lundi 11 novembre 2024

The Nightingale, de Jennifer Kent (2018)

That's just the way, isn't it? You don't want trouble but sometimes trouble wants you.

Encensée pour son premier film long format, l'horrifique et oppressant Mister Babadook, l'Australienne Jennifer Kent était attendue au tournant pour sa deuxième réalisation. Elle choisit de changer de genre, et surtout de cadre, en livrant un récit de poursuite vengeresse et une plongée dans la Tasmanie du XIXème siècle. A cette époque, l'île océanienne était considérée comme un "enfer sur Terre" car, outre le fait que les soldats de l'Empire Britannique y massacrait les autochtones aborigènes au cours de la Black War, elle s'apparentait à une prison à ciel ouvert. Le Royaume de la Reine Victoria y exilait des criminels chevronnés et, pour rééquilibrer un peu la balance des genres, quelques femmes condamnées pour des délits mineurs. Parmi ceux-là, parmi celles-ci, "the scum of the Earth" d'après les Anglais : des Irlandais.

L'héroïne du film, Clare, vient de l'île d'Éire. Les actes qui lui valurent un voyage sans retour aux antipodes ne seront pas révélés. Ce qui importe, c'est qu'ils l'ont rendue à une condition de quasi-esclavage auprès du capitaine du régiment local. Elle a bien sa propre demeure et a obtenu le droit d'épouser un compatriote, avec qui elle vient d'avoir un enfant, mais dans l'auberge où elle travaille, elle est tenu d'obéir, au doigt et à l'œil, à l'officier. Ce dernier, qui détient le pouvoir de l'affranchir d'une lettre (à laquelle elle a déjà droit depuis plusieurs mois, ayant purgé sa peine), l'exhibe parfois dans des tours de chant : sa voix harmonieuse rappelle le rossignol qui donne son titre au film. Un soir, dans l'intimité de sa chambre, il exige plus. Comme elle s'y refuse, il la force et la viole. De là, les évènements prendront une tournure encore plus tragique, encore plus brutale, et alors que l'officier doit se rendre au plus vite de l'autre côté de l'île, en coupant à travers la forêt à la suite d'un guide local, elle se lancera à sa poursuite, avide de vengeance.

Le viol est un des motifs du film, ce qui résonne aujourd'hui et est un crime qui hélas devait être très répandu dans la Tasmanie de l'époque, où pour une détenue exilée on comptait huit hommes. Un motif qui vaut au film d'être souvent qualifié de "rape and revenge", sous-genre du cinéma d'exploitation. C'est à mon sens une erreur - une facilité de critique ou de reviewer - car le viol n'est pas ici l'acte qui induit la vengeance. Ce motif, associé à d'autres aussi violents, valut au film un accueil mouvementé lors de sa première à Sydney (quelques spectateurs, et spectatrices, quittèrent la salle) puis par une certaine presse/internet anglo-saxonne. La projection au Festival de Venise, d'où le film repartit avec deux prix, fut également houleuse : une poignée d'abrutis se rendirent coupables de réactions sexistes et racistes (ce qui, à mon avis, dit quelque chose du climat de l'Italie de Giorgia Meloni, où le salut fasciste revient à la mode).

Pour les diffuseurs, le film souffre d'être difficilement cataloguable. La jaquette du Dvd, illustrée d'une image de l'héroïne chargeant, arme en mains, devant l'Union Jack en flammes, est trompeuse ; loin d'enchaîner les scènes d'action, le film sait prendre son temps et emplir ses deux heures quinze de différentes tonalités.

Ainsi, pendant que l'héroïne s'aventure dans la forêt australe, le récit développe, nécessairement, ses relations avec le jeune aborigène qu'elle paye pour la guider. De prime abord, Clare n'a guère de considération pour lui (qu'elle voit comme simple moyen pour arriver à ses fins), ni lui pour elle. Leurs rapports évolueront, passant par des hauts et des bas, jamais statiques. Une illustration : qui débute sur une dispute et s'achève sur un moment de grâce (comme son patronyme ne l'indique pas, l'actrice Aisling Franciosi est irlandaise et connaît bien les chansons traditionnelles, telle qu'ici "Óró 'Sé do bheatha 'bhaile").

Chasseurs et chassés, dans leur périple, traversent des paysages d'une beauté sauvage, mais la mise en scène ne s'y attarde pas. A juste titre, car le temps presse et la soif de vengeance, dévorante, ne laisse pas de place à l'émerveillement. La vengeance par mise à mort, motif narratif classique et puissant, est à mon sens trop souvent traité dans les films de manière simpliste et héroïque. Non qu'il ne me plaise pas de voir un salopard de cinéma recevoir son dû (et quelle ordure compose Sam Claflin, acteur jusqu'alors plutôt tenu aux rôles romantiques !), mais j'apprécie toujours que soient présentés les revers de l'acte de vengeance: insatisfaction, injustice, cercle de la violence, etc. Jennifer Kent n'esquive pas ces problématiques et je lui en sais gré.

Au final, si The Nightingale ne me paraît pas totalement abouti (sur le plan du rythme, par exemple, où l'on peut trouver quelques longueurs et redondances), il demeure une œuvre cinématographique âpre et un deuxième étape prometteuse du parcours de sa réalisatrice. 

Quelles seront les suivantes ? Difficile à dire.

Après un détour par l'anthologie fantastique de Guillermo Del Toro (Le cabinet de curiosités) avec l'épisode Murmuration, une histoire de fantômes, elle fût attachée à plusieurs projets : une cavale meurtrière de deux amoureuses dans l'Amérique du XIXème siècle, une série d'horreur surnaturelle dans l'Irlande du XVIIIème, ou encore l'adaptation d'un roman pour la jeunesse de Clive Barker... Mais rien de concret jusqu'alors. "Wait and see."

dimanche 28 janvier 2024

Vorace (Ravenous), d'Antonia Bird (1999)


"I said no food. I didn't say there was nothing to eat."

Avant que son tournage ne commence, Vorace se trouvait placé sous les meilleurs auspices : son acteur principal, l'Écossais Robert Carlyle, était alors au sommet de sa carrière (The Full Monty lui ayant offert succès public et nomination aux Oscars) ; quant à son jeune réalisateur, le Macédonien Milčo Mančevski, revenu du Festival de Venise avec le Lion d'Or, il promettait beaucoup. 

Hélas, après deux semaines d'interventions incessantes de la production, Mančevski jeta l'éponge. Pour le remplacer, le studio fit un choix pour le moins étrange en embauchant l'Américain Raja Gosnell, piètre metteur en scène spécialisé dans les comédies pour la jeunesse (on lui devra un Scoobi-Doo de sinistre mémoire). L'équipe du film, techniciens comme acteurs, virent bien vite que Gosnell ne faisait pas l'affaire et l'on frôla, dit-on, la mutinerie. 
Robert Carlyle intervient alors en proposant la réalisatrice Antonia Bird, sous la direction de laquelle il avait tourné le drame Priest et le polar Face. Ainsi le film fut ressuscité et la Britannique fit ses débuts dans le cinéma américain.

Vorace ressort d'un mélange des genres peu banal : du western et de l'horreur. Le premier genre, emblématique du cinéma hollywoodien, comportait parfois des éléments horrifiques, entre la pratique du scalp par certains indigènes et les massacres perpétrés par les colonisateurs mais je ne souviens pas d'un film qui mêla aussi étroitement les deux genres (même Bone Tomahawk, pour citer un exemple récent, ne bascule dans l'horreur que dans son dernier tiers). 
L'intrigue du film s'inspire du drame de l'expédition Donner, dont certains survivants reconnurent avoir eu recours au cannibalisme, et qui reste encore auréolée d'un certain mystère, propre à générer des fictions (le roman d'Alma Katsu, The Hunger, en serait une des dernières réussites).

À cette base s'ajoutent des couches, en thématiques et personnages.
Le mythe du Wendigo est introduit pour pousser le cannibalisme au-delà d'un pragmatisme à des fins de survie et procurer une couleur horrifique et fantastique. Un mythe qui se rapproche de celui, occidental et donc plus connu de la plupart des spectateurs, du vampire. En effet, le scénariste, Ted Griffin, dit s'être inspiré pour le personnage principal de la nouvelle de Dashiell Hammett, The Thin Man (le maître du roman noir ne dédaignait pas l'épouvante, puisqu'il publia une anthologie de nouvelles du genre : Creeps by Night: Chills and Thrills...) et son interprète, le mince Robert Carlyle, évoque aisément les créatures de la nuit des contrées d'Europe de l'est (hormis le prologue, mexicain, le film fut tourné en Slovaquie).

Cet inconnu qui débarque en ville (bien qu'ici, il ne s'agisse que d'un camp fortifié) est une figure classique du western. Elle sera opposée à d'autres, bien moins classiques. 

Au premier rang desquels se trouve le "héros" de l'histoire,  un jeune officier qui porte d'emblée une ambigüité : décoré pour avoir pris le contrôle d'un poste de commandement ennemi suite à un affrontement qui le laissa seul survivant de son unité, il nous est révélé qu'il ne doit sa survie, et la manœuvre décisive qui s'ensuivit, qu'à la peur..., celle qui le saisit sur le champ de bataille, le fit faire le mort et se retrouver sous les corps dégoulinants de sang de ses compagnons d'arme. Une épisode qui lui coupa l'appétit pour les mets carnés (ironiquement, son interprète, l'Australien Guy Pearce, est végétarien – il est dit que dans certaine scène, il mâchait très professionnellement les morceaux de viande d'un ragoût avant de les recracher dès le mot "Cut !" prononcé). Sa couardise découverte, il est exilé dans un fort isolé au sein des montagnes et de l'hiver de l'Ouest.

Il y rencontre un ensemble de personnages hétéroclites. Sous la supervision d'un colonel désabusé se trouvent : un commandant alcoolique ne décuvant guère de la journée, un jeune aumônier zélé, un soldat acharné à l'entraînement et un autre qui passe trop de temps à fumer les herbes médicinales des deux aides de camp indigènes...

Un fois rejoint par un mystérieux individu se disant rescapé d'une expédition perdue, l'action principale peut être lancée. 
Car si le film sait donner matière à réflexion, il est essentiellement un thriller et vise avant tout au suspense. 
Il l'atteint régulièrement (la séquence pivot du retour sur les traces de l'expédition en étant sans doute l'apogée).
Et, jusqu'à la fin, se succèdent de nombreuses péripéties, dans des humeurs variées : l'angoisse sourde est ponctuée d'éclats sanglants, les considérations existentielles, contrebalancées par l'humour (noir, forcément).  

Le film n'est pas sans défaut : quelques rebondissements n'étaient peut être pas des plus nécessaires alors que le final aurait gagné à être plus développé (sur ce point, l'ingérence des producteurs, qui tinrent à changer le scénario pour un choix qu'ils jugeaient moins risqué, mais qui était surtout moins ambitieux, ainsi le manque de moyens qui affecta les derniers jours de tournage, pénalisent l'ouvrage).

L'ensemble, par sa générosité, se suit tout de même agréablement. En outre, il dispose d'un atout majeur : sa musique originale. 
Celle-ci est composée conjointement par deux artistes aux parcours bien différents.
Le premier, Michael Nyman, est un musicien anglais de formation classique bien installé à Hollywood. On lui doit la célèbre partition de La Leçon de piano
Le second est plus inattendu : Damon Albarn, leader du groupe pop-rock anglais Blur, qui était alors dans une période de transition, entre la séparation de son groupe et la fondation du prochain (Gorillaz). Antonia Bird lui offrit un petit rôle dans son film Face puis l'embarqua dans l'aventure de Vorace.

La bande qui ressortit de cet étrange attelage mérite bien son qualificatif d'"originale". 
Utilisant les sonorités d'instruments traditionnels, usant de boucles et distorsions électroniques, détournant des hymnes patriotiques, les morceaux qui la composent sont tous différents mais complémentaires et le tout exprime à merveille l'étrangeté et l'ironie que porte le film. 
Un quart de siècle plus tard, c'est souvent par cette bande originale, jugée parmi les meilleures de son époque, que cette plaisante série B se rappelle à notre souvenir.


samedi 28 octobre 2023

L'étrangleur de Rillington Place (10 Rillington Place), de Richard Fleischer (1971)

1ORP-T.jpg, oct. 2023
"Who are the police going to believe - you or me that was a special constable for ten years?"

Metteur en scène polyvalent par excellence, ne pouvant être associé ni une signature visuelle ni à une thématique particulière, Richard Fleischer est de ces réalisateurs que la critique peine à faire rentrer dans la "théorie de l'auteur" (il n'y a qu'à voir comment, quand il y a quelques années des éditeurs de DVD le remettait à l'honneur, les Cahiers du cinéma, se trouvant obligés d'accorder ce label de prestige à un artisan qu'ils avaient longtemps dédaigné, se justifiaient maladroitement). Tout au plus ressortait fréquemment, dans les intérêts récurrents d'un cinéaste qui se destinait d'abord à des études de psychologie, l'exploration de la psyché et du comportement de criminels, au travers d'une trilogie informelle tirée de faits divers célèbres et composée de Le génie du mal (Compulsion), L'Etrangleur de Boston (The Boston Strangler) et L'Etrangleur de Rillington Place, auxquels on pourrait me semble-t-il ajouter La fille sur la balançoire ( The Girl on the Red Velvet Swing).

Le plus tardif du lot, 10 Rillington Place est un projet qui tenait particulièrement au cœur de Fleischer car il lui permettait de s'élever de nouveau contre la peine de mort, comme il le fit avec Le génie criminel (à la fin duquel l'avocat joué par Orson Welles livrait une plaidoirie mémorable).

Le film est l'adaptation du livre-enquête éponyme de Ludovic Kennedy qui fit sensation en Angleterre, au point qu'on lui attribue une influence non négligeable sur l'abolition de la peine capitale dans ce pays.

Il revient sur l'affaire Christie-Evans qui défraya la chronique judiciaire londonienne entre 1949 et 1953.

Crâne dégarni, portant lunettes, ne parlant qu'à voix basse (conséquence psychologique d'une attaque au gaz moutarde durant la 1ère Guerre Mondiale), John Christie est un homme aux autours inoffensifs, qui ne laissent guère présager de ses pulsions meurtrières. Il est joué par Richard Attenborough. À l'époque, le futur réalisateur de Gandhi n'avait pas encore été anobli mais il était un des acteurs préférés des Anglais et bien qu'ayant d'abord frappé les esprits en incarnant, sur les planches comme à l'écran, un jeune chef de gang dans Brighton Rock, on l'associait surtout à des personnages sympathiques (dans La grande évasion, La canonnière du Yang-Tse...) Pour les spectateurs de ma génération, il était surtout le grand-père de Jurassic Park (un peu imprudent, mais pas un mauvais bougre...) Bref, pas vraiment le premier nom qu'on associerait à un rôle de tueur en série.

Dans le meublé qu'ils louent à l'étage de leur demeure, Christie et sa femme accueillent un jeune couple : Timothy et Beryl Evans. Ils ont un enfant en bas âge et très tôt la jeune femme révèle à son époux qu'un deuxième est en route mais qu'elle ne le portera pas à terme, faute de revenus suffisants pour s'occuper de deux enfants. Le jeune homme s'oppose dans un premier temps à la décision de son épouse, cependant celle-ci, au tempérament moderne et affirmé, finit par le convaincre. Reste à procéder à l'avortement, ce qui n'est pas une mince affaire.

C'est là qu'intervient John Christie et que se noue le nœud du drame. Prétextant quelques compétences médicales (le prologue nous montre que par le passé ce subterfuge lui permit de gagner la confiance d'une autre de ses victimes), il se propose d'opérer lui-même, à moindre frais. Pour le psychopathe, l'occasion est trop belle pour agresser sexuellement la jeune femme, la tuer et mettre sa mort sur le compte du risque inhérent aux avortements clandestins. Christie doit ensuite s'assurer que le mari gardera le silence ; et il compte, pour le persuader, sur l'emprise psychologique. Il a bien vu que le jeune homme, complexé par son illettrisme, n'affiche pas une grande force de caractère (dans le rôle de Timothy Evans, John Hurt livre une de ses premières grandes interprétations, traduisant à merveille la fragilité et l'ambiguïté du personnage).

Drame humain, le récit est aussi celui d'un drame social, la pauvreté, le manque d'éducation et leur poids dans les rapports de classe condamnant tout autant les plus démunis que ne le fait la justice des tribunaux. Pour rendre cet aspect, le décor a son importance. Les plans extérieurs de la rue ont été tournés sur les lieux du crime (qui ont bien changés : ironiquement, ils se fondent aujourd'hui dans le quartier chic de Notting Hill). Le logement des Christie et Evans, ainsi que l'arrière-cour, ont eux été reconstitués en studio. Le rendu est remarquable mais plus remarquable encore est la mise en scène de Fleischer. En effet, pour mieux rendre l'exiguïté des lieux, le réalisateur s'est refusé à agrandir le décor ou installer des panneaux coulissants pour faciliter la manipulation des caméras. Malgré cela, la fluidité des images est exemplaire. Fleischer, qui a été de ceux qui ont su le plus habilement tirer profit de l'ampleur du Cinémascope, avait montré dès 1952 avec L'énigme du Chicago Express qu'il maîtrisait aussi bien les petits espaces ; il signe là un autre modèle du genre.

Une mise en scène acérée était également cruciale pour la séquence de la pendaison et celle-ci s'avère d'une sobriété exemplaire. À noter que Fleischer a fait appel aux conseils techniques d'Albert Pierrepoint, le dernier bourreau d'Angleterre, qui exécuta lui-même Evans et Christie (il rapporta l'anecdote que ce dernier se plaignit que la cagoule le démangeait, à quoi il répondit que cela n'allait pas le gêner longtemps).

Drame conjugal, thriller en huis clos, chronique judiciaire, 10 Rillington Place est un film qui m'avait frappé lorsque je l'avais vu pour la première fois, adolescent. À le revoir aujourd'hui, il n'a rien perdu de sa force et sa justesse.

10RP-1.jpg, oct. 2023 10RP-2.png, oct. 2023 10RP-3.jpg, oct. 2023 10RP-4.jpg, oct. 2023 10RP-5.jpg, oct. 2023

Haut de page