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"Celui qui viendra chez nous avec une épée périra par l'épée. Telle est la loi de la terre russe."

Un bien étrange objet, œuvre de propagande, politique et cinématographique.

D'un côté, le film-propagande commandé par Staline, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La menace nazie à la fin des années 30 trouve bien sûr ici un écho dans l'invasion de la sainte Russie par les chevaliers teutons au XIIIe siècle : dans les deux cas, les envahisseurs proviennent du même territoire et un personnage extrêmement volontaire (ou du moins mis en scène comme tel, dans la réalité comme dans la fiction) incarne l'opposition. L'avertissement est vraiment dénué d'ambiguïté, d'une clarté et d'une intelligibilité difficilement contestables : les derniers mots du film sont sans équivoque. "Allez et dites à tous dans les contrées étrangères que la Russie est vivante. Qu'ils viennent chez nous en invités. Mais celui qui viendra chez nous avec une épée périra par l'épée. Telle est et sera la loi de la terre russe." Il y a les bons, c'est-à-dire les princes russes justes et magnanimes ne condamnant que les plus grands traîtres, et les méchants, les chefs germaniques qui prennent d'assaut des villes comme Pskov en jetant les enfants dans les flammes d'un bûcher d'appoint.

Mais une telle déclaration, diffusée en URSS en décembre 1938, s'accorde relativement mal avec le pacte germano-soviétique de non-agression signé en août 1939, conduisant à l'interruption de l'exploitation du film. Une suspension toutefois temporaire, puisque l'opération Barbarossa met fin à l'accord entre Hitler et Staline en juin 1941 et marque le début des hostilités entre les deux pays. Et en réaction à l'attaque du voisin allemand, rien de tel qu'une piqûre de rappel patriotique comme Alexandre Nevski pour galvaniser les foules et fédérer la résistance à l'oppression.

Et d'un autre côté, il y a le réalisateur et monteur fou Sergueï Eisenstein. Si j'y préfère, pour l'instant, l'approche démentielle et démesurée de Mikhaïl Kalatozov à la fin des années 50 (avec le triptyque Quand passent les cigognes / La Lettre inachevée / Soy Cuba), j'aurais beaucoup de mal à contester la puissance purement picturale de nombreuses séquences. À condition de les expurger de leur composante légèrement ridicule, alimentée par le décalage de regard offert par les 80 années qui nous séparent. Au-delà d'une sensation un peu dérangeante s'apparentant à un passage mal dégrossi du cinéma muet au cinéma parlant, conférant à certains moments de la bataille du lac Peïpous une impression de burlesque à la Chaplin a priori involontaire, le lyrisme épique opère.

Il y a des images qui marquent durablement, comme pyrogravées sur la rétine. L'idéologie sous-jacente, avec tout le manichéisme constitutif de la démarche de propagande, appuie sans doute ce sentiment. Des paysans, sel de la terre, émergent littéralement du sol pour rejoindre les rangs du prince Alexandre. Les armures et autres costumes des chevaliers teutons, leurs destriers pareillement vêtus et protégés, leurs casques aussi impressionnants que variés, leurs formations de combat rappelant la tortue romaine, leurs lances fièrement dressées, mais aussi leur anéantissement dans le piège d'un lac gelé (car, c'est bien connu, les ennemis germaniques sont des ogres bien plus lourds que les preux chevaliers russes) et leurs capes comme aspirées par les courants glacés : autant de temps forts visuels profondément frappants, contrebalancés de temps en temps par un épisode incongru. Au hasard, une séquence dans laquelle les combattants semblent fixés sur un manège oscillant de haut en bas, distribuant des coups d'épée entre deux tirades guerrières hautement patriotiques. Et parodiques, ce qui n'a pas échappé à Stupeflip : lien youtube.

Mais peu importe. La brutalité et la radicalité d'Alexandre Nevski l'emportent. On sort de ce film avec l'âme presque russe, un peu comme à la fin de La Bataille de Russie, film de propagande américaine réalisé par Frank Capra en 1943 à la gloire de la nation soviétique, des surhommes qui composent les rangs de ses armées, et de la nécessaire alliance contre un ennemi commun.

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