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Portraits paysans

Sans adieu ressemble étrangement à la série de films réalisés par Raymond Depardon, ses Profils paysans en trois chapitres (lire le billet), en déplaçant le sujet de la Lozère, Haute-Loire, Ardèche et Haute-Saône au Forez, une région située à l'Est du Massif Central. Si le rapprochement peut servir de guide à ceux qui ont apprécié le travail de Depardon, on peut aussi préciser que l'approche de Christophe Agou (originaire d'un petit village de la Loire, devenu photographe exilé à New York connu pour ses photographies des décombres du 11 septembre 2001 et mort en 2015) diffère sensiblement en deux points : la forme, beaucoup moins travaillée et beaucoup plus brute, caméra mobile et numérique typique de la fin des années 90 à l'appui, et les personnages, beaucoup plus enclins à s'exprimer verbalement, que ce soit en dialoguant avec eux-même ou en engueulant le chien comme du poisson pourri. Le plus grand dénominateur commun entre les deux, c'est sans aucun doute la tendresse de ces portraits de paysans, extraits de leur univers comme autant de pépites brutes.

"Sans adieu", c'est ce que disait Claudette (la mamie de 75 ans que l'on peut voir dans la bande-annonce en train de gueuler un délicieux "ah tue-moi ce chien moi il m'énerve alors !" suivi de "tu vas voir toi qu'je vais t'en passer une va !", d'une tendresse assez paradoxale) au réalisateur quand ils se séparaient, une expression pour dire "au revoir, et on se reverra". Christophe Agou a grandi dans la région qu'il a filmée ici, sur une période de plus de dix ans, et il connaissait bien les gens qui y figurent, cela ne fait aucun doute : le caractère authentique de l'intimité témoigne à lui tout seul de la nature du projet. Au plus près du monde paysan, sans trop savoir de quelle génération il est question : difficile de réaliser qu'on se situe 40 ans après la vision semblable (en beaucoup plus drôle et beaucoup moins épuré ici) qu'en donnait Dominique Benicheti dans le magnifique Le Cousin Jules (lire le billet). Comme si on s'était glissé dans une faille spatio-temporelle.

La galerie de portraits est d'une sincérité touchante, pour ne pas dire bouleversante par moments, comme un kaléidoscope de témoignages rustiques qui déboucheraient sur une vérité crue. Il faut voir la vieille Claudette traverser des champs de boue en bottes, appuyée sur une béquille, claudiquant tant bien que mal pour aller donner à manger à des poules et des chiens dans des carcasses de voitures abandonnées. À 75 ans, elle fauche elle-même l'herbe dans un champ éloigné pour nourrir ses bêtes. Et ces mouches dans son vin sucré, cette paille dans les cheveux qu'elle lave et teint toute seule dans l'évier, ce téléphone à travers lequel elle fulmine (tout en restant étonnamment compréhensive) contre l'administration et l'assistante sociale incapables de l'aider, ces "réclames" débiles qui l'agacent et ces banques aux démarches un peu trop compliquées... Sa dignité est incroyable. Quand elle déménagera dans une maison beaucoup plus moderne, c'est le chien qu'elle engueulait à la moindre occasion qui lui manquera le plus. Plus que n'importe quel humain. On regretterait presque pour elle le temps où elle allait nourrir de bon matin un veau orphelin, aux côtés du cadavre de sa mère posé là depuis plusieurs jours, enveloppé vaguement sous une bâche, après qu'elle se soit mortellement embourbée.

Les animaux sont omniprésents dans le documentaire comme dans la vie des paysans, que ce soient à travers leur travail (les vaches) ou l'environnement (les oies, les poules, les chats, les chiens), et concentrent comme souvent dans ce monde-là toutes les manifestations de l'affection. Quand on emmène les vaches de Jean-Clément pour les abattre suite à une probable contamination de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, son abattement et son impuissance sont parfaitement intelligibles. Il n'y avait même pas de sciure dans les camions qui les ont emportées. L'appel qu'il passera pour remercier le journaliste ayant fidèlement rapporté ses propos sera aussi court que poignant. Le docu saura d'ailleurs très bien jouer avec l'ellipse en offrant plus tard une sorte de contre-champ, quelques années plus tard, après son déménagement. Que dire de Jean et de sa machine à sulfater la vigne, pétaradante, tout droit sortie d'un autre siècle ? Et de Mathilde et Raymond, entassés dans une maison qui ressemble tant à une décharge, remplie d'objets divers, de journaux, de vêtements bouffés par le temps et les mites et d'innombrables chats ? Et toutes ces horloges, au tic tac ancestral si caractéristique — quand elles ne sont pas arrêtées.

Au détour de ces séquences, le vertige guette : une sensation mélancolique en lien avec la lente disparition d'un monde, sans doute renforcée par la petite musique lancinante qui revient souvent — la principale limitation formelle, l'accompagnement musical se faisant parfois trop insistant, en contraste avec l'image brute. On se demande comment ces gens continuent à vivre (on pourrait dire "survivre") dans leur microcosme, dans leur monde paysan parallèle au monde citadin, sans être plus déboussolés que ça.

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