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Rendez-vous en terre inconnue

Ah... Seidl, Seidl, Seidl. On aura beau dire, on aura beau aimer ou détester, une chose est sûre : il n'y en a pas deux comme lui, dans le paysage cinématographique et documentaire actuel, qui pousse autant le spectateur dans ses derniers retranchements (moraux, psychologiques, visuels). Il faut savoir encaisser des coups. Qu'on trouve ses méthodes abjectes ou implacables, qu'on trouve son regard méprisant ou juste, on ne peut que lui reconnaître une aptitude pour le moins singulière à regarder la misère (et toutes ses déclinaisons possibles) en face. Mais on en oublierait presque que la misère est une construction qui naît de notre propre regard : qui nous dit que les personnes filmées ici ne sont pas plus heureuses que celles qui les observent ? Mais cela importe peu, c'est de cet inconfort surgissant naturellement chez tout être normalement constitué que naît le besoin de questionner ses fictions, ses documentaires, ses intentions, ses moyens. Et rien que pour cela, rien que pour toutes les questions (qui ne se limitent pas au pré carré du cinéma de Seidl) qu'il soulève, il serait dommage de le balayer du revers de la main en le jugeant amoral ou odieux. Un geste qui serait peut-être caractéristique d'une bonne santé mentale, après tout, qui sait.

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Seidl insiste souvent sur le fait que TOUT documentaire est mis en scène, et qu'il n'existe pas de vérité à l'état pur qu'un metteur en scène viendrait servir au spectateur sur un plateau d'argent. Voilà une mise en garde, sinon un rappel, plus que nécessaire, mais de là à affirmer qu'il s'agit d'un prétexte suffisant pour délivrer le contenu de ces Sous-Sols... Seidl avoue d'ailleurs que la séquence dans laquelle une femme sort des poupons de plusieurs boîtes à chaussures pour les dorloter n'est qu'une illusion de cinéma volontairement entretenue (elle ne faisait pas ça dans sa cave, mais directement chez elle).

Constat personnel : je suis beaucoup plus à l'aise avec une fiction dont la part documentaire m'est obscure, voire cachée, qu'avec un documentaire mêlant "réalité" et "fiction" de manière parfaitement volontaire. Dans ce dernier cas, il faudrait sans doute prendre en compte la phase de relaxation qui suit le visionnage, c'est-à-dire la réflexion qui accompagne la prise de conscience des mécaniques alors ignorées. Une ignorance que l'on accepte sans broncher chez Herzog, par exemple, mais qui est un peu plus difficile à avaler chez Seidl, étant donné le sujet.

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Ces précautions étant prises, on peut aborder plus sereinement ces sous-sols autrichiens qui semblent ne pas avoir leur pareil en France. On retrouve la cruauté du regard acéré qui a fait la marque de fabrique d'Ulrich Seidl, cette façon parfois insoutenable de regarder les pulsions refoulées droit dans les yeux. À nouveaux ces plans fixes (de mémoire, un seul ne l'est pas et c'est pour mieux nous tromper : on suit un joueur de tuba plutôt sympathique chez lui, à travers les différentes pièces, jusqu'à ce qu'il entre dans le sous-sol rassemblant des objets en lien avec l'Allemagne nazie) et cette obsession pour les compositions symétriques. En pénétrant dans ces sous-sols, on accède à une sorte de salle des secrets en même temps qu'une intimité. On se dit que ce qu'on voit va bien au-delà du cas particulier, de l'exception "Natascha Kampusch", et ne se limite pas aux frontières autrichiennes. Il y a quelque chose de dérangeant dans la part d'humour (et non de moquerie ou de mépris) que contient chacun de ses portraits, car si elle contribue à conserver une distance nécessaire avec le sujet, en le traitant presque avec légèreté, elle se mélange à la part de sinistre pour former un tout sidérant, presque malsain. Et tout est dans le "presque", la frontière entre tolérable et intolérable variant avec les affinités. Une chose est sûre, la sidération est commune à tous, cinéaste comme spectateurs.

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Entre le joueur de tuba nostalgique du Troisième Reich, l'assistante sociale pour femmes battues qui aime être battue, le mec qui nous parle de la puissance de ses éjaculations, la femme qui câline des poupées, et le couple adepte de pratiques SM assez poussées (mais pratiques du point de vue du ménage, allant à l'encontre de la répartition homme/femme habituelle des tâches ménagères), on a parfois l'impression de regarder un freak show contemporain, un catalogue de fous. Mais Seidl ne les met pas tous au même niveau, il fait la distinction entre les gentils fous aux passions exotiques et les fous furieux assez peu sensibles au concept de cosmopolitisme. Les jeunes et les personnes qui utilisent leurs caves comme vous et moi (enfin, je crois : machine à laver, salle de musique, etc.) ont aussi leur place, l'espace de quelques minutes et quelques plans. Sous-Sols prend alors l'aspect d'un documentaire vaguement anthropologique, avec l'ambivalence entre la crudité du regard et la distance de la position qui fait le sel de beaucoup d'œuvres de Seidl. Mais à étaler autant de déviances / passions en si peu de temps, on pense au personnage du chasseur exhibant ses trophées et on se dit qu'il y a quand même un point commun (qu'il soit volontairement mis en avant ou pas) assez perturbant.

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