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"People make love for so many crazy reasons, why shouldn't money be one of them?"

Saint Jack est une peinture très mélancolique de Singapour dans les années 1970, vue à travers le prisme du post-colonialisme américain, et vécue par un vétéran de la guerre de Corée d'origine italienne, exilé dans la cité-état pour des raisons qui resteront obscures. Il s'appelle Jack Flowers (interprété par Ben Gazzara) mais son existence n'est pas des plus gaies, et les seules fleurs qui croiseront son chemin sont celles qu'il se tatouera sur le bras afin de dissimuler tant bien que mal des marques laissées par la mafia chinoise. C'est un personnage tendrement paumé, filmé de manière particulièrement indolente par Peter Bogdanovich, qui semble condamné à simuler une bonhomie dans son environnement crasseux. Il est tenancier d'un bordel, avec pour seul horizon de petits arrangements avec la corruption ambiante, et son apparente ingénuité ne fera que renforcer la dimension crépusculaire du portrait.

Le ton est relativement explicite d'entrée de jeu : Jack, qui reste avant tout un proxénète même s'il est décrit comme une figure protectrice, n'est pas présenté comme un criminel à condamner. Sa nonchalance ne semble concurrencée que par ses aspirations humanistes. Il se trouve là, tout simplement, au milieu d'un immense chaos, comme condamné à rassasier l'appétit sexuel de soldats américains en partance pour l'abattoir vietnamien et à travailler pour un pouvoir américain gangrené par la corruption jusqu'à l'autre bout du monde. C'est un homme pétri de contradictions, difficile à cerner, mais qui semble animé par des intentions relativement pures (si l'on peut dire, dans un tel contexte) : on n'oublie pas le "saint" du titre original qui qualifie cet homme errant dans une nébuleuse souvent hostile. Son déracinement se ressent de manière légère mais constante, diffuse et tenace.

On peut relever quelques bizarreries de la part de Bogdanovich, comme cette façon de donner corps à la pègre locale via un personnage nain particulièrement menaçant, ou encore la présence de certaines séquences incongrues presque indépendantes — à l'image de celle où deux femmes ont un rapport sexuel sur fond de musique de Goldfinger (George Lazenby, ancien James Bond, fait d'ailleurs une apparition).

La dernière séquence entérine la solitude profondément mélancolique du personnage, la caméra l’excluant dans le hors-champ au terme d'un lent mouvement alors qu'il s'enfonce dans le tumulte de la population locale, après avoir eu un sursaut d'honneur en refusant de se compromettre et de se soumettre au pouvoir corrompu. Il finira donc, logiquement, déclassé parmi les déclassés.

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