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Left for dead and revenge

C'est bien simple, je ne me rappelle pas la dernière fois qu'un film vu sur grand écran et sorti ces dernières années m'a laissé dans un tel état de jouissance et de surprise mêlées. The Revenant, c'est le réalisateur Alejandro González Iñárritu qui reprend les meilleurs éléments de mise en scène de Birdman (lire le billet), débarrassés de (presque) tous leurs tics tape-à-l’œil, et qui les laisse s'exprimer dans un genre, le survival pur jus, et dans un cadre, les États-Unis sauvages des années 1820, particulièrement adaptés à leurs excès. C'est aussi le retour du directeur de la photographie Emmanuel Lubezki (fidèle collaborateur d'Alfonso Cuarón et de Terrence Malick), qui s'en donne à cœur joie pour insuffler aux images la puissance et le souffle nécessaires à l'immersion la plus totale. Un talent indécent, pleinement déployé dans l'espace offert par des décors naturels époustouflants. The Revenant, plus accessoirement, est le film de 2015-2016 le plus captivant, aux partis pris les plus radicaux, que j'aie vu jusqu'à présent — notez l'optimisme fièrement revendiqué par l'emploi du subjonctif : il y aura peut-être d'autres bons films cette année.

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Aux élucubrations quelque peu répétitives de l'artiste en pleine quête existentielle dans Birdman, aux récits enchâssés de manière systématique (et donc artificielle) dans ses trois premiers films, Iñárritu y substitue les immenses espaces canadiens qui servent de décor à l'Amérique des trappeurs du début du XIXe siècle. On est en plein « Louisiana Purchase », la France vient de céder plus de deux millions de kilomètres carrés aux États-Unis et les chasseurs de toutes nationalités côtoient des Indiens pas encore entièrement éradiqués. Les alliances se font et se défont, à l'intérieur des communautés comme entre elles, en termes de commerce de fourrures comme de contrôle de territoires. Un terreau instable propice aux tensions les plus diverses, à commencer par celles qui opposeront Hugh Glass (Leonardo DiCaprio) à John Fitzgerald (Tom Hardy), au cœur de l'histoire (vraie) de The Revenant : l'odyssée ahurissante d'un trappeur américain du Dakota du Sud grièvement blessé par un grizzly, laissé pour mort, qui parvint à rejoindre Fort Kiowa à travers la nature hostile, au terme d'un périple glaçant de trois cents kilomètres.

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Avec The Revenant, on a l'agréable impression que la grammaire cinématographique d'Iñárritu s'est enfin épanouie, autant du point de vue du style visuel que du style narratif. Comme si le cadre exceptionnel de l'action épousait parfaitement ses ambitions. Libérée de la (fausse) contrainte du (faux) plan-séquence de deux heures, la caméra effectue ses mouvements amples et appliqués, moins alambiqués que dans son film précédent, et décrit le microcosme de la vie des trappeurs avec une précision chirurgicale, presque sociologique. Dès les premières minutes du film, on n'est plus en Europe en 2016, mais bien en Amérique deux cents ans auparavant, au milieu d'un camp de chasseurs incroyablement réaliste. Dans l'eau comme sur la neige, dans les sous-bois comme sur les vastes plaines, les images sont le vecteur d'un souffle naturaliste saisissant. Chronique apaisée de la vie d'autrefois... Quand, soudain, le premier cri brise l'harmonie du groupe, la première flèche initie un climat de conflits multiples et permanents qui sera le propre de l'ensemble du métrage. Et c'est lors de cette bataille introductive qu'Iñárritu exprime tout son talent, une capacité exceptionnelle à saisir l'action en vol, à capter la violence extrême des combats qui font rage à l'aide d'une caméra virevoltant posément dans les airs. Elle suit une seule action à la fois, de près, tout en nous laissant pleinement conscients de l'étendue du carnage en arrière plan. Elle saute de la sauvagerie d'une mise à mort à l'expression d'un visage partagée entre peur et colère, dans un même mouvement, dans un même plan-séquence unificateur. Et, détail intéressant, dans une même configuration optique à courte focale, ce qui a pour effet de renforcer la dimension contemplative en plan large, lorsque la caméra sillonne le champ de bataille, et de conférer aux plans plus resserrés sur les visages une dimension étrange, inquiétante, liée aux déformations de l'objectif. Une pure maîtrise, un pur régal, et très peu de fautes de goût (quelques faux plan-séquences inutiles, encore eux).

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S'ensuivront plus de deux heures de survival en milieu hostile, sur lesquelles régnera sans discontinuer la peur dans toutes ses déclinaisons. The Revenant se transforme alors en une incroyable retranscription du danger omniprésent : les arcs indiens sont aussi menaçants que les fusils français, le froid autant que la faim, les blessures présentes autant que celles à venir. La nature offre autant de pièges que de récompenses, et les sauvages sont partout, chez les Indiens comme chez les colons européens. C'est la rage de la survie au quotidien, saupoudrée ci et là d'un mysticisme diffus et envoûtant. On se demande sincèrement comment ce monstre, Glass, parvient à survivre à des entailles de la taille d'un bras, ou à autant de passages dans une eau que l'on imagine assez fraîche, mais cela n’entache jamais vraiment la dynamique du récit. Et puis, le foie de bison doit être quelque chose d'extrêmement nourrissant et riche en vitamines facilitant la cicatrisation. Surtout quand on s'appelle Leonardo DiCaprio, qu'on est végétarien, et qu'on prend l'initiative, en plein milieu du tournage, de manger de vrais abats crus par souci de réalisme. Mission réussie, voire doublement réussie, car à l'instar de Skywalker se réchauffant dans le corps d'un tauntaun mort dans L'Empire contre-attaque, il finira lové bien au chaud dans un cheval. Et on y croit.

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On pourrait pleurnicher sur quelques détails, comme le fait qu'en dehors des percussions angoissantes très à propos, les compositions de Ryuichi Sakamoto (célèbre pour son travail so eighties sur Furyo de Nagisa Ōshima : lien youtube) sombrent parfois dans le lyrisme artificiel des violons langoureux ; ou encore quelques faux raccords et quelques passages à la narration bancale qui dérangeront les plus pointilleux d'entre nous. Pour les spectateurs avertis : où est passé l'argent que le capitaine Andrew Henry (Domhnall Gleeson) a posé sur la table comme récompense ? Pourquoi la blessure que Glass s'est faite à la main disparaît à la toute fin ? Peut-on tirer plusieurs fois avec un mousquet sans recharger ? Et, surtout, la fille de la tribu Arikara qui se retrouve par coïncidence chez les Français tombe un peu comme un cheveu sur la soupe.

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Mais ces quelques reproches restent bien peu de chose si on les observe à la lumière de l'expérience vaguement mystique qui nous est offerte. C'est l'art du raz-de-marée des qualités qui écrase le château de sable des défauts, comme l'instinct de survie qui se nourrit du désir de vengeance. Les prouesses techniques de la photo de Lubezki qui font oublier les maladresses ponctuelles de la mise en scène. La lumière et les décors naturels époustouflants qui annihilent l'indigence de quelques images de synthèse. La beauté froide de séquences comme celles où Glass retrouve les siens dans un sous-bois brumeux éclairé à la torche (à égalité avec celle des festivités éclairées à la bougie) qui réduit à néant l'excès de confiance de quelques autres (comme la caméra embarquée à cheval). Ce n'est un secret pour personne, les conditions de tournage au fin fond de la Colombie-Britannique et de l'Alberta ont été particulièrement difficiles. Le budget initial de 60 millions de dollars a littéralement explosé pour atteindre 135 millions. Mais comme l'a déclaré très justement Iñárritu : « If we ended up in greenscreen with coffee and everybody having a good time, everybody will be happy, but most likely the film would be a piece of shit. » Fuck yeah.

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