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"I think my days at Grey Gardens are limited."

Les frères Maysles, David et Albert, ici accompagnés par Ellen Hovde et Muffie Meyer, reproduisent avec un succès légèrement inférieur mais tout de même comparable la formule qu'ils avaient utilisée pour suivre des vendeurs de bibles de luxe dans le Massachusetts quelques années auparavant dans Salesman. Le sujet est toutefois sensiblement différent et aura une influence non-négligeable sur leur méthode documentaire : leur caméra et leur micro sont cette fois-ci tournés vers deux femmes, Edith Bouvier Beale et sa fille portant le même prénom (on utilise les surnoms "Big Edie" et "Little Edie" pour les différencier), deux cas d'étude passionnants tant dans ce qu'elles représentent que dans les interactions qui occupent la quasi-totalité de leur quotidien.

Big et Little Edie sont respectivement la tante et la cousine de Jacqueline Kennedy Onassis, première dame des États-Unis jusqu'à l'assassinat de son mari en 1963, mais finalement cette relation de parenté n'aura pas tant d'importance sur Grey Gardens, si ce n'est d'ajouter une petite touche supplémentaire de bizarrerie dans le contraste entre la gloire passée de ces deux femmes et l'état de délabrement avancé de leurs existences au moment du tournage — et accessoirement d'avoir permis aux deux intéressées de continuer à vivre dans leur manoir en ruine, puisque Jackie et sa sœur leur avaient donné en 1972 l'argent nécessaire aux réparations pour que la maison réponde aux critères d'urbanisme de East Hampton, près de New York : elles en auraient été chassé dans le cas contraire. Le plus intéressant n'est toutefois pas ici, mais bien davantage dans le fait qu'elles ont appartenu à la haute bourgeoisie new-yorkaise avant d'être déchues de leur rang, déshéritées, et avant d'atterrir dans ces lieux insalubres entourés par un jardin ressemblant à une jungle en friche et de mener une vie recluse, comme isolées du monde extérieur.

Très peu d'informations seront communiquées concernant leur condition et comment les deux femmes en sont arrivées là. On ne sait pas non plus comment les frères Maysles sont parvenus à s'immerger chez elles et à accéder à un tel niveau de proximité dans les interactions. Pas plus qu'on ne sait le degré de conscience chez elles vis-à-vis du film en train d'être tourné : on sait juste qu'elles sont très excentriques et qu'elles cochent pas mal de cases dans la liste des prédispositions à la démence.

Ce qui frappe en premier lieu, c'est le niveau global d'insalubrité, incroyable. Quand un des 15 chats errant dans la maison défèque face à un immense tableau / portrait de Big Eddie et que cette dernière, loin de s'en émouvoir, déclare "I'm glad he is defecating. I'm glad somebody's doing something he wanted to do", on comprend un peu l'étendue du problème. Ne serait-ce que cette chambre, composée d'un énorme matelas souillé par les animaux (au mieux) sur lequel la mère peut à peine s'allonger, le reste étant occupé par des monticules d'objets et de déchets divers... Pendant ce temps, la fille s'inquiète du nombre de bestioles vivant sous leur toit et passant d'une pièce à l'autre (le manoir en compte une trentaine) à travers les énormes trous dans les murs, puis monte au grenier et vide un sac entier de pain de mie sur lequel elle ajoute une montagne de croquettes pour chat à destination des ratons laveurs.

Si au début on trouve ce duo aussi improbable que grotesque, en se demandant pourquoi elles se livrent à un tel numéro d'exhibition, une forme d'empathie se développe sagement et tendrement à mesure que l'on apprend à les connaître. On comprend peu à peu que derrière chacune de leurs engueulades (les invectives sont très nombreuses, la mère éternellement à moitié allongée sur son lit engueule la fille "tu chantes comme une casserole", la fille vêtue de ses éternelles écharpes sur la tête engueule la mère "tu as foutu ma vie en l'air") se cache en fait une relation de dépendance extrême. Comme s'il s'agissait d'une personnalité unique et composite derrière ces deux entités vivant en symbiose — la mère mourra en en 1977, la fille pourra alors vendre la maison et elle mourra en 2002 loin de là en Floride. Le docu est riche en moments saugrenus et mémorables (Little Edie lisant entre autres une sorte d'horoscope à la loupe, faute de lunettes ["The Libra husband is not an easy man to please. The monotony of domesticity is not to his liking, but he is a passionate man, and a respecter of tradition. All I have to do is find this Libra man."], puis avouant qu'elle ne peut pas se retourner devant la caméra car sa combinaison n'a pas de dos...) et donne un aperçu assez fascinant de la déchéance acquise à grande vitesse de deux anciennes gloires et de deux anciennes fortunes.

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024