gabriel_et_la_montagne.jpgPeintures de la contradiction

Gabriel et la montagne est un film surprenant, à plus d'un titre. Sa toute première séquence présente quelques singularités, auxquelles on peut être plus ou moins sensible, et deux d'entre elles propulsent le film dans une direction étrange, incertaine, intrigante.
La première, la plus explicite, c'est la volonté d'ancrer le film dans la logique du "ce qui s'est passé avant". Un long plan-séquence dont on devine vaguement la localisation (quelque part en Afrique) capture dans un même lieu et dans un même mouvement, ample et lent, des travailleurs occupés à leurs tâches de haute montagne et la découverte d'un corps sans vie ("le Blanc"). Au terme de ce plan, on emprunte la voie classique du flashback, explorant les mois qui ont précédé cet instant. Cette configuration amène à adopter une lecture particulière, orientée, alerte, de toutes les randonnées et autres épisodes en montagne auxquels s'adonnera Gabriel dans le film, à l'affût de tout signe avant-coureur du moment fatidique.
La seconde, beaucoup plus discrète et implicite, consiste à dissimuler le principe fondamental qui sous-tend l'existence et la réalisation technique du film : l'histoire de Gabriel est avant tout celle d'un ami du cinéaste Fellipe Barbosa, et la majorité des acteurs qui y côtoient le protagoniste dans cette fiction sont précisément ceux qui ont vécu les événements dans la réalité, aux côtés du véritable Gabriel. Brouiller, nuancer, amoindrir, voire même parfois infléchir la frontière entre réalité et fiction, encore et toujours.

Dès la première séquence, Gabriel et la montagne expose ainsi la mort de son personnage principal, un étudiant brésilien en sciences économiques victime du froid, de la faim ou de la fatigue, mais aussi de son propre orgueil et de sa propre insolence alors qu'il redescendait le mont Mulanje au Malawi en 2009 : le portrait se fera à ce titre de plus en plus nuancé à mesure que le récit se déroule et que les traits successifs se dessinent. Un tel procédé désamorce évidemment tout suspense (qui aurait été d'assez mauvais goût), tout sensationnalisme, et oblige à observer les pérégrinations africaines de Gabriel différemment, de biais, à l'aune de cette conclusion introductive aux accents funèbres. La fin du film rejoindra d'ailleurs son début, dans un dénouement aussi bouleversant que dénué de pathos, plus que jamais à la lisière de la fiction, aux frontières du réel.

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L'expérience du film constitue un hommage assez perturbant, ces deux composantes (réalité et fiction) constituant presque deux touts indépendants, avec d'un côté le récit d'une aventure captivante dans plusieurs pays du continent africain (Kenya, Tanzanie, Zambie et Malawi), et de l'autre un signe émouvant en direction d'un ami disparu. Les pistes ouvertes laissées à l'interprétation sont très nombreuses pour tenter de cerner la personnalité de Gabriel, sans que rien ne soit imposé, entre l'échec du concours d'entrée d'Harvard, une relation amoureuse peu commune, la mort du père qui vraisemblablement le hante encore, et surtout la volonté de fuir les contradictions. Étudier la théorie de la pauvreté dans le cadre de la politique publique, sur les bancs impeccables d'une université américaine prestigieuse, semble être devenu chez lui quelque chose d'impensable avec le temps. Mais aurait-il eu ce sursaut de conscience s'il avait été reçu à Harvard ? Rien n'est moins sûr et c'est sans doute là le début d'une série de traits contradictoires (appuyés peut être un peu trop fortement, d'un point de vue idéologique, lors du passage de sa petit amie et de leurs nombreuses discussions théoriques au caractère didactique un brin forcé) formant un portrait singulier. Comme si plus il cherchait à déconstruire ses contradictions, plus il en trouvait.

Gabriel, sous les traits de João Pedro Zappa, déborde d'une énergie, d'une curiosité, d'une impatience toutes également communicatives. Son optimisme, sa candeur totalement dénuée de cynisme et son sourire sont rayonnants. Sa vivacité exaltée et exaltante est vraiment marquante, et trouve un étonnant contrepoint dans d'autres aspects de sa personnalité, presque paradoxaux, entre intransigeance et obstination. C'est là un sacré tour de force de la part de Fellipe Barbosa, à mes yeux, car il parvient à brosser un portrait à la fois débordant de tendresse et pétri de discordance. Aussi sincère dans sa sensibilité que sévère dans sa sincérité. Des témoignages bien réels, de la part des personnes ayant réellement côtoyé Gabriel Buchmann et jouant ici leur propre rôle, jalonnent le récit au fur et à mesure des rencontres comme autant de ponctuations en voix off. Encore ce mélange des genres, produisant un décalage étonnant dans le regard porté sur lui, loin des zones de confort habituelles.

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Il y a le Gabriel amoureux fou du voyage, désireux plus que tout d'échapper à sa condition de touriste occidental en s'immergeant dans les cultures et les populations africaines (que ce soit dans les comportements, les modes de vie, la façon de randonner, de se vêtir et de s'alimenter, ou encore dans la volonté de vivre au plus près des locaux). C'est celui qui est persuadé qu'il y a plus à apprendre au sommet du Kilimandjaro, dans la vie concrète d'une tribu Maasaï kényane ou encore dans un village de Tanzanie, que dans les cours de sciences économiques de la meilleure université de Los Angeles. Mais il y a aussi le Gabriel têtu et buté, pour ne pas dire borné, incapable de tolérer le moindre obstacle sur la route de son bonheur qu'il considère objectif. C'est celui qui prendra peu à peu conscience de l'impossibilité de se défaire d'un certain état de fait, de sa condition de touriste brésilien des quartiers huppés (Gabriel et la montagne pourrait en ce sens constituer une suite directe du premier film de Fellipe Barbosa, Casa Grande, focalisé sur des lycéens issus de familles brésiliennes aisées) et de l'inexorable asymétrie des relations aux gens dont il croisera la route. La bonne volonté et la conscience de la différence ne suffisent pas à elles seules à effacer toutes les conditions et tous les antécédents. La peinture de la contradiction, de la naïveté teintée d'arrogance jusque dans cet aveu d'échec, est aussi belle que cruelle.

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