Le 10 septembre 1930, Michel Vieuchange se lance dans un défi fou : rallier à pied les ruines de la cité interdite de Smara (Maroc) et devenir le premier occidental à y poser le regard. Son carnet de route raconte son parcours dans la solitude, les cailloux et le vide des déserts, des vallées, des plaines.

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Vieuchange a 26 ans quand il entreprend son incroyable parcours. Il est passionné par l'Antiquité Grecque et désire être un homme d'action, pionnier, explorateur, comme Saint-Exupéry et Rimbaud ! Il part de Tiznit, déguisé en femme berbère et accompagné de ses guides, dont le Chibani et le Mahboul, qui le suivront jusqu'à son retour. Ensemble, ils parcourront 1400 kilomètres, tantôt à pied, tantôt à chameau, affrontant le froid, la chaleur, le sable, la pierre et l'hostilité des indigènes qu'il faut sans cesse éviter.

Hier la plus étrange veillée que j'aie eue sans doute dans ma vie. Pour nous protéger du vent et du froid, accroupis le Mahboul et moi, dans une première faille entre deux roches, les chikhs, le Chibani dans une seconde, plus bas, les deux trous réunis par un troisième plus profond et étroit où se trouve le feu. La fumée, les flammes tantôt jetées contre nous, tantôt contre les chikhs; les verres de thé qu'on se tend par-dessus la flamme; le bruit du vent; la pâtée d'orge et d'huile d'argane. J'écris et recharge l'appareil dans l'obscurité.

C'est un quotidien terrible que nous découvrons, fait de longues attentes dans des chambres sombres, basses, infestées de poux, de mouche, de maladie, et puis le désert, total. Vieuchange photographie beaucoup et Phébus nous offre en livret quelques-uns des clichés conservés (il y en avait 52 dans l'édition originale de 1932 publiée par Plon), comme pour mieux s'imprégner de cette chaleur pleine de vide imposant.

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Peu à peu, le désert semble s'immiscer dans les veines de Vieuchange, les pas se font lents, durs. La maladie vient, après ces viandes crues et cette eau croupie. Pourtant, comme animé par une lumière intérieure plus brillante que celle du désert, qui le frappe quand elle est au zénith, il s'acharne, avance, accélère le rythme, malgré les manquements et les chameaux qui, exténués, doivent être abandonnés en route.

Je ne puis plus penser aux miens, à l'avenir, au passé. Je me sens dans un éloignement, dans une solitude presque inhumaine. Une seule chose s'impose qui n'admet pas qu'un instant je m'en sépare. Je n'ai plus de ces craintes, maladies, oued Dra enflé, puits desséchés, hommes de mauvaises volonté, fourberie des chikhs, rien de tout cela. Les jours ne comptent plus. Je suis un peu comme le joueur qui perd et qui s'entête.

Vieuchange semble scruté par son destin à chaque pas qu'il fait, chaque photographie qu'il prend. Il fait l'expérience profonde de son âme par le simple souffle d'un vent, d'un mot, Smara.