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"Tiens, quand tu causes vélo, c'est comme si moi, j'causais élevage de poules."

Le capital sympathie dont bénéficie Jean Gabin est immense, et il impressionne encore une fois (la dernière en date étant son rôle de routier dans Des gens sans importance) dans sa capacité à rendre crédible n'importe lequel de ses rôles. Une immersion quasiment instantanée. En deux temps trois mouvements, deux répliques et trois gestuelles, on y croit dur comme fer à son interprétation de père de famille seul pour s'occuper de ses trois enfants, dont un qui n'est pas vraiment le sien, dans la France d'après-guerre. Comme s'il avait joué ce personnage-là toute sa vie. À grand renfort de dialogues signés Michel Audiard, c'est un festival de truculence dont on peut difficilement se lasser.

Sans doute que le contenu un peu programmatique de Rue des prairies en constitue le principal point faible. La chronique socio-familiale aurait pu être plus agréable, simplement mais solidement, si les trois enfants ne suivaient pas un chemin aussi bien tracé dans leurs relations respectives avec leur père. Le moins intéressant des trois est assez instinctivement le personnage du fils interprété par Claude Brasseur, qui vient juste en support des autres, et dont la seule consistance intrinsèque tourne autour de la logique "je fais de mon mieux et ça ne te suffit pas" : il devient champion du monde de cyclisme et son père en est encore à l'engueuler pour diverses raisons. La fille, par contre, dans son désir d'émancipation et d'ascension sociale, offre un regard intéressant sur l'opposition entre culture populaire et culture bourgeoise. La rencontre entre le père, figure éminente du prolo (Gabin attablé au café du coin avec son pinard, c'est génial), et l'homme qui fréquente sa fille, retiré dans son palais bourgeois, est un moment de confrontation jubilatoire. L'homme lui propose du thé la rose et écoute une messe de Bach quand Gabin ne jure que par le godet de blanc et l'accordéon.

En fait, c'est surtout le personnage du jeune Roger Dumas qui pose problème, dans son rôle de fils adoptif qui ne suit pas le même chemin que ses frère et sœur. Sa trajectoire est un peu trop archétypale, ce rebelle qui se bagarre et se fait renvoyer systématiquement des établissements qu'il fréquente, mais qui essaie tout de même de faire plaisir à son père. La dernière partie est à ce titre expédiée de manière vraiment lapidaire, le procès dans lequel le gamin se retrouve impliqué n'aborde pas d'élément fondamentalement intéressant et les deux se trouvent à nouveau réunis en un claquement de doigts final. C'est dommage car il y avait matière à développer largement plus.

Pour le reste, je suis un peu gêné par cette image de Gabin en prolo pétri de bon sens, doté d'un grand cœur sous ses aspects peu commodes, droit dans ses bottes, figure stable qui véhicule la morale dans le monde qui change et se pervertit. C'est un point de vue légèrement réactionnaire, même si la question de l'amour qui va au-delà des liens du sang et du temps, aussi bancale et artificiellement posée soit-elle, contredit cette remarque.

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