sur_le_chemin_des_glaces.jpg, août 2021
La route de la solitude

En novembre 1974, Lotte Eisner tombe malade. Lorsque Herzog l'apprend, il est à Munich, elle à Paris : "elle ne peut pas mourir", se répète-t-il comme un mantra, et pour conjurer une sorte de mauvais sort dont les contours resteront majoritairement flous, il se lance dans une longue marche de plus de 800 kilomètres pour rejoindre son amie à travers les routes, les villages, les forêts et les montagnes qui les séparent. Herzog exprime clairement la certitude quasi mystique que s'il parvient au terme de son voyage à pied, elle survivra. De fait, 3 semaines plus tard, il la rejoindra dans sa chambre d'hôpital et elle survivra — elle restera en vie pendant encore une dizaine d'années. En 1983, épuisée, Eisner dira au réalisateur : "Werner, vous avez jeté un sort sur moi, vous m'avez interdit de mourir, aujourd'hui j'ai près de 90 ans, je suis aveugle, je ne peux plus lire, donc il faut enlever ce sort pour que je puisse mourir." Il acquiescera, par jeu, et l'historienne et critique de cinéma mourra 15 jours plus tard. Où se termine la réalité et où se commence la légende, on ne saurait trop dire, mais reste que ce mystère correspond admirablement bien à l'aura d'un Herzog.

Sur le chemin des glaces est un texte court mais un récit dense sous la forme d'un journal de marche, oscillant entre la poésie exaltante et l'illumination réjouissante, écrit par un homme nous faisant partager sa joie, son obstination, son abattement, son épuisement. Le spectre des émotions est très large, on ne s'explique parfaitement pas tout ce qu'on lit, mais c'est un régal de suivre Herzog divaguer au gré de son périple, tantôt sidéré par ses rencontres, tantôt en discussion métaphysique avec des personnages de ses films comme Bruno Schleinstein ou Hias de Cœur de verre. Le froid, la pluie, la neige, les orages, les champs boueux et l'inhospitalité occasionnelle rythment le voyage autant que la rage de poursuivre et la consécration de la solitude : "La solitude est-elle bénéfique ? Oui assurément. Seulement elle nous ouvre à des intuitions dramatiques de l’avenir."

Il y a l'objet de la marche elle-même, comme un acte de foi, et il y a tout le versant pragmatique que Werner Herzog raconte de manière éclatée, entrecoupé de divagations diverses (autant existentielles que descriptives de son environnement immédiat), comme notamment toutes ces nuits où il pénètre par effraction, en cassant un carreau, dans des habitations et autres granges inhabitées. Parfois on lui offre un lit et un repas. Cette marche de 50 kilomètres par jour lui rappelle son périple africain, quand il avait 18 ans, à la découverte de nombreux gouvernements et cultures. Ce carnet de notes, il ne comptait pas le partager initialement, et ce n'est que plusieurs années après qu'il envisagea la publication : "Brûlé, nu, exténué, les sens vidés", "devant moi un arc-en-ciel me remplit soudain d’une folle espérance. Quel merveilleux signe au-devant et au-dessus de celui qui marche. La marche ! Chacun de nous devrait marcher."

On imagine Herzog les pieds en feu dans des bottes trop neuves, avec une inflammation du tendon d'Achille et ses douleurs à l'aine, les habits puant la transpiration, tout dépenaillé avec ce sac qui frotte contre ses habits et agrandissant sans cesse un trou. On le suit dans ses altérations de perception, dans ses sursauts d'espoir, le long d'un chemin de croix qui le pousse à redoubler d'efforts à chaque moment de faiblesse. Il refuse souvent qu'on le prenne en stop, il y cède parfois quand le corps abandonne même si la marche reste une obstination quasi fanatique. En résulte un journal d'errance autant que de persévérance, dominé par la solitude et par un style caractérisé par une poésie austère délicieuse.

Ses derniers mots, en s'adressant à Eisner enfin retrouvée : "pendant un bref instant tout de finesse, quelque chose de doux traversa mon corps exténué. Je lui dis : ouvrez la fenêtre, depuis quelques jours je sais voler." Un récit très agréablement complémentaire de son autre ouvrage exquis, Conquête de l'inutile.