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Révolution mise en scène

Par quel bout aborder l'expérience Soy Cuba ? Il y a tellement d'approches possibles, tellement de raisons d'être subjugué ou bien d'être exaspéré...

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Déjà, la propagande. La position du film ne me paraît pas si évidente que ça : est-ce à la gloire du régime castriste, de la révolution cubaine, de l'appareil soviétique ? Ou bien, sous couvert de l'œuvre de commande, Kalatozov n'aurait-il pas tout simplement produit une ode au peuple cubain, dans toute sa diversité ? Si certains passages appartiennent clairement à la propagande (et je pense notamment à la troisième partie, avec l'histoire des étudiants idéalistes plutôt manichéenne, avec son tortionnaire in-tuable, car entouré par femme et enfants, mais qui n'hésitera pas une seconde quand les rôles s'inverseront, ainsi que quelques symboles bien lourdauds tels que la colombe abattue par la junte), d'autres offrent des niveaux de lectures moins primaires. Et on peut penser au premier segment, décrivant de manière ambiguë une joie de vivre toute cubaine, bien qu'influencée par le continent nord-américain, et les pulsions de vie qui parcourent l'île.

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Puis, bien sûr, la radicalité de la mise en scène, dont le caractère novateur revient sans doute pour beaucoup aux talents du chef-opérateur Sergueï Ouroussevski, déjà constatés dans La Lettre inachevée (1959, lire le billet). Certains mouvements de caméra peuvent paraître exagérés (notamment dans l'histoire n°3, donc, avec ses plan-séquences bien mis en avant), mais il suffit de jeter un œil au deuxième volet pour se brûler les rétines, une constante chez Mikhaïl Kalatozov : le segment consacré à un vieil homme récoltant sa canne à sucre et sur le point d'être exproprié par son propriétaire. Le traitement du noir et blanc est incroyable, comme si la lumière brûlait la pellicule par ses reflets sur la végétation. Et ces mouvements dans un autre segment, exhibant la verticalité des lieux, du toit d'un immeuble à la piscine. On se demande comment on faisait, en 1964, pour produire de telles séquences sans steadycam, avec des caméras qui devaient peser des dizaines de kilos... Un formalisme époustouflant, délirant, incandescent, en phase avec les temps de célébration comme ceux de lutte. Le lyrisme de la mise en scène est encore aujourd’hui d’une puissance et d’une efficacité phénoménales.

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Le film suit aussi une certaine progression logique dans la réponse à l'agression, parsemée du doux son de Soy Cuba, d'une réaction passive, dans une logique de soumission, à la révolte par la guérilla. Il me semble qu'on peut voir dans le travail de Kalatozov une forme de subversion, en détournant légèrement le message de la propagande qu'il était censé véhiculer. Pas étonnant qu’il ait été mal perçu par toutes les propagandes de l’époque, communistes ou non. C’était déjà le cas dans La Lettre inachevée, dans lequel la volonté de suprématie de l’Union soviétique trouvait ses limites aux confins de la taïga sibérienne. Il y a caché derrière l’impératif de démonstration la volonté de montrer quelque chose, la puissance des images, plutôt que d’en démontrer une autre, la supériorité de la révolution cubaine. Et on se sent obligé d’établir le parallèle avec Sergueï Eisenstein, en y voyant une sorte de Cuirassé Potemkine tropical : la scène des étudiants descendant les escaliers de l’université est une allusion féroce à d’autres escaliers bien célèbres. Quatre regards politiques sur le peuple cubain, quatre portraits archétypaux, quatre visions idéalistes d’une société bousculée par la révolution.

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