dimanche 28 janvier 2024

Vorace (Ravenous), d'Antonia Bird (1999)


"I said no food. I didn't say there was nothing to eat."

Avant que son tournage ne commence, Vorace se trouvait placé sous les meilleurs auspices : son acteur principal, l'Écossais Robert Carlyle, était alors au sommet de sa carrière (The Full Monty lui ayant offert succès public et nomination aux Oscars) ; quant à son jeune réalisateur, le Macédonien Milčo Mančevski, revenu du Festival de Venise avec le Lion d'Or, il promettait beaucoup. 

Hélas, après deux semaines d'interventions incessantes de la production, Mančevski jeta l'éponge. Pour le remplacer, le studio fit un choix pour le moins étrange en embauchant l'Américain Raja Gosnell, piètre metteur en scène spécialisé dans les comédies pour la jeunesse (on lui devra un Scoobi-Doo de sinistre mémoire). L'équipe du film, techniciens comme acteurs, virent bien vite que Gosnell ne faisait pas l'affaire et l'on frôla, dit-on, la mutinerie. 
Robert Carlyle intervient alors en proposant la réalisatrice Antonia Bird, sous la direction de laquelle il avait tourné le drame Priest et le polar Face. Ainsi le film fut ressuscité et la Britannique fit ses débuts dans le cinéma américain.

Vorace ressort d'un mélange des genres peu banal : du western et de l'horreur. Le premier genre, emblématique du cinéma hollywoodien, comportait parfois des éléments horrifiques, entre la pratique du scalp par certains indigènes et les massacres perpétrés par les colonisateurs mais je ne souviens pas d'un film qui mêla aussi étroitement les deux genres (même Bone Tomahawk, pour citer un exemple récent, ne bascule dans l'horreur que dans son dernier tiers). 
L'intrigue du film s'inspire du drame de l'expédition Donner, dont certains survivants reconnurent avoir eu recours au cannibalisme, et qui reste encore auréolée d'un certain mystère, propre à générer des fictions (le roman d'Alma Katsu, The Hunger, en serait une des dernières réussites).

À cette base s'ajoutent des couches, en thématiques et personnages.
Le mythe du Wendigo est introduit pour pousser le cannibalisme au-delà d'un pragmatisme à des fins de survie et procurer une couleur horrifique et fantastique. Un mythe qui se rapproche de celui, occidental et donc plus connu de la plupart des spectateurs, du vampire. En effet, le scénariste, Ted Griffin, dit s'être inspiré pour le personnage principal de la nouvelle de Dashiell Hammett, The Thin Man (le maître du roman noir ne dédaignait pas l'épouvante, puisqu'il publia une anthologie de nouvelles du genre : Creeps by Night: Chills and Thrills...) et son interprète, le mince Robert Carlyle, évoque aisément les créatures de la nuit des contrées d'Europe de l'est (hormis le prologue, mexicain, le film fut tourné en Slovaquie).

Cet inconnu qui débarque en ville (bien qu'ici, il ne s'agisse que d'un camp fortifié) est une figure classique du western. Elle sera opposée à d'autres, bien moins classiques. 

Au premier rang desquels se trouve le "héros" de l'histoire,  un jeune officier qui porte d'emblée une ambigüité : décoré pour avoir pris le contrôle d'un poste de commandement ennemi suite à un affrontement qui le laissa seul survivant de son unité, il nous est révélé qu'il ne doit sa survie, et la manœuvre décisive qui s'ensuivit, qu'à la peur..., celle qui le saisit sur le champ de bataille, le fit faire le mort et se retrouver sous les corps dégoulinants de sang de ses compagnons d'arme. Une épisode qui lui coupa l'appétit pour les mets carnés (ironiquement, son interprète, l'Australien Guy Pearce, est végétarien – il est dit que dans certaine scène, il mâchait très professionnellement les morceaux de viande d'un ragoût avant de les recracher dès le mot "Cut !" prononcé). Sa couardise découverte, il est exilé dans un fort isolé au sein des montagnes et de l'hiver de l'Ouest.

Il y rencontre un ensemble de personnages hétéroclites. Sous la supervision d'un colonel désabusé se trouvent : un commandant alcoolique ne décuvant guère de la journée, un jeune aumônier zélé, un soldat acharné à l'entraînement et un autre qui passe trop de temps à fumer les herbes médicinales des deux aides de camp indigènes...

Un fois rejoint par un mystérieux individu se disant rescapé d'une expédition perdue, l'action principale peut être lancée. 
Car si le film sait donner matière à réflexion, il est essentiellement un thriller et vise avant tout au suspense. 
Il l'atteint régulièrement (la séquence pivot du retour sur les traces de l'expédition en étant sans doute l'apogée).
Et, jusqu'à la fin, se succèdent de nombreuses péripéties, dans des humeurs variées : l'angoisse sourde est ponctuée d'éclats sanglants, les considérations existentielles, contrebalancées par l'humour (noir, forcément).  

Le film n'est pas sans défaut : quelques rebondissements n'étaient peut être pas des plus nécessaires alors que le final aurait gagné à être plus développé (sur ce point, l'ingérence des producteurs, qui tinrent à changer le scénario pour un choix qu'ils jugeaient moins risqué, mais qui était surtout moins ambitieux, ainsi le manque de moyens qui affecta les derniers jours de tournage, pénalisent l'ouvrage).

L'ensemble, par sa générosité, se suit tout de même agréablement. En outre, il dispose d'un atout majeur : sa musique originale. 
Celle-ci est composée conjointement par deux artistes aux parcours bien différents.
Le premier, Michael Nyman, est un musicien anglais de formation classique bien installé à Hollywood. On lui doit la célèbre partition de La Leçon de piano
Le second est plus inattendu : Damon Albarn, leader du groupe pop-rock anglais Blur, qui était alors dans une période de transition, entre la séparation de son groupe et la fondation du prochain (Gorillaz). Antonia Bird lui offrit un petit rôle dans son film Face puis l'embarqua dans l'aventure de Vorace.

La bande qui ressortit de cet étrange attelage mérite bien son qualificatif d'"originale". 
Utilisant les sonorités d'instruments traditionnels, usant de boucles et distorsions électroniques, détournant des hymnes patriotiques, les morceaux qui la composent sont tous différents mais complémentaires et le tout exprime à merveille l'étrangeté et l'ironie que porte le film. 
Un quart de siècle plus tard, c'est souvent par cette bande originale, jugée parmi les meilleures de son époque, que cette plaisante série B se rappelle à notre souvenir.


samedi 28 octobre 2023

L'étrangleur de Rillington Place (10 Rillington Place), de Richard Fleischer (1971)

1ORP-T.jpg, oct. 2023
"Who are the police going to believe - you or me that was a special constable for ten years?"

Metteur en scène polyvalent par excellence, ne pouvant être associé ni une signature visuelle ni à une thématique particulière, Richard Fleischer est de ces réalisateurs que la critique peine à faire rentrer dans la "théorie de l'auteur" (il n'y a qu'à voir comment, quand il y a quelques années des éditeurs de DVD le remettait à l'honneur, les Cahiers du cinéma, se trouvant obligés d'accorder ce label de prestige à un artisan qu'ils avaient longtemps dédaigné, se justifiaient maladroitement). Tout au plus ressortait fréquemment, dans les intérêts récurrents d'un cinéaste qui se destinait d'abord à des études de psychologie, l'exploration de la psyché et du comportement de criminels, au travers d'une trilogie informelle tirée de faits divers célèbres et composée de Le génie du mal (Compulsion), L'Etrangleur de Boston (The Boston Strangler) et L'Etrangleur de Rillington Place, auxquels on pourrait me semble-t-il ajouter La fille sur la balançoire ( The Girl on the Red Velvet Swing).

Le plus tardif du lot, 10 Rillington Place est un projet qui tenait particulièrement au cœur de Fleischer car il lui permettait de s'élever de nouveau contre la peine de mort, comme il le fit avec Le génie criminel (à la fin duquel l'avocat joué par Orson Welles livrait une plaidoirie mémorable).

Le film est l'adaptation du livre-enquête éponyme de Ludovic Kennedy qui fit sensation en Angleterre, au point qu'on lui attribue une influence non négligeable sur l'abolition de la peine capitale dans ce pays.

Il revient sur l'affaire Christie-Evans qui défraya la chronique judiciaire londonienne entre 1949 et 1953.

Crâne dégarni, portant lunettes, ne parlant qu'à voix basse (conséquence psychologique d'une attaque au gaz moutarde durant la 1ère Guerre Mondiale), John Christie est un homme aux autours inoffensifs, qui ne laissent guère présager de ses pulsions meurtrières. Il est joué par Richard Attenborough. À l'époque, le futur réalisateur de Gandhi n'avait pas encore été anobli mais il était un des acteurs préférés des Anglais et bien qu'ayant d'abord frappé les esprits en incarnant, sur les planches comme à l'écran, un jeune chef de gang dans Brighton Rock, on l'associait surtout à des personnages sympathiques (dans La grande évasion, La canonnière du Yang-Tse...) Pour les spectateurs de ma génération, il était surtout le grand-père de Jurassic Park (un peu imprudent, mais pas un mauvais bougre...) Bref, pas vraiment le premier nom qu'on associerait à un rôle de tueur en série.

Dans le meublé qu'ils louent à l'étage de leur demeure, Christie et sa femme accueillent un jeune couple : Timothy et Beryl Evans. Ils ont un enfant en bas âge et très tôt la jeune femme révèle à son époux qu'un deuxième est en route mais qu'elle ne le portera pas à terme, faute de revenus suffisants pour s'occuper de deux enfants. Le jeune homme s'oppose dans un premier temps à la décision de son épouse, cependant celle-ci, au tempérament moderne et affirmé, finit par le convaincre. Reste à procéder à l'avortement, ce qui n'est pas une mince affaire.

C'est là qu'intervient John Christie et que se noue le nœud du drame. Prétextant quelques compétences médicales (le prologue nous montre que par le passé ce subterfuge lui permit de gagner la confiance d'une autre de ses victimes), il se propose d'opérer lui-même, à moindre frais. Pour le psychopathe, l'occasion est trop belle pour agresser sexuellement la jeune femme, la tuer et mettre sa mort sur le compte du risque inhérent aux avortements clandestins. Christie doit ensuite s'assurer que le mari gardera le silence ; et il compte, pour le persuader, sur l'emprise psychologique. Il a bien vu que le jeune homme, complexé par son illettrisme, n'affiche pas une grande force de caractère (dans le rôle de Timothy Evans, John Hurt livre une de ses premières grandes interprétations, traduisant à merveille la fragilité et l'ambiguïté du personnage).

Drame humain, le récit est aussi celui d'un drame social, la pauvreté, le manque d'éducation et leur poids dans les rapports de classe condamnant tout autant les plus démunis que ne le fait la justice des tribunaux. Pour rendre cet aspect, le décor a son importance. Les plans extérieurs de la rue ont été tournés sur les lieux du crime (qui ont bien changés : ironiquement, ils se fondent aujourd'hui dans le quartier chic de Notting Hill). Le logement des Christie et Evans, ainsi que l'arrière-cour, ont eux été reconstitués en studio. Le rendu est remarquable mais plus remarquable encore est la mise en scène de Fleischer. En effet, pour mieux rendre l'exiguïté des lieux, le réalisateur s'est refusé à agrandir le décor ou installer des panneaux coulissants pour faciliter la manipulation des caméras. Malgré cela, la fluidité des images est exemplaire. Fleischer, qui a été de ceux qui ont su le plus habilement tirer profit de l'ampleur du Cinémascope, avait montré dès 1952 avec L'énigme du Chicago Express qu'il maîtrisait aussi bien les petits espaces ; il signe là un autre modèle du genre.

Une mise en scène acérée était également cruciale pour la séquence de la pendaison et celle-ci s'avère d'une sobriété exemplaire. À noter que Fleischer a fait appel aux conseils techniques d'Albert Pierrepoint, le dernier bourreau d'Angleterre, qui exécuta lui-même Evans et Christie (il rapporta l'anecdote que ce dernier se plaignit que la cagoule le démangeait, à quoi il répondit que cela n'allait pas le gêner longtemps).

Drame conjugal, thriller en huis clos, chronique judiciaire, 10 Rillington Place est un film qui m'avait frappé lorsque je l'avais vu pour la première fois, adolescent. À le revoir aujourd'hui, il n'a rien perdu de sa force et sa justesse.

10RP-1.jpg, oct. 2023 10RP-2.png, oct. 2023 10RP-3.jpg, oct. 2023 10RP-4.jpg, oct. 2023 10RP-5.jpg, oct. 2023

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