il y dressait le portrait apaisé du monde paysan, dernier vestige de nos racines ancestrales en proie à un avenir incertain. J'ai par la suite découvert une autobiographie émouvante au format original dans Les Années Déclic (1984), où il racontait pendant à peine plus d'une heure la naissance d'une vocation, entre 1957 et 1977.
Mais je ne connaissais pas le photographe-reporter de terrain dont un ami (1) m'a parlé récemment. La photographie de Gilles Caron ci-dessous (que l'on peut retrouver sur http://www.editions-verdier.fr/banquet/n43/image.htm avec le texte de Jean-Michel Mariou reproduit ci-dessous), relativement glauque au premier coup d’œil il faut l'avouer, illustre parfaitement les enjeux du métier et l'éthique afférente. Et, au passage, nous rappelle l'importance du contexte dans le processus d'interprétation de n'importe quelle œuvre.

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Au mois de mai dernier paraissait dans la collection « Photo poche » un magnifique ouvrage sur Gilles Caron, photographe fulgurant de la fin des années soixante, disparu au Cambodge le 5 avril 1970 au cours d’un reportage, et qui ramena en trois ans, de tous les terrains de fraction de la terre – qui à cette époque n’en manquait pas – des photos définitives : Biafra, Viêtnam, Irlande du Nord, Paris du mois de mai de 68, Mexique, Tchad ou Moyen-Orient.
À la page 95 du livre, on peut voir cette photo et sa légende : « le cinéaste et photographe Raymond Depardon, pendant la guerre civile au Biafra, août 1968. »
C’est peu de dire qu’une telle image vous secoue, vous bouleverse. Ce cinéaste, dans une situation terrible, penché sur le plus extrême malheur – un enfant qui meurt de faim – pour « faire une image », ce n’est pas n’impor-te qui. Raymond Depardon est même un homme d’image des plus respectables, des plus soucieux d’éthique. Et l’on se dit que décidément, il y a quelque chose de fondamentalement blasphématoire dans toutes les postures du regard.
Une fois le premier choc passé, on se renseigne, et l’on apprend que Raymond Depardon a insisté pour que cette photo soit absolument montrée. Pour qu’elle figure, sans autre commentaire, dans le livre de Gilles Caron. Comme pour affirmer que cette position dégueulasse (au premier regard, on se dit : comment peut-il filmer, au lieu de… Puis l’on se dit : au lieu de quoi ?…), c’est aussi celle qu’il faut subir pour que puisse surgir une vérité. Pour dire que ces images qui nous touchent, elles sont produites par un regard, par un homme qui se penche, comme ça, sur ce malheur. C’est ce que sa conscience, à ce moment-là, lui impose de faire : non pas courir le plus loin possible de cette horreur ; non pas tenter de sauver une, deux, ou trois personnes dans ce chaos avant de tomber soi-même exténué, mais autre chose, de tout simple, et de très digne. Ce que sa conscience, à ce moment-là, lui impose, c’est de se pencher, pour dire ce drame qui se joue. L’extrême dignité de Raymond Depardon, aujourd’hui, c’est d’insister pour que soit dite, aussi, cette vérité-là.

Jean-Michel Mariou


(1) Merci à Clément pour ses contributions, présentes et à venir...