lundi 18 mars 2024

Mes frères et moi, de Yohan Manca (2022)

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La grande débrouille

Mes frères et moi est de ces films dont personnellement je n'attendais pas grand-chose — voire rien du tout — et qui se trouvent être des petits films sans ambitions démesurées mais qui in fine valent vraiment le détour. Ici, la bonne surprise tient au fait que Yohan Manca déplie le narratif avec une fluidité très agréable, tout en maniant judicieusement les archétypes d'un genre (ici un récit d'apprentissage qui survient dans un quartier populaire en bord de Méditerranée) et une direction d'acteur très appropriée. En l'occurrence, l'histoire de Nour, un gamin de 14 ans débrouillard mais un peu pris au piège de ses maillons familiaux avec trois grands-frères qui prennent beaucoup de place et des parents absents, un père déserteur et une mère en soins palliatifs.

Le côté très compartimenté de la fratrie peut faire peur au début : ils sont quatre et chacun a son petit descriptif bien déterminé pour créer un personnage qui se différencie des autres. Nour passe l'été à devoir effectuer des travaux d'intérêt général (on ne saura pas pourquoi et c'est très bien), Hédi incarne l'ado rageur et violent, Mo le jeune adulte et gros dragueur (dans l'arrière-plan traîne la question de la prostitution pour gagner de l'argent), et Abel représente l'aîné très autoritaire et patriarche de substitution. Ils se foutent souvent sur la gueule mais ils restent particulièrement soudés près de leur mère plongée dans un coma qui dure depuis longtemps et dont la santé décline rapidement depuis peu. Les 4 acteurs, Maël Rouin Berrandou, Moncef Farfar, Sofian Khammes et Dali Benssalah respectivement, imposent parfaitement leurs personnages et forcent le respect.

La péripétie principale tient à la découverte d'un penchant artistique chez Nour, quand il passe la tête dans un cours estival de chant lyrique là où il était censé repeindre un couloir dans son collège, et où l'on découvre une sorte de talent caché. La figure peut paraître un peu trop stéréotypée énoncée de la sorte mais son interaction avec la chanteuse-prof interprétée très justement par Judith Chemla lève toutes les appréhensions. On est clairement dans le pré carré des horizons qui s'ouvrent au sein d'une toile de fond baignant dans les problèmes familiaux, mais le film se garde bien de recourir au moindre misérabilisme. Il dépeint un microcosme de la débrouille, avec ce fameux climat de l'été et des grandes vacances de l'enfance, et cette évasion sous l'angle culturel (à grand renfort de son air d’opéra préféré, "Una furtiva lagrima", de Gaetano Donizetti, produisant un effet assez particulier dans ce contexte) brille par sa chaleur, son humour et sa tendresse qui coupent l'herbe sous le pied de tous les clichés.

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mardi 12 mars 2024

Hitokiri, le châtiment (人斬り, Hitokiri), de Hideo Gosha (1969)

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Servitude aveugle d'un ronin bourrin

Hitokiri est une grosse gourmandise offerte par Hideo Gosha dans le registre du chanbara iconoclaste, pas nécessairement de la trempe des Trois Samouraïs hors-la-loi ou Le Sabre de la bête pour rester dans le même sillon thématique, mais doté de très solides arguments mis au service de ces films de katanas qui s'attachent à montrer le versant le moins reluisant du bushido en cette fin d'ère Edo. C'est également un complément appréciable à l'autre réalisation sortie en cette même année 1969, Goyokin - La Terreur des Sabaï, qui s'intéressait elle aussi à écorner l'image plus conventionnelle du samouraï et de ses codes d'honneur, mais peut-être dans une formulation moins radicale. Plus héroïque et plus enneigée, aussi. Sans prétendre rivaliser avec le mètre-étalon du genre (chez moi, il s'agit de Seppuku aka "Harakiri" de Masaki Kobayashi), il décrit une facette du Japon du XIXe siècle prenante et percutante à travers un personnage de samouraï sans maître qui se fera méchamment piétiner par les ambitions venimeuses d'un chef de clan .

On peut poser le décor immédiatement en précisant que le ronin servant de protagoniste, Izo Okada, est interprété par Shintaro Katsu — si vous passez la séance à vous demander pourquoi on dirait un cousin éloigné de l'acteur Tomisaburō Wakayama (le héros de la série des Baby Cart notamment, mais aussi un membre du complot dans le très beau Le Secret du ninja) au visage légèrement défiguré, c'est tout à fait normal : il s'agit de son frère cadet. C'est un personnage qui prend beaucoup de place, qui consomme autant de saké que de sexe, marqué par de nombreux excès, et si l'on n'adhère pas à sa composition Hitokiri pourrait s'avérer long. Et qui de mieux que Tatsuya Nakadai dans le rôle de son nouveau mentor Hampeita Takechi pour incarner un de ces puissants cruels et sanguinaires qui se servira de lui comme d'un pion, ou comme d'un chien, comme un de ses compagnons d'infortune lui évoquera pour le mettre en garde... Son regard blême et statique sert en tous cas admirablement bien son personnage. Je referme le paragraphe "joie du casting" en précisant que l'on compte dans les rangs des samouraïs l'écrivain Yukio Mishima, dont la présence très remarquée se soldera dans le film par un grand coup d'éclat, un seppuku vif comme l'éclair, en un sens annonciateur de celui qu'il se fera un an plus tard dans la réalité, suite à une tentative ratée de coup d'État — racontée par Paul Schrader dans le flamboyant Mishima - Une vie en quatre chapitres.

Il existe à mes yeux deux solides arguments en faveur du film de Gosha, au-delà de son contenu explosif et de son esthétique illustrant tout le potentiel de grisaille contenu dans la pellicule couleur de l'époque.

Tout d'abord, c'est une intrigue qui ne sacrifie jamais l'intelligibilité de son déroulement : les films historiques de ces décennies 1960/1970 sont très nombreux à circonscrire le cadre de leur fiction dans un carcan très précis avec profusion d'éléments contextuels, de faits d'armes, de personnages relatifs à l'histoire du Japon des deux ou trois siècles passés. Il n'est pas rare qu'on se perde dans ce dédale de références et d'intervenants. Il n'en sera rien ici, la structure du récit étant remarquablement limpide et les événements parfaitement explicites (ce qui n'empêche en rien la multiplication de complots et autres coups fourrés, cela va de soi), faisant du film — certes un peu long — un moment très agréable à suivre.

Il y a aussi un parti pris qui pèse dans la réception de Hitokiri à chercher du côté de la chorégraphie des scènes impliquant le maniement des armes. Dès le début, on nous montre bien que le personnage utilise un sabre qui est tout sauf en carton (disons pour le dire autrement qu'on est loin des productions de la Shaw Brothers, avec tout le respect que j'ai pour nombre de films produits par la société), et les coups de sabre s'illustrent par leur brutalité : ils découpent des corps, et tout ce qui traîne autour dans le décor. L'effet recherché est manifestement de faire du personnage de Izo une brute épaisse, et il faut avouer qu'il est réussi.

Hitokiri montre donc la trajectoire de ce ronin d'ascendance paysanne, un peu naïf, essentiellement mû par ses problèmes financiers, qui intègrera néanmoins le clan Tosa avec une sincérité aussi prégnante que son impétuosité. C'est bien parce qu'il cherche à faire ses preuves auprès de Takechi qu'il se montrera incroyablement performant au combat, un samouraï on ne peut plus violent qui ne comptera pas ses heures supplémentaires dès lors qu'il s'agit de décimer des antagonistes — et dès lors qu'il reçoit son salaire en échange, bien entendu. Lui qui oubliera bien vite sa bonne résolution de l'année : crier très fort "Tenchu !" ("châtiment divin" en japonais) à chaque mise à mort, comme ces samouraïs croisés dans la rue qui n'accomplissaient pas très bien leur tâche à ses yeux. Cela occasionne une séquence d'anthologie, grand moment de combats bourrins où l'on dénombre les corps cisaillés par dizaines, après qu'il a traversé la moitié du pays à pied en vociférant "Je suis Okada Izoooooooo !" (à noter que cette scène baroque s'inspire d'événements historiques documentés puisque Okada aurait couru un petit marathon de 45 kilomètres avant d'entrer dans l'arène sanglante). Mais c'est au final une histoire de manipulation et de calcul politicien avant tout, puisqu’il ne verra à aucun moment les manigances de son supérieur (il faut le dire passablement agacé par les débordements meurtriers de son nouveau poulain). C'est un chanbara extrêmement sale où l'honneur est piétiné et où les pauvres hères sont manipulés comme de bons petits chiens dociles, au service des puissants ivres de pouvoir. Il finira crucifié (aux sens propre et figuré), mais en paix avec lui-même : l'image finale restera très longtemps en mémoire.

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lundi 11 mars 2024

Le Héros (Nayak), de Satyajit Ray (1966)

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Conte moral sur l'empathie

Hasard des visionnages, cela faisait déjà quelques films chez Satyajit Ray que le symbole du train s'était fait particulièrement tenace, notamment dans la trilogie d'Apu pour les films vus le plus récemment. Et voilà que Le Héros (Nayak) y consacre la quasi-intégralité de son intrigue, en faisant d'un voyage en train vers New Delhi, entre deux grandes régions de l'Inde, une sorte de radiographie de la société indienne en parallèle de l'introspection d'une star de cinéma bengali.

Si je n'ai pas été inconditionnellement séduit par tous les scénarios des films de Ray que j'ai vus, il reste quand même très rare que la démonstration de ses arguments verse dans l'excès. Dans cette figure de l'acteur imbu de lui-même en voyage pour recevoir un grand prix le récompensant, et confronté à une série de personnages / situations le contraignant à se remettre en question (c'est-à-dire tout ce que son extrême popularité ne le poussait pas à faire), on pourrait trouver que le cinéaste et scénariste a eu la main bien lourde. À vrai dire même l'unique personnage qui lui tient tête, la journaliste féministe (interprétée par une fidèle, Sharmila Tagore) qui se trouve être la seule personne ne le prenant pas pour un héros intouchable, m'a un peu agacé dans la visibilité de ses coutures, tellement son rôle transpire l'évidence et le programmatique, se faisant trop explicite où elle va amener le film.

On est malgré tout choyé, c'est un univers extrêmement soigné et raffiné pour aborder la question d'une sorte d'exorcisation chez ce personnage qui souffre de multiples culpabilités derrière son assurance de façade. La toile de fond, garnie avec les multiples personnages ayant chacun une fonction bien déterminée, fait la part belle à une société gangrénée par la cupidité et l'arrivisme — la palme revenant à ce publicitaire prêt à utiliser sa femme pour obtenir l'assentiment de son patron, et cette femme prête à accepter à condition d'en tirer profit ailleurs. Ray démontre encore une fois sa facilité à insérer des visions relatives à l'imaginaire d'une grande force, ici au travers de deux cauchemars marquants chez le protagoniste. La morale est belle mais un peu pataude malgré tout : il n'y ait personne qui ne nécessite un peu d'empathie.

img1.jpg, mars 2024 img2.jpg, mars 2024 img3.jpg, mars 2024

jeudi 07 mars 2024

Two Headed Demon, de Urban Junior (2010)

two_headed_demon.jpg, févr. 2024

Du Voodoo Rhythm pur jus, c'est-à-dire un one-man band suisse légèrement énervé qui essaie de produire quelque chose d'un peu nouveau dans le registre du Garage Punk. C'est très minimaliste, un peu répétitif, mais fidèle à l'esprit du label, avec beaucoup de do it yourself dans les instruments et dans le mixage. Un peu limité, un peu facile, mais pas déplaisant.

Un second album sorti en 2023 intitulé Urban et Orbi, encore un peu plus orienté Synth Punk, vaut également le détour.

Extrait de l'album : With The Idiots.

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À écouter également : Hot Shit From Switzerland.

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mardi 05 mars 2024

No Direction Home: Bob Dylan, de Martin Scorsese (2005)

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"Hey man... I don't mind being shot, I just don't dig being told about it."

La plus-value est rare je trouve au sein des documentaires consacrés à des grandes figures connues de l'histoire musicale, ces derniers se transformant souvent en panégyriques consensuels ne faisant pas mieux qu'une synthèse imagée de la page Wikipédia correspondante. En toute sincérité je pensais que ce serait le cas pour Martin Scorsese avec No Direction Home: Bob Dylan, dans lequel il a officié pas vraiment en tant que réalisateur mais plutôt en tant que monteur, puisque il a repris un projet et des enregistrements de concerts ou d'entretiens d'époque et plus contemporains. C'est donc contre mes préjugés que ces 3h30 ont développé un portrait très intéressant et sincère consacré à une partie spécifique de la carrière de Dylan, sa transition Folk → Rock, de ses débuts en 1961 jusqu'à l'accident de moto (c'est en tous cas l'argument officiel) de 1966 qui mit un coup d'arrêt à ses tournées pendant 8 ans.

Un docu au long cours qui prend le temps de déployer une certaine richesse d'interviews, globalement chronologiques hormis peut-être quelques interruptions épisodiques au travers d'un échange plus récent (datant probablement du début des années 2000) dont des extraits sont régulièrement disséminés. Ce qui structure la partie "historique", c'est très clairement la grande transition de Dylan de la Folk un peu traditionnelle, type protest song, vers les sonorités plus électriques du Rock qui ont rendu fou une bonne partie de ses fans à l'époque — et qui dans le même temps lui ont permis d'atteindre un public qu'il n'aurait jamais pu atteindre autrement. On peut grossièrement placer cette charnière au niveau d'un album, le mythique Highway 61 Revisited, et le film donne à voir des images d'archive très à propos de la période, montrant Dylan sifflé et hué en concert, avec nombre de spectateurs mécontents qui râlent méchamment et ragent en quittant le concert. C'est assez drôle avec le recul.

La partie la plus académique porte sur l'élaboration de la généalogie de la musique du chanteur originaire du Minnesota qui a migré vers New York, à Greenwich Village, pour rencontrer son idole, Woody Guthrie, suivre ses ambitions musicales et lancer sa carrière. On égraine des grands noms de la Country et de la Folk qui l'ont influencé, Hank Williams, Joan Baez, Muddy Waters aussi pour des ascendances plus Blues, et une belle pelletée de références plus confidentielles qui donnent envie de plonger dedans, Johnnie Ray, Webb Pierce, Peter Lafarge, ou encore cette Odetta particulièrement attirante dans un registre plus Rhythm and Blues. L'histoire des reprises de certaines chansons est assez marrante, comme par exemple le cas de "House of the Rising Sun" dont la célèbre version enregistrée par The Animals a longtemps été considérée comme l'originale. L'amitié esquissée avec Johnny Cash, aussi, vaut le détour, au même titre que le lien avec Joan Baez. Un portrait en tous cas extrêmement nuancé, garni de très nombreux témoignages et montrant des facettes largement antipathiques (son comportement en interview, face à des questions connes de journalistes, est à la fois franchement réjouissant mais aussi déconcertant) et un début de transformation physique et mentale au milieu des années 1960.

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jeudi 29 février 2024

Djihadistes de père en fils (Kinder des Kalifats, Of Fathers and Sons), de Talal Derki (2017)

djihadistes_de_pere_en_fils.jpg, févr. 2024
Petite chronique familiale du salafisme djihadiste

Toutes les cases du documentaire d'exception sont cochées : sujet en or, immersion absolue, travail de préparation conséquent, suivi au très long cours, peu de commentaires externes, et surtout, probablement le plus important sur des thématiques aussi extrêmes, une neutralité sans faille dans la captation du phénomène observé. Une question finalement assez simple que l'on peut se poser systématiquement à l'issue de visionnages de cet ordre pour en évaluer la pertinence de la retranscription : que penseraient du contenu les personnes filmées ou des personnes ayant des points de vue opposées vis-à-vis de la thématique ? J'ai l'intime conviction que tous les partis n'auraient rien à redire concernant les faits exposés dans Of Fathers and Sons, et c'est à mes yeux la marque d'un documentaire a minima digne de respect.

Cela étant posé dans un cadre le plus abstrait qui soit, il faut quand même maintenant aborder le vif du sujet, annoncé de manière très explicite par le titre français. Talal Derki, réalisateur kurde syrien exilé en Allemagne, est parvenu à retourner dans sa Syrie natale, gagner la confiance d'une famille de djihadistes salafistes (grâce à ses contacts et amis photographes locaux) appartenant au Front al-Nosra, et partager leur quotidien sur une durée proprement hallucinante, 330 jours répartis sur un peu plus de trois années après avoir pris le soin d'effacer son identité sur internet pour assurer sa sécurité. Il faut vraiment voir l'ampleur de l'horreur pour réaliser le danger d'une telle captation documentaire : c'est un univers dans lequel des gamins de même pas dix ans apprennent à caillasser les filles ne portant pas le hijab (avec l'assentiment enjoué des pères), à manipuler pistolets et AK-47, et à jouer en fabriquant de fausses mines antipersonnel (l'équivalent local et plus risqué du coca + mentos disons, où l'on peut perdre une jambe dans la manœuvre). Un monde désolé, délabré, uniquement fait de terrains vagues et d'habitations primaires, où l'on va tirer au sniper sur des infidèles pour s'amuser avec les copains un peu comme on jouerait aux jeux-vidéo. C'est presque banal, parfaitement naturel, et par contre glaçant au plus haut point.

À noter que Talal Derki a décidé de ne plus retourner en Syrie dans le cadre de ce projet le jour où il a appris qu'un djihadiste tunisien très dangereux cherchait à le rencontrer : deux mois plus tard, il se faisait tatouer le bras et percer une oreille pour sceller définitivement l'impossibilité de revenir auprès des fous furieux de dieu.

Les présentations avec la petite vie de famille seront des plus irréelles, à commencer par les noms donnés à la fratrie, choisi en hommage aux terroristes du 11 septembre 2001. L'une des premières séquences nous montre les gentils gamins du patriarche Abou Oussama jouer avec un joli petit moineau, "attention ne serre pas trop tu vas lui faire mal", c'est tout mignon. Une minute plus tard, le gamin revient : "Papa j'ai égorgé l'oiseau", ce à quoi il répond, tout guilleret, "Bon, c'est mieux ainsi que s'il était mort en jouant avec", et le frère de l'apprenti-bourreau âgé de 7-8 ans précisant "Oui papa, il l'a tué après lui avoir fait pencher la tête en avant, comme toi avec cet homme [que tu as décapité l'autre jour, entre le repas et la sieste, en substance]". Après quelques paroles dignes d'un cas psychiatrique aigu voyant la volonté de dieu derrière chaque caillou et chaque mise à mort, le paternel conclut avec sagesse : "il ne faut pas enfermer les oiseaux dans des cages. Si tu en vois un prisonnier, libère-le". Confusion au maximum.

Effroi total évidemment, dès lors que la référence à un acte sauvage extrême sort de la bouche de cet enfant même pas en âge de connaître ses tables de multiplication. Cette séquence un peu matricielle contient la structure qui fait toute la puissance de Djihadistes de père en fils (la distribution française s'est sentie obligée de rajouter une couche inutile dans le titre), à savoir cette alternance troublante, insoutenable et littéralement incroyable de moments abominables et de moments tendres. Des mômes qui jouent et qui se chamaillent comme dans n'importe quelle cour de récré, et juste après, qui vont balancer des gros cailloux sur les filles de leur âge sortant de l'école (dont ils ont été retirés par le père à cause de la mixité). Des moments poétiques où l'on voit des enfants lancer des ballons en l'air, propulsé par l'air chaud d'une flamme en leur centre, et des séquences d'endoctrinement théologique et militaire où les bambins sont en treillis, cagoulés, et subissent le plus brutal des lavages de cerveau. On égorge un bouc en famille en suivant un précepte religieux lambda, et on construit une piscine improvisée pour que les garçons puissent y jouer comme n'importe quels autres. Bref, un père aimant et une fratrie de 8 garçons (qui nourrissent un ennui profond), si l'on faisait abstraction de tout le reste — à commencer par l'absence radicale de femmes dans le champ de la caméra, l’agressivité omniprésente dans les rapports humains et le non-sens permanent des discours.

Tout le documentaire est concentré dans cette horreur double, cette transmission familiale pétrifiante, tandis qu'on assiste à la destruction de l'innocence des enfants ainsi qu'à la formation de futurs tueurs de métier dans le même mouvement. Le docu est particulièrement riche et diversifié en marge de cet aspect central, comme par exemple ce rapport à la mort et au martyr sur le thème "Pour chaque enfant tué, mille autres renaîtront" ressassé par le patriarche, ou encore ce groupe de jeunes soldats capturés dans les rangs de l'armée régulière, humiliés, dont le sort funeste ne laisse guère de doute. Ou encore le quotidien de Abou Oussama, sniper et démineur, tandis qu'il travaille au déminage d'un terrain accidenté. On le retrouvera quelques scènes plus tard, sonné, allongé sur un lit, le visage abîmé par de grosses balafres, les yeux et les mains égratignés... amputé du pied gauche suite à l'explosion d'une mine, heureux que ça ne soit pas tombé sur le droit. Il se tuera accidentellement en 2018 en retirant une bombe d'une voiture piégée, apprend-on en dehors du docu. Et avec en conclusion un micro-message d'espoir : si l'un des enfants est envoyé au combat à la fin du film, un autre retourne à l'école.

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mercredi 28 février 2024

Pamir (Pamir, krisha mira / Roof of the world), de Vladimir Erofeyev (1928)

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Exploration précoce au Tadjikistan

De vieilles bobines abîmées par le temps agrémentées d'une piste sonore dissonante et anachronique qui vaut le détour pour la rareté du matériau autant que pour le sujet : une expédition russe et allemande montée pour aller explorer le massif alors inexploré du Pamir, point culminant de l'Union soviétique situé à l'est de l'actuel Tadjikistan ayant des ramifications jusqu'en Afghanistan, en Chine et au Kirghizistan. Le but de cette mission scientifique était de cartographier la région mais aussi de tenter l'ascension des sommets locaux (des cols à près de 6000 mètres d'altitude et des pics au-delà de 7000 mètres). Une très belle vieillerie à réserver toutefois aux amateurs de pépites antiques récemment déterrées.

Comme de nombreux documentaires de l'époque, au hasard L'Épopée de l'Everest de J. B. L. Noel (1924), une bonne partie est consacrée à une sorte d'étude ethnographique des populations locales croisées en chemin, tandis que l'expédition traverse rivières, montagnes et glaciers. De longs moments sont ainsi dédiés aux coutumes et à l'artisanat des groupes d'agriculteurs et d'éleveurs observés en toute sérénité, de la pratique de religions à la consommation d'opium. On devine ainsi la diversité de la mission qui comptait dans ses rangs des géologues, des ethnographes, des cinéastes, des alpinistes et divers chercheurs issus d'autres disciplines variées. Dans le style des documentaires d'exploration aux pôles comme South de Frank Hurley (1919), le projet de l'exploration est présenté à l'aide d'une carte animée montrant les lieux traversés ainsi que la trajectoire prévue (et souvent adaptée aux imprévus), de Moscou jusqu'en Asie centrale, avec pour objectif l'établissement d'un camp de base à Och, au Kirghizistan actuel.

Une partie essentielle de ces voyages antédiluviens porte sur les préparatifs et les moyens de locomotion des vivres (à l'image de la très bonne série documentaire récente L'incroyable périple de Magellan), c'est-à-dire ici les centaines de chevaux et de chameaux réquisitionnés pour l'occasion. La partie ethnographique la plus saisissante est probablement celle qui s'intéresse à une tribu kirghize nomade et ses moyens de subsistance — essentiellement de la fabrication de produits laitiers à base de lait de chèvre et de jument, mais aussi la confection de vêtements ou la construction de yourtes, une communauté vivant en parfaite autonomie. À cette époque où la terre n'était pas cartographiée par satellite, ces gens partaient pendant des mois pour découvrir de nouveaux glaciers, s'improvisaient orpailleurs à 5000 mètres d'altitude, et partaient à la rencontre de populations sur lesquelles ils n'avaient aucune information a priori.

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lundi 26 février 2024

Histoire de fantômes japonais (東海道四谷怪談, Tōkaidō Yotsuya Kaidan), de Nobuo Nakagawa (1959)

histoire_de_fantomes_japonais.jpg, févr. 2024
Vengeance spectrale

Il y a un côté presque matriciel dans cette histoire de fantômes japonais (ne serait-ce que le titre), basée sur le conte "Yotsuya kaidan" issu du théâtre kabuki et égrainant des thématiques très classiques qui dépassent largement les frontières nationales, trahison, meurtre, et vengeance depuis l'au-delà. Si on observe Histoire de fantômes japonais à l'aune de l'autre film jouissant d'une grande réputation de Nobuo Nakagawa L'Enfer, les multiples apparition fantastiques et horrifiques qui peuplent le dernier temps du récit paraîtraient presque timorées, par opposition à la vision cauchemardesque de l'enfer proprement hallucinante du film postérieur. Mais en tout état de cause, au-delà de son caractère légèrement normé, c'est un film qui revêt un intérêt significatif en tant qu'émanation du cinéma japonais de la fin des années 50.

Le personnage de Iemon, un samouraï déchu, est montré dès les premières secondes dans toute son ignominie, assassinant le père de la jeune femme qu'il courtisait suite au refus de lui accorder sa main. L'action filmée par la caméra comme cachée dans la forêt avoisinante scelle un pacte avec un autre personnage, Naosuke, et tous deux iront d'horreur en déshonneur pour sécuriser leur rapprochement avec deux femmes qui sont sœurs. Un cran supplémentaire dans l'abjection, Iemon empoisonne sa femme après avoir soudoyé son masseur pour qu'il la séduise (apparemment un adultère donnerait ce droit au mari bafoué, sacrée époque), tue ce dernier et se barre dans l'optique de se marier à une autre femme qui s'avère être une riche héritière. Bien barré comme environnement. Niveau machiavélisme, on se situe tout en haut de l'échelle.

C'est un film intéressant et prenant pour la barbarie qu'il met en scène et pour le retour de bâton qu'elle occasionnera, puisque les morts reviendront hanter les deux assassins : les crimes ne resteront pas impunis, et la vengeance sera terrible. L'empreinte de la décennie 1950 confère à cette histoire horrifique un cachet très particulier, notamment dans le travail sur les couleurs, alimentant une atmosphère lourde qui aurait sans doute gagnée à être davantage prononcée. La composante horrifique prend son temps pour exploser (une constante chez Nagakawa ?) mais à partir du moment où les cauchemars reviennent hanter les deux personnages en brisant la frontière entre réalité et hallucination, la machine se fait très efficace et concrétise le potentiel de la première partie.

img1.png, févr. 2024 img2.png, févr. 2024 img3.png, févr. 2024 img4.png, févr. 2024 img5.png, févr. 2024

mardi 20 février 2024

Un temps pour vivre, un temps pour mourir (童年往事, Tóng nián wǎng shì), de Hou Hsiao-Hsien (1985)

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Souvenirs d'une enfance taïwanaise

Le cinéma taïwanais de la fin du XXe siècle est un terreau fertile qui laisse le champ libre à de nombreuses très belles découvertes, et c'est très souvent à mettre en corrélation avec l'histoire du pays qui s'écrivait en parallèle de la vie des différents cinéastes ayant contribué à l'édifice national. À mes yeux c'est Edward Yang qui illustre le plus fortement ce courant partagé entre l'autobiographie, quelque part entre souvenirs d'enfance et mélancolie, et le récit politique d'un territoire voué aux soubresauts historiques de par la nature complexe des relations qu'il entretient avec la Chine continentale. Des films comme A Brighter Summer Day (1991) et surtout Yi Yi (2000) en sont probablement les exemples les plus marquants et les plus émouvants. Mais je découvre avec Un temps pour vivre, un temps pour mourir une autre facette de cette histoire cinématographique, récit à caractère autobiographique de Hou Hsiao-Hsien qui a grandi dans le quartier de Fengshan à Kaohsiung, un volet d'un récit d'apprentissage s'étendant sur la trilogie complétée par Un été chez grand-père (1984) et Poussières dans le vent (1986).

Ce film de Hou, dont le titre original signifie plutôt "souvenirs d'enfance" littéralement (transformé en un hommage maladroit à Douglas Sirk et à son Le Temps d'aimer et le Temps de mourir), est sorti au milieu des années 80, époque charnière à Taïwan, et embrasse une période allant de 1947 à 1965. Impossible de ne pas constamment relier le sort des personnages à l'histoire taïwanaise bousculée par le repli de Tchang Kaï-chek sur l'île, à la fin des années 40, et jusqu'à sa mort en 1975. L'époque du récit autant que l'époque de la production du film sont imprégnées de ces événements, puisque l'on suit une famille quittant à regret la Chine pour s'installer dans un village taïwanais — à l'origine de manière temporaire, comme en témoigne la pauvre qualité des matériaux de construction utilisés par la père qui espérait sincèrement retourner sur le continent dès que possible. Seule la constatation du Grand Bond en avant de Mao vu de loin les conforte dans l'idée de devoir rester à Taïwan.

Une chronique douce centrée sur le personnage de Ah-ha (alter ego de Hou très probablement), jeune garçon malicieux évoluant au gré d'une adolescence plutôt mouvementée en un jeune adulte bagarreur et plus renfermé. Un récit qui arbore la grande sobriété que l'on connaît aux réalisateurs taïwanais du même courant, explorant l'intérieur des foyers dans un style très pudique que ne renierait pas un Ozu, et qui pourra en éreinter certains de par sa focalisation sur un quotidien familial souvent très calme, avec des dialogues épurés et une voix off tout aussi réservée. La hauteur de regard est particulièrement adaptée pour capter les épisodes douloureux de l'enfance, toujours à la bonne distance, observant les membres de la famille mourir à petit feu, le père, la mère, puis la grand-mère.

Un temps pour vivre, un temps pour mourir illustre très finement l'étau dans lequel la cellule familiale se retrouve un peu piégée, contrainte à l'exil mais heureuse d'avoir échappé aux événements en Chine. Hou raconte, avec le recul et avec beaucoup de délicatesse, un éloignement qu'il ne comprenait pas à l'époque et une prise de conscience progressive, comme un souvenir déformé qui chercherait à se reformer. Quelques moments-souvenirs semblent avoir marqué Hou plus profondément, comme le vol du sac de billes et de l'argent (volé lui aussi) qu'il avait enterrés près d'un arbre (et qui lui valut une belle engueulade de sa mère), sa grand-mère cherchant à retourner en Chine via un pont imaginaire à la faveur d'une maladie liée au vieillissement, ou encore le regard farouche de l'employé des pompes funèbres qui était venu s'occuper du corps de la grand-mère. Tous ces éléments forment un sillon thématique et émotionnel vraiment passionnant au creux du cinéma taïwanais.

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samedi 17 février 2024

Paradise Lost: The Child Murders at Robin Hood Hills, de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky (1996)

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"I kind of enjoy it now because even after I die, people are gonna remember me forever. People are gonna talk about me for years. People in West Memphis will tell their kids stories... It'll be sorta like I'm the West Memphis boogie man. Little kids will be looking under their beds - Damien might be under there!"

L'année 2023 a été riche en films de procès du côté du cinéma français, notamment avec Anatomie d'une chute de Justine Triet orienté vers le portrait d'une femme et l'analyse d'un couple, d'une part, et d'autre part Le Procès Goldman de Cédric Kahn dédié au deuxième procès de Pierre Goldman en 1976. Pas des films qui ont leurs chances dans le top 10 des films les plus joyeux... Mais en comparaison de ce qui est montré dans Paradise Lost : The Child Murders at Robin Hood Hills, un documentaire produit par HBO à la fin des années 1990, eh bien ce sont vraiment des films pour enfants de chœurs. Le doc de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky plonge dans une histoire particulièrement glauque et morbide, déterrée des marécages nauséeux de l'Amérique profonde, à West Memphis en Arkansas. Les deux réalisateurs ont suivi le procès de trois jeunes adolescents accusés d'un triple meurtre d'enfants aujourd'hui connu comme les West Memphis Three.

Le style et la nature profondément sinistre de ce qui est rapporté peut évoquer un autre documentaire bouleversant produit par HBO, Life of Crime 1984-2020, réalisé par Jon Alpert, qui suivait trois paumés du New Jersey camés jusqu'à l'os sur près de quarante années. Mais ici le sujet revêt une importance assez différente car il est question d'une affaire judiciaire particulièrement abominable (les corps mutilés de trois enfants de huit ans ont été découverts dans un canal de drainage) et que les images de Berlinger et Sinofsky retranscrivent depuis l'intérieur même du tribunal le déroulement du procès de trois adolescents en exposant l'étendue invraisemblable des approximations, que ce soit du côté de la police ou de la justice. S'il s'agissait d'une fiction, on évoquerait très probablement la grossièreté d'un scénario qui chargerait beaucoup trop la mule au niveau du portrait de ces institutions dysfonctionnelles et de la nature des accusations. On en est littéralement là : tout le monde semble convaincu qu'il s'agit de l'œuvre de garçons possédés par le démon dans le contexte d'un rituel satanique.

Du côté des preuves, sans plaisanter le moins du monde, on présente l'un des accusés comme quelqu'un toujours vêtu de noir et amateur de Metallica. Un autre, dont le QI est évalué à 72 et sur lequel une grosse partie de l'accusation se repose, semble avoir fait l'objet de pressions policières et d'extorsions d'aveux. Le dernier, quand on lui demande où il voudrait aller s'il est acquitté (spoiler : il ne le sera pas, en tous cas pas à l'époque du film), répond Disneyland. On nage en plein surréalisme.

Un documentaire franchement effrayant, d'abord lorsqu'on est confronté à l'abomination des meurtres (attention car la violence macabre graphique des corps mutilés ne nous est pas épargné, et à ce titre il n'est pas destiné à un large public), et dans un second temps lorsqu'on constate l'absolue dysfonction d'un procès envoyant trois ados en prison à vie ou sur la chaise électrique sur la base de témoignages pétris de doutes. On n'est pas au bout de nos peines quand on voit débarquer le beau-père de l'une des victimes, clairement le personnage le plus flippant de toute l'histoire, quand il essaie de nous faire une reconstitution des meurtres à l'endroit où ils ont eu lieu et appelant la vengeance de dieu... Et qui plus tard donnera à l'équipe du film un couteau présentant des traces de sang qui aurait pu être une pièce à conviction de premier ordre si elle n'avait pas été écartée par la police. Manifestement les techniques d'investigation locales ne ressemblent pas à ce que l'industrie cinématographique hollywoodienne a créé dans nos imaginaires. Et, plus grave, le tableau qui en résulte semble privilégier l'hypothèse d'un système judiciaire cherchant à tout prix à préserver les apparences du bon fonctionnement et ce au détriment de la révélation de la vérité. On peut difficilement faire plus glaçant en la matière.

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