mardi 05 novembre 2024

La Septième Victime (The Seventh Victim), de Mark Robson (1943)

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"I run to death, and death meets me as fast, and all my pleasures are like yesterday."

La Septième Victime, premier film de Mark Robson réalisé sous la houlette du producteur Val Lewton, est une fiction à caractère horrifique étonnante à de nombreux titres. Le genre de série B précoce, très légèrement bancale, harmonieusement partagée entre ses qualités et ses défauts, qui exerce une certaine fascination au travers de quelques partis pris, quelques dispositions esthétiques. Et en l'occurrence un récit qui file à toute vitesse, 1h10, force et faiblesse d'un film qui d'un côté maintient un rythme assez incroyable dans son crescendo digne d'un thriller contemporain mais d'un autre côté qui ne prend pas le soin de développer l'intégralité des pistes entreprises et qui ne se soucie pas de manier les incohérences à répétition.

Les points saillants, originaux, intrigants, avant-gardistes ou presque anachroniques, ne manquent pas. À l'origine, c'est une simple histoire de disparition, une femme soudainement volatilisée recherchée par sa sœur (Kim Hunter) naïve et appliquée. La protagoniste enchaîne les déplacements d'un point A à un point B, avec à chaque fois un personnage, une information, une révélation lui permettant d'accéder à l'étape suivante. Scolaire, un peu répétitif, et peu engageant. Mais assez rapidement, le mystère qui entoure la disparition s'épaissit et prend une vraie consistance, à mesure que la caméra sonde les recoins sombres de New York et que la terreur d'une secte satanique emplit l'espace. À partir d'un moment, il n'y plus vraiment de cohérence, de continuité entre les personnages de premier et second plans, les figures défilent, certaines apparaissent brusquement pour s'évanouir juste après (on se rappellera longtemps de la silhouette proto-gothique de Jean Brooks aperçue 5 secondes, avec son index sur la bouche et sa perruque noire), on navigue entre des lieux baignant dans des tonalités radicalement opposées (une école religieuse, un restaurant italien plongé dans une dynamique positive, les ruelles malfamées de Greenwich Village, une chambre sordide avec seulement une chaise et un nœud coulant suspendu à une poutre du plafond)... La radicalité formelle et narrative est particulièrement surprenante. Une séquence de douche anticipe même la célèbre scène de Psycho.

Clairement The Seventh Victim est plus habile dans l'établissement des ambiances et des mystères que dans leurs résolutions. Il est beaucoup plus pertinent et incisif pour aiguiser les interrogations que pour esquisser des réponses : aussi, si l'on se concentre uniquement sur l'intrigue rocambolesque, il y a probablement de quoi être déconcerté. Mais dès lors qu'on se laisse aller à cette interminable errance, dans les ruelles inquiétantes peuplées de zones d'ombre et de personnages menaçants, impossible de ne pas éprouver une profonde sympathie pour ce film bizarre, hétérogène, captivant, et très attachant.

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lundi 04 novembre 2024

Viva Villa!, de Jack Conway, Howard Hawks et William A. Wellman (1934)

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Il était une fois la révolution mexicaine

Registre étonnant du Pre-Code américain, qui étend sa licence au-delà des interdits sur le territoire national : l'histoire de Pancho Villa, qu'on imagine cependant très éloignée de la réalité et modifiée pour correspondre aux canons hollywoodiens de l'époque. À ce sujet, la vision états-unienne de la culture mexicaine se fait régulièrement lourdingue, mais dans l'ensemble le ton mi-truculent mi-violent suffit à dépasser cette limitation. Étonnamment ce n'est pas Wallace Beery (ou même Fay Wray) dans le rôle du célèbre hors-la-loi qui creuse le plus grand malaise : il s'en sort même très bien dans le portrait de cet homme imprévisible, témoin de la mort de son père, orphelin à 12 ans, et futur général de la révolution mexicaine de 1910-1920.

Difficile de compartimenter les apports de chacune des trois personnalités convoquées à la réalisation (Jack Conway, Howard Hawks et William A. Wellman) mais en tous cas on ne ressent pas de structure hybride désagréable — probablement que Hawks avait quasiment terminé le travail avant de se faire congédier. C'est un récit classique du point de vue de la narration, avec des encarts réguliers nous informant des avancées historiques qui se jouent en contrepoint de ce qui nous est montré. Il faut reconnaître les caractéristiques très singulières de cette époque cinématographique à Hollywood, puisque la description des horreurs de la dictature à la fin du XIXe siècle est particulièrement forte — tortures diverses, accaparement des terres paysannes, répression de la rébellion. En toile de fond, le personnage de Pancho Villa gagne en épaisseur et prend du galon pour diriger la révolte des paysans.

Même si elle n'est pas montrée de manière explicite, impossible d'oublier la mise à mort d'un opposant à Pancho : plutôt que de l'exécuter au peloton comme la coutume l'exigeait, il demande qu'on le recouvre de miel et qu'on le laisse périr dans le désert, dévoré vivant par les fourmis. D'autres scènes semblent presque surréalistes, par opposition, comme celle où son ami journaliste annonce par erreur dans le journal qu'une ville a été conquise, ni une ni deux, le guérilléro se lance dans la conquête de ladite ville dès la séquence suivante... Ou encore ce final cousin de The Man Who Shot Liberty Valance, où le journaliste s'engage à perpétuer la mémoire de Villa, en disant à son ami mourant qu'il n'est plus une information anecdotique mais l'Histoire elle-même en train de s'écrire. Une vision romancée de la révolution mexicaine qui établit un point de comparaison non-négligeable avec les films italiens du western spaghetti à venir, beaucoup plus tard, dans les années 60-70.

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mardi 29 octobre 2024

Le Dernier Train (归途列车, Gui tu lie che / Last Train Home), de Lixin Fan (2009)

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Travailleurs exilés, familles disloquées, indépendance enragée

Derrière le titre presque anecdotique du documentaire réalisé par le sino-canadien Lixin Fan se dissimule en réalité un moment-clé dans la vie de millions de travailleurs chinois exilés dans les centres urbains. Il y aurait en Chine 130 millions de travailleurs migrants, contraints de quitter leurs campagnes natales pour trouver un emploi dans les usines en ville, constituant à ce titre l'exode humain le plus important au monde au printemps : cette période baptisée Chunyun voit donc des mouvements de population massifs à l'occasion du Nouvel an chinois, seule période de l'année où les familles éclatées peuvent se réunir. En 2006, 2 milliards de voyageurs ont été recensés pendant la saison du Chunyun : les problématiques logistiques apparaissent assez naturellement, mais Fan creuse ici une autre dimension.

Le Dernier Train cherche l'humain derrière ces données démographiques anonymes et s'intéresse au sort d'une famille très modeste, les Zhang, sur plusieurs années. La grand-mère est restée avec les deux petits-enfants à la campagne dans le Sichuan, pour gérer la ferme et les rizières pendant qu'ils vont à l'école, tandis que les deux parents se sont exilés à Guangzhou pour travailler dans une usine textile et confectionner, entre autres, des jeans taille 50 "pour des Américains obèses". Le caractère contraint de cet exil est assez étouffant d'espoirs déçus, car peu à peu c'est la désagrégation de la cellule familiale qui file sous nos yeux.

Le voyage éponyme constitue en quelque sorte le point névralgique du drame familial. On voit des masses denses de personnes (les images aériennes avec les parapluies au milieu des milliers de voyageurs virent à l'abstraction), cherchant à obtenir un billet de train pour espérer rentrer auprès de leurs familles, et pour les plus chanceux détenteurs du titre de transport, essayant de s'insérer dans les wagons bondés (densité perçue : 10 personnes au mètre carré). Le chaos est total. Une épreuve titanesque nécessitant de patienter devant la gare pendant des jours, voire des semaines, en évitant tout malaise et en trouvant un moyen de s'alimenter, pour enfin parvenir à voir une fois par an un fils, une fille, et une grand-mère.

Mais le périple ne s'arrête pas là : Lixin Fan embraye sur un tout autre versant, plus intimiste, conséquence directe de ce semi-abandon qui a vu parents et enfants séparés de la sorte pendant une quinzaine d'années. Fatalement, lorsque arrive la crise d'adolescence pour la fille, c'est toute la rancœur contenue qui explose et fait voler en éclat tous les sacrifices consentis. Les parents souhaitaient le meilleur pour leurs enfants, mais les enfants se sentent délaissés, et la fille quitte l'école pour des petits boulots — autant dire que les parents baignent dans un mélange électrique de colère et de tristesse. Le Dernier Train capte notamment une dispute particulièrement émouvante entre le père et la fille, déclenchée par l'injure de trop (et dérivant bien au-delà d'une baffe). C'est un peu la dernière étape de la désillusion pour les deux, avec la fille lançant à la caméra, pleine de rage : "C'est ça ce que tu voulais voir, tu voulais filmer la vraie moi ? La voilà la vraie moi !". Moment critique, gênant, intense et dramatique, et point culminant de l'amertume qui ronge la famille. À la fin du docu, la famille est explosée en mille morceaux. La fille aura réussi en quelque sorte à trouver sa propre indépendance, en enchaînant les petits boulots en ville, mais à quel prix...

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lundi 28 octobre 2024

Epitome (縮図, Shukuzu / Miniature), de Kaneto Shindō (1953)

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Ingratitudes du métier

Ce film précoce dans la carrière de Kaneto Shindō ajoute une pierre à l'édifice du cinéma japonais narrant la vie des geishas et des maisons de geisha, un registre déjà bien fourni en 1953 grâce aux contributions de Kenji Mizoguchi, par exemple, entre Les Sœurs de Gion ou le plus tardif La Rue de la honte (qui ne sont au demeurant pas mes préférés du réalisateur), et une grande variété de regards complémentaires — vu récemment, le très beau et original Les Fleurs tombées de Tamizō Ishida (1938) est venu compléter ce corpus personnel. Si Shukuzu (parfois connu sous les titres "Epitome" ou "Miniature") souffre de quelques longueurs, en particulier dans la dernière partie qui investit un sentier mélodramatique un peu trop appuyé à mon goût, il reste malgré tout relativement incontournable à travers le travail d'interprétation de Nobuko Otowa, fidèle (et amante) du réalisateur durant des décennies, dans le rôle de la protagoniste Ginko. Elle incarne avec un talent net la fille d'un cordonnier au sein d'une famille pauvre, qui sera contrainte de devenir geisha (comprendre : vendue afin de subvenir aux besoins de ses proches).

Tout le film est là : Ginko évolue d'un établissement à l'autre, entre Tokyo et l'archipel d'Hokkaidō, et Shindō saisit l'opportunité pour raconter dans un style très intimiste la vie des prostituées issues de cet univers, depuis l'intérieur, de manière quasiment exclusive. C'est en ce sens que l'influence du cinéma de Mizoguchi se fait le plus ressentir, dans un style caractéristique de sa période pré-années 1960. Pendant l'essentiel du récit, le mélodrame se fait discret et aucune trace de misérabilisme ne prend des proportions insistantes : Ginko affronte les épreuves sous la pression de sa condition défavorisée, elle côtoie régulièrement l'infamie (les violences diverses de quelques clients et la dureté globale des conditions de travail) mais elle reste digne. Les lueurs d'espoir ne durent pas vraiment longtemps, à l'image de cette romance avec un client, sincère mais vouée à l'échec, malmenée par les attentes incompatibles de la riche famille du jeune homme.

Shukuzu se caractérise ainsi par ces allers-retours incessants, entre foyer familial et maison de geisha, et d'une maison de geisha à l'autre aux quatre coins du pays. Shindō insiste sur ce point, sans lourdeur, la femme perçue comme une marchandise au début du XXe siècle et la révocation presque totale de son libre-arbitre. Il utilise pour illustrer cela tout le volume disponible dans ces intérieurs japonais, avec de nombreux plans inhabituels, des panoramiques, des plans pris de dessus, mais c'est Otowa encore une fois qui survole le film, avec plusieurs passages inoubliables — les séquences de danse et de chant, et le terrible cynisme du dernier plan, énième répétition d'un cycle de souffrances.

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jeudi 24 octobre 2024

La Montagne sacrée (Der heilige Berg), de Arnold Fanck (1926)

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Tragédie des montagnes

Le premier film dans lequel Leni Riefenstahl est créditée en tant qu'actrice, c'est un événement un peu particulier. Il y avait eu Force et beauté en 1925, mais sa contribution en tant que danseuse (une de ses formations initiales) était mineure : ici, devant la caméra d'Arnold Fanck, elle occupe le premier plan aux côtés de deux hommes qui forment l'autre pôle d'un triangle amoureux perché dans les Alpes. L'occasion de se replonger dans une mode cinématographique européenne du début du XXe siècle, le film de montagne, quand bien même la perspective principale ici est structurée autour de la tragédie romantique.

On pourrait voir La Montagne sacrée comme le premier volet d'un diptyque autour de tragédies montagneuses formé avec L'Enfer blanc du Piz Palü, réalisé également par Fanck en collaboration avec Georg Wilhelm Pabst 3 ans plus tard (et dont le charme s'est mieux maintenu dans le temps il me semble). Elle interprète ici une danseuse professionnelle qui se retrouve au centre d'un quiproquo sentimental, un faux triangle amoureux émergeant d'une interprétation incertaine : tandis qu'elle semblait proche du personnage plus mûr de Ernst Petersen, ce dernier la surprend en compagnie du plus jeune joué par Luis Trenker pour qui elle manifeste des gestes d'affection. Ni une ni deux, une tempête de jalousie se déclenche et voilà les deux mâles embarqués dans une course d'alpinisme périlleuse à la vie à la mort.

Plusieurs passages marquants jalonnent ce récit, à commencer par les épreuves de ski en montagne filmées de manière étonnamment dynamique pour l'époque (la plupart des scènes en extérieur ont été tournées en montagne, pendant un an et demi, et certaines sont impressionnantes), avec des professionnels et même une sorte de plan à la GoPro fixée aux skis avant l'heure. Mais le temps fort du film se situe dans l'ascension finale, épreuve furieuse d'alpinistes en folie qui se terminera par la chute de l'un, retenu dans le vide par l'autre via la corde (une inspiration pour Cliffhanger à n'en pas douter). Une tempête éclate, l'occasion pour l'un d'eux de partir dans un délire hallucinatoire, à la limite du fantastique surréaliste tandis qu'il rêve d'un mariage dans un palais de glace. Le jeu de Riefenstahl est un peu étrange dans ses aspects surannés, autant dans la danse que dans les tourments sentimentaux, mais se trouve agréablement compensé par de nombreux jeux de symboles — un montage opposant la mer et la montagne, un dualisme autour des figures féminines et masculines, ainsi que de nombreuses surimpressions suggestives.

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lundi 21 octobre 2024

Memories (Memorîzu), de Kōji Morimoto, Tensai Okamura, et Katsuhiro Ōtomo (1995)

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"Les souvenirs ne sont pas une échappatoire."

Quel drôle d'agrégat supervisé par Katsuhiro Ōtomo, l'auteur d'Akira (le manga et l'anime adapté), réunissant trois courts / moyens métrages qui partagent certes quelques thématiques communes en matière de science-fiction mais qui évoluent dans trois registres radicalement différents, que ce soit en termes d'esthétique ou de tonalité. Il signe le dernier des trois films et s'est entouré de Kōji Morimoto (co-réalisateur de Mind Game) et Tensai Okamura pour confectionner ce triptyque aux inspirations très variés, Alien, Solaris ou 2001 par-ci, dessins au crayon à la Grimault par-là, et au milieu une grosse farce mi-sérieuse mi-potache.

Chose rare, l'extrême hétérogénéité des morceaux ne nuit pas à la cohérence de l'ensemble, une tare pourtant classique en matière de films à sketches. Le format court, entre 20 et 50 minutes, correspond en outre très bien aux ambitions des différentes parties afin d'éviter les répétitions et les longueurs. Les grandes lignes de chacun des trois récits ne sont pas incroyablement innovantes mais elles les structurent habilement autour de grands sujets incontournables de la science-fiction (exploration spatiale, empire politico-militaire, menace de la guerre).

Le segment Magnetic Rose (dont le scénario fut co-écrit par Satoshi Kon), à partir d'une histoire d'éboueurs de l'espace répondant à un appel de détresse, mêle des influences occidentales à une trame horrifique gothique et son lot de questionnements à consonances métaphysiques.
Le segment Stink Bomb laisse une place considérable à un délire débile (un employé de labo pharmaceutique ingère une pilule et devient une boule puante mortelle, dont la dangerosité se trouve corrélée à sa transpiration et son stress), associant imagerie cauchemardesque de rues jonchées de cadavres et humour noir lorgnant du côté du grotesque.
Le segment Cannon Fodder est quant à lui un exercice de style beaucoup plus radical, doté d'un trait extrêmement singulier pour figurer son environnement steampunk et son arrière-plan industriel oppressant, focalisé sur une ville-usine entièrement tourné vers la production d'armements pour alimenter des canons qui tirent sur un ennemi inconnu.

Au final, on navigue entre comédie absurde et space opera tragique, entre mélancolique et intime, entre animation de facture classique et univers particulièrement original. Largement de quoi combler les amateurs de SF animée japonisante.

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jeudi 17 octobre 2024

Pianoforte, de Jakub Piatek (2023)

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Le talent des pianistes, les coulisses du concours

C'est intéressant de pénétrer les coulisses du concours international de piano Chopin, apparemment légendaire, et Pianoforte jouit à ce titre d'une valeur de documentation non-négligeable sur une institution dont j'ignorais à peu près tout. Le réalisateur polonais Jakub Piatek n'a pas observé les coulisses administratives et performatives comme l'aurait fait un Wiseman, mais plutôt les coulisses auprès de plusieurs participants venus du monde entier qui évoluent à travers les différentes phases de sélection de ce concours organisé tous les 5 ans à Varsovie. Pianoforte ne dit rien sur l'événement de manière explicite ou encyclopédique et préfère en esquisser les contours en suivant un petit groupe de concurrents, quelques jeunes pianistes italiens, chinois, russe, ou polonais.

Discipline de fer, talents incroyables, le documentaire capte tout cela mais passe aussi par la case des portraits intimes, chaque participant exhibant une personnalité et une préparation bien distinctes. Certains sont accompagnés de leur professeur, et c'est notamment le cas de Hao Rao dont la relation avec cette figure maternelle de substitution est sans doute la plus creusée et la plus émouvante. Piatek a retenu sur sa pellicule de nombreuses séquences différentes, les moments qui précèdent l'entrée sur scène, les moments de détente en ville, les moments où les résultats des différentes phases sont annoncés. On navigue entre chambres d'hôtel, salles de concert, couloirs vides, et bien sûr au milieu des innombrables répétitions qui semblent baigner dans une atmosphère d'anxiété profonde. Ce concours c'est l'objectif d'une vie, une épreuve à laquelle les centaines de participants se sont préparées pendant des dizaines d'années...

Une discipline d'ailleurs régulièrement dépeinte comme un sport de haut niveau, dans les entraînements physiques exigés, dans le travail de souplesse du poignet, dans la précision des gestes. Finalement le grand gagnant (Bruce Liu, du Canada) n'aura pas fait l'objet d'un portrait au même titre que les autres pianistes suivis dans Pianoforte, conférant à l'annonce des résultats finaux une dimension tragique pour tous ceux que l'on a suivis. L'une des dernières séquences musicales est la plus marquante, en termes de montage, au travers d'une superposition de plusieurs finalistes interprétant le même morceau, accompagnés d'un orchestre, révélant les différences subtiles (aux yeux et aux oreilles des profanes comme moi en tous cas) entre eux.

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mercredi 16 octobre 2024

Monday’s Ghost, de Sophie Hunger (2008)

Album étonnant par la diversité des genres qu'il explore, Sophie Hunger pouvant enchaîner un morceau très poétique et très typé Folk et une sorte de valse en allemand (sans doute les avantages linguistiques d'être fille polyglotte de diplomate suisse), avec en plus des ruptures stylistiques à l'intérieur même de certains morceaux. Beaucoup de choses ne me plaisent pas, mais j'apprécie particulièrement ce côté "difficilement classable".

À noter également une belle reprise de Noir Désir (wink wink), Le Vent Nous Portera, sur l'album de 2010 intitulé 1983.

Extrait de l'album : Shape.

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À écouter également : The Boat Is Full.

mardi 15 octobre 2024

A Thousand and One, de A.V. Rockwell (2023)

"I didn't want you getting chewed up like I was. I seen somebody who needed me."

Il n'y a pas que le grain de l'image (naturel ou numérique selon les séquences) qui confère à A Thousand and One son cachet des années 90 : toute la structure du mélodrame à combustion lente rappelle un certain cinéma du XXe siècle, sans que l'ensemble ne tombe dans le cliché du film-hommage à une époque à l'aide de références évidentes. C'est une première réalisation pour A.V. Rockwell et son assurance dans le portrait d'une petite famille resserrée autour de la mère force le respect, soulignant une sensibilité presque toujours solidement maîtrisée — il n'y a que quelques séquences qui insistent un peu trop sur certains points, certains faiblesses intimes de tel ou tel personnage.

Globalement la direction d'acteur est excellente et constitue sans aucun doute le matériau de base de l'appréciation (ou du rejet). Dans le rôle de la mère Inez de la Paz, Teyana Taylor est franchement impressionnante du début à la fin, par la force de sa détermination comme par les zones de vulnérabilité qu'elle laisse transparaître à la faveur d'un relâchement. Il y a tout d'abord le premier niveau, celui de la fiction pure et de son implication dans la récupération (illégale) de son fils placé en famille d'accueil : Rockwell, au scénario, a su tisser la toile d'un drame familial émouvant qui s'achoppe sur l'établissement d'une famille dysfonctionnelle noire dans le New York des années 1990. L'évolution du rapport mère-fils échappe a bien des stéréotypes pour creuser un sillon singulier, tandis qu'en toile de fond s'illustre l'autre niveau d'intérêt, la mutation d'une époque, avec les discours des maires new-yorkais successifs qui rythment discrètement quelques passages-clés.

Malgré la dureté de ce qui est raconté A Thousand and One ne cède jamais à quelque misérabilisme que ce soit, et c'est à mettre au crédit du travail d'écriture et de composition du personnage de la mère, dont la relation avec son enfant nourrit l'essentiel des enjeux — trame de fond sociale avec ses zones de violence mais aussi vecteur d'une révélation significative. Tandis que la gentrification s'établit dans l'arrière-plan et que divers bouleversements (raciaux, sécuritaires) structurent la ville, la mère ne déviera pas de sa trajectoire.

jeudi 10 octobre 2024

The Contestant, de Clair Titley (2023)

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Enfermement, jeux concours, nudité, et téléréalité

Deux attitudes sont envisageables lorsqu'on regarde The Contestant, avec deux sentiments prédominants : le rire, devant l'ampleur parfaitement improbable des événements subis avec le sourire par Tomoaki Hamatsu (mieux connu sous son surnom "Nasubi", aubergine en japonais, un petit sobriquet qui aura toute son importance), et le dégoût, étant donnée l'étendue des mauvais traitements qui lui ont été réservés par une société de divertissement pendant plus d'un an et diffusé à grande échelle.

Le Japon n'est pas à la traîne au niveau international en matière de créativité dérangée et d'inventivité chtarbée, il n'y a plus grand-chose à prouver en soi. Mais quand même. Là, difficile de ne pas se dire "ah oui quand même, ils l'ont fait, ils ont osé". Un producteur de téléréalité légèrement opportuniste a réussi à enfermer (avec son assentiment complet bien entendu) un homme pendant 15 mois dans un minuscule appartement de 10 mètres carrés. Nu. Sans contact avec l'extérieur. Avec seulement de l'eau, un chauffage, des enveloppes et des stylos. Contraint de répondre à des jeux-concours dans des magazines, en mode stakhanoviste, afin de remporter les prix qui lui permettront de manger, de s'habiller (pas toujours), de rendre son isolement moins brutal (une peluche, ça peut toujours aider), ou autre (petite pensée pour le lot de 4 pneus).

Une de ces failles du continuum historique, dans laquelle l'incongru le plus total s'immisce au beau milieu de la réalité pour créer des éléments documentaires qu'on aurait jugés totalement invraisemblables dans le cadre de n'importe quelle fiction hollywoodienne.

Ainsi, Nasubi a passé plus d'un an enfermé entre quatre murs et plongé dans le mensonge : on lui a fait croire qu'on le filmait pour une éventuelle rediffusion, dans le cas où une chaîne daignerait s'intéresser à un tel contenu, alors que des millions de téléspectateurs japonais suivaient ses déboires chaque semaine à la fin des années 1990. Une star nationale qui s'ignore. L'origine de l’émoji "aubergine" (dans sa connotation génitale) y est très vraisemblablement liée, puisque les producteurs ont utilisé un tel dessin pour dissimuler son pénis sur les images diffusées à la télévision — son visage particulier, très allongé, à la Fernandel, est à l'origine du choix du légume. Plus de 400 jours nu dans une pièce à remplir des formulaires, 400 jours à se réjouir de recevoir 5 kilos de riz (sans casserole pour le faire chauffer dans les premiers temps) par-ci et 10 paquets de nourriture pour chien par-là, 400 jours à attendre d'atteindre le seuil des un million de yens (6000 euros) pour mettre un terme au supplice. Avec en prime à la fin de cette première épreuve un faux espoir de sortie, un léger sadisme de la part de la production, et une sorte de reset du jeu avec modification des objectifs sans qu'il le sache. L'émission a même dû modifier son lieu de résidence (en bandant les yeux de Nasubi lors de son exfiltration) après que des fans ont trouvé l'emplacement de l'appartement en question.

L'histoire est complètement délirante, et The Contestant laisse énormément de zones d'ombre ou de territoires socio-psychologiques inexplorés. On a la sensation que cette éternité d'enfermement se résume à des grimaces devant la caméra et une pilosité en croissance, en exagérant un peu. Avec un final sur l'Everest en 2016 un peu étrange, comme artificiel, ou du moins précipité. Mais dès qu'on prend un peu de recul, dès lors qu'on réalise le caractère véridique de ce "Truman Show pour de vrai", la cruauté abjecte de l'entreprise et de la pression exercée sur cet homme (alors qu'il ne semble pas prendre tout ça au sérieux initialement, ce qui est sans doute le plus fou puisque sa lucidité n'a pas pu évoluer positivement, dans un tel état, logique des coûts irrécupérables oblige) ne peut que provoquer un violent dégoût. Une poule aux œufs d'or de la téléréalité, avec pour épiphanie finale une livraison sur le plateau de l'émission devant des milliers de personnes, à poil, après avoir passé 15 mois dans la solitude la plus totale.

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