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À Taïwan, trêve diplomatique et fièvre commerciale
Détente des relations entre la Chine continentale et l'île
Martine Bulard

Le 14 janvier dernier avait lieu la cinquième élection présidentielle de l'Histoire de Taïwan, une île vingt fois plus petite que la France, située au large de la Chine continentale, à 700 kilomètres de Hong-Kong. En effet, ce n'est qu'en 1996 qu'eut lieu la première élection dite « au suffrage universel direct » (1)... L'Histoire de Taïwan est un sujet éminemment polémique, aussi bien dans les relations avec la Chine continentale qu'à l'échelle internationale, comme en témoigne la succession de controverses ci-dessous.
Après la colonisation d'une partie de l'île par des occidentaux qui cessa en 1895, ce fut au tour du Japon d'imposer son occupation jusqu'en 1945, avec pour conséquences antagoniques la modernisation d'une île délaissée par le continent mais aussi le règne d'un ordre de fer. Certains parlent de colonisation, d'autres d'une simple « venue », mais tous s'accordent pour dire qu'il eut un rôle majeur dans la culture taïwanaise, telle qu'on la conçoit aujourd'hui. Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale et la défaite nippone pour que l'île revienne à ce que l'on appelait alors la République de Chine. En 1949, après sa défaite face aux communistes de Mao Zedong, le dirigeant nationaliste du KuoMingTan (KMT, voir plus bas le détail des partis politiques à Taïwan) Tchang Kaï-chek  rassembla un million et demi de « continentaux » pour fuir et s'installer sur l'île Formosa (2) jusqu'en 1950. C'est le début d'une tension grandissante entre les deux autorités, qui atteindra son paroxysme en 1971, la République populaire de Chine (autrement dit Beijing) devenant membre de l'ONU à la place de la République de Chine (c'est à dire Taïwan). Ce ne sera que seize ans plus tard que la loi martiale sera  levée sur l'île, en 1987. Ainsi, ce ne fut qu'en 1996 que le président de la République fut élu au suffrage universel, et en 2000 qu'un candidat n'appartenant pas au KMT fut choisi : Chen Shui-bian, du MinJinTang, le Parti démocrate progressiste. Depuis 2008, réélu de justesse en janvier 2012, Ma Ying-Jeou est à la tête d'un gouvernement KMT.

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Au jour d'aujourd'hui, les relations entre la Chine continentale et Taïwan baignent dans un flou plus qu'artistique. Les deux parties se parlent sur la base du « Consensus de 1992 » (sic), un meeting pseudo-officiel où elles se sont mises d'accord sur le principe qu'il n'y avait qu'une Chine (3), chacune prétendant en être la seule représentante légitime. En clair, comme le dit Mario sur son blog, « ils se sont mis d'accord sur le fait qu'ils n'étaient pas d'accord », mais cet accord sert de base à une facilitation des relations commerciales et du transit humain. Rappelons tout de même qu'en 1996, à la veille de la première véritable élection, le dragon chinois effectue un tir de missile balistique, avant de renforcer les batteries de missiles pointés vers les côtes taïwanaises...
Mais ce temps semble révolu. Les communistes, qui rêvaient d'avaler par la force ce caillou récalcitrant, savent que leur projet ne verra jamais le jour. Mieux, les nationalistes anticommunistes d'hier sont devenus les alliés du Parti communiste chinois qui n'a de cesse de les conforter. Pour l'heure, le statu quo semble convenir à tous : chacun garde la face et tout le monde s'embrasse. La théorie des trois « non » est toujours en vigueur, comme l'explique M. Charng Kao, vice-ministre du Conseil des affaires continentales, organisme chargé des relations avec Beijing :

« Notre méthode ? Mettre de côté la politique et porter l'économie au centre. Notre principe est connu : c'est celui des trois "non" – "non" à l'unification, "non" à l'indépendance, "non" au recours à la force. Les questions politiques sont les plus difficiles à résoudre. Nous avons donc opté pour une trêve diplomatique. »

Avec pour conséquence la fièvre commerciale que l'on connaît, pour le plus grand bonheur de cette économie taïwanaise décomplexée...

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Petit précis concernant les trois principaux partis politiques sur l'île (d'après le billet de Mario) :

  • Le KuoMingTang, ou KMT, parti nationaliste chinois de centre-droit présidé depuis 2008 par Ma Ying-Jeou, a dirigé le pays pendant près de 50 ans et ce, sans partage des années 1950 jusqu'en 1996. Il a par ce biais amassé un trésor colossal, sous diverses formes (compagnies commerciales, banques, médias), devenant ainsi le parti politique le plus riche du monde (capital estimé entre 2 et 10 milliards de dollars US). Il prône un rapprochement et une collaboration étroite avec la Chine.
  • Le MinJinTang, parti démocrate progressiste, ou PDP (acronyme français auquel on préfère la version anglaise : DPP), dirigé aujourd'hui par Tsai Ying-wen, est le premier parti d'opposition apparu avec la levée de la loi martiale à la fin des années 1980. Il est à la tête de la coalition pan-verte qui regroupe les partis dits « indépendantistes » militant pour l'émancipation de Taïwan.
  • Le QinMinDang, enfin, plus connu sous le nom de People First Party, ou PFP, forme avec le KMT la coalition pan-bleu, en opposition à la coalition pan-verte. Aujourd'hui, le PFP est dirigé par Soong Chu-Yu, et totalise moins de 3% des suffrages.

Il existe un bouquin de référence écrit par Peng Ming-min, intellectuel taïwanais expatrié aux États-Unis, militant en faveur de la démocratie et ardent défenseur de l'indépendance de son pays natal : Le Goût de la liberté, aux éditions René Viénet, Belaye, 2011.
Je vous conseille la lecture de ce billet, mariojp.over-blog.com, pour avoir une idée un peu plus précise des enjeux des dernières élections taïwanaises du 14 janvier 2012. Vous trouverez également sur ce blog plein de choses intéressantes sur la culture et l'Histoire de la Chine et du Japon notamment.

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Toutes les photos sont issues de mon voyage à Taïwan, durant l'été 2009.

Quand le riz devient un produit financier
Les denrées alimentaires, dernier refuge de la spéculation
Jean Ziegler

On le savait déjà, l'économie de marché se soucie moins de la qualité de vie des populations des pays dits « en voie de développement » que du profit qu'elle peut générer en les exploitant, sans trop prêter attention aux conséquences humaines. Un exemple, parmi tant d'autres : la Banque mondiale qui encourage la razzia sur les terres agricoles du monde entier (voir le billet du Diplo correspondant).

Les ressources de la planète pourraient nourrir douze milliards d’êtres humains (4), mais la spéculation et la mainmise des multinationales sur les matières premières sont à l'origine d'une pénurie alimentaire. Conséquence : chaque être humain qui meurt de faim est assassiné. C'est ce qu'affirme Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, en dénonçant ce qu'il appelle une « destruction massive » par les marchés financiers, mécanismes construits par l’Homme et que seul l’Homme peut renverser.
Mais revenons aux fondamentaux. En effet, les selcuk.jpgproduits de première nécessité, outre leur fonction première (se nourrir), peuvent servir de produits financiers. Or, l'échange des produits agricoles a sa petite singularité : sur ce marché, on consomme davantage qu'on ne vend. « Le commerce international des céréales représente à peine plus de 10% de la production, [...] 7% pour le riz. » Ainsi, face à une demande croissante, l'offre (c'est à dire la production) s'avère éclatée et extrêmement sensible aux aléas climatiques : sécheresse, incendies, inondations et autres intempéries plus ou moins naturelles. Selon l’économiste Olivier Pastré, « un déplacement minime de la production mondiale dans un sens ou dans l’autre peut faire basculer le marché » (5).
C'est pour pallier ces risques que furent créés les produits dérivés, initialement destinés aux agriculteurs du Middle West pour leur permettre de vendre leur production à un prix fixé au préalable, avant la récolte. En cas de chute du cours au moment de la moisson, l'agriculteur était protégé.
Mais dans les années 1990, ces produits à vocation prudentielle sont détournés vers des horizons moins circonspects et se transforment en instruments financiers aux pouvoirs dévastateurs. Entre 2003 et 2008, la spéculation sur les matières premières a augmenté de 2300% (6), avec pour tragiques conséquences les fameuses « émeutes de la faim » qui ont secoué trente-sept pays ; on garde tous en tête ces images insoutenables des femmes de bidonvilles haïtiens préparant des galettes de boues pour leurs enfants.
Aujourd'hui, la production de bio-éthanol aux États-Unis, subventionnée à hauteur de 6 milliards de dollars, a un impact non négligeable sur le cours du maïs. Depuis la crise, au lieu de se tempérer, les fonds spéculatifs, plus connus sous leur dénomination anglophone « hedge funds », ont reporté ce manque à gagner sur les marchés agroalimentaires. Leur crédo : tous les biens de la planète peuvent faire l'objet de paris sur l'avenir. Selon la FAO (Food and Agriculture Organization, ou Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), seulement 2% des contrats à terme portant sur des matières premières aboutissent désormais effectivement à la livraison de marchandise. Les 98% restants sont revendus par les spéculateurs avant leur date d'expiration.

Le Sénat américain a beau s'alarmer, l'économiste en chef de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, Heiner Flassbeck, a beau proposer des solutions efficaces pour enrayer ce phénomène, on est encore loin d’entrapercevoir le bout du tunnel. Malgré le soutien d'une coalition d’organisations non gouvernementales (ONG) et de recherche (7), une chose essentielle fait cruellement défaut : la volonté, franche et massive, des États.


À écouter du lundi au vendredi entre 15 et 16 heures : Là-bas si j'y suis, l'émission de Daniel Mermet sur France Inter, consacrée au Diplo une fois par mois. Celle de février est accessible sur http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=2367.

(1) J'avoue avoir un peu de mal avec cette appellation qui sous-entend la perfection de cette modalité électorale. Et puis le terme « universel » me fait doucement sourire... (retour)
(2) Ancienne appellation de Taïwan encore utilisée aujourd'hui. La dénomination « Ilha Formosa », qui signifie « belle île » en portugais, fut attribuée par les marchands lusitaniens qui furent les premiers occidentaux à approcher le lieu. (retour)
(3) L'indépendance de Taïwan n'est reconnue que par 23 pays. (retour)
(4) La population mondiale était estimée fin 2011 à sept milliards. (retour)
(5) Olivier Pastré, « La crise alimentaire mondiale n’est pas une fatalité », dans Pierre Jacquet et Jean- Hervé Lorenzi (sous la dir. de), Les Nouveaux Équilibres agroalimentaires mondiaux, Presses universitaires de France (PUF), Paris, 2011. (retour)
(6) Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, « Rapport sur le commerce et le développement », Genève, 2008. (retour)
(7) Leur argumentation est résumée dans l’essai de Joachim von Braun, Miguel Robles et Maximo Torero, « When Speculation Matters », International Food Policy Research Institute (IFPRI), Washington, 2009. (retour)