lundi 17 mars 2025

Margaret, de Kenneth Lonergan (2011)

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Étude des effets secondaires

On peut assez facilement ranger Margaret dans la catégorie des films réalisés par des scénaristes, aux côtés des deux autres réalisations, réussies, de Kenneth Lonergan réalisateur-scénariste : Tu peux compter sur moi (2000) et plus récemment, plus réputé, Manchester by the Sea (2016). Des films dont l'ampleur et la finesse du récit marquent de manière inhabituelle, conduisant à porter un regard différent, ou encore plus prononcé, sur le reste de la production cinématographique de fiction, régulièrement étrillée pour la faiblesse de son écriture (dans mon référentiel). Du moins des films qui produisent un effet singulier, qui orchestrent un ballet de personnages sans virer au chaos et sans donner l'impression que les personnes non-principaux font partie d'une toile de fond inerte. Détail non-négligeable, Lonergan aura passé plus de 5 ans à batailler pour imposer sa vision du film, de 2005 à 2011, la version de 2h30 communément diffusée n'étant pas celle qu'il approuvait de manière définitive.

Petit détail, le choix du titre ressemble à un caprice de scénariste puisque Margaret ne fait référence à aucun personnage du film. C'est une référence à un poème de Gerard Manley Hopkins, Spring and Fall : To a Young Child, analysé lors d'une séquence se déroulant dans cours d'anglais de la protagoniste — le narrateur fait référence à une jeune fille, Margaret, pleurant les feuilles d'automne qui tombent comme s'il s'agissait d'amis décédés, et explicite le fait que ce sentiment de deuil fait inévitablement partie de la condition humaine. L'image est assez belle, telle qu'elle est insérée au milieu du film, même si sa mise en avant de la sorte, au travers d'un titre en apparence un peu gratuit et décontextualisé, peut paraître saugrenue.

Ces digressions faites, il y a plein de thématiques intéressantes dans Margaret, qui pourraient se résumer dans un premier temps à un fait divers : une jeune étudiante new-yorkaise assiste à un accident mortel impliquant un bus et une femme traversant un passage piéton, hésite sur sa part de responsabilité, et fournit une description potentiellement erronée à la police. C'est dans cette perspective une analyse du sentiment de culpabilité qui gangrène cette fille, issue de la bourgeoisie états-unienne, traumatisée par l'expérience qu'elle a vécue (et rendue de manière particulièrement traumatisante à l'écran, la scène de l'accident est mémorable) et complètement obsédée par la volonté de corriger cette faute. Ce qui passera inévitablement par accuser le chauffeur de bus, corriger une fausse déclaration à la police, etc. Pas simple.

Mais assez vite Kenneth Lonergan nous emmène sur d'autres chemins. Beaucoup d'autres chemins. Notamment, l'observation de cette culpabilité qui ronge l'héroïne (Anna Paquin) jusqu'au sang et se transformant sous certains aspects en une volonté ultra vindicative de faire du mal, comme si mettre le chauffeur de bus derrière des barreaux et ruiner sa vie l'absoudrait de ce qu'elle perçoit être une faute personnelle (elle a déconcentré Mark Ruffalo, le chauffeur de bus, juste avant l'accident). L'observation, aussi, de toutes les répercussions de cet événement sur son microcosme, famille, amis, professeurs, dont l'intensité semble démultipliée par son caractère idéaliste — elle est dotée d'un solide capital culturel et apprécie les joutes oratoires (débat sur le 9/11 à l'appui). Il y a également tout un pan de récit d'apprentissage, ou comment sa vision sans concession se heurte au monde des adultes parsemé de compromis, avec de nombreuses expérimentations (première expérience sexuelle avec Kieran Culkin [vu hier dans A Real Pain, hasard des calendriers, et totalement méconnaissable ici], flirt avec le prof de maths joué par Matt Damon, exaspération du prof d'anglais interprété par Matthew Broderick). Jean Reno fait même une apparition comme amant sud-américain de sa mère...

Finalement, le principal tour de force du film tient probablement à faire d'un personnage aussi antipathique, tumultueuse, excessive, inconstante, la pierre angulaire d'un discours sur l'adolescence. Zéro empathie possible, et pourtant l'histoire est captivante. Il est difficile de ne pas la prendre en grippe, avec ses changements d'humeur, sa mélancolie suivie d'une rage incandescente, bref, cette forme de sensibilité particulière qui débouche sur la sensation d'être si souvent incomprise. Mais le portrait est complexe, aborde sa personnalité sous des perspectives complémentaires, son intelligence autant que son penchant manipulateur, sa loquacité folle autant que son tempérament solitaire, avec un attachement aux ricochets du traumatisme de l'accident sur son comportement — "This isn’t an opera. And we are not supporting characters in your life", comme on le lui assènera au terme d'une dispute marquante.

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mercredi 12 mars 2025

Grand Theft Hamlet, de Sam Crane et Pinny Grylls (2024)

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"You can't stop the production just because somebody dies."

Un sous-registre du cinéma documentaire s'est vraisemblablement glissé dans le paysage particulier des années 2020, marquées par l'avènement d'une pandémie mondiale et de confinements marquants. On pourrait le qualifier d'expérimentation vidéoludique, d'introspection au cœur d'un moteur graphique préexistant, d'extension cinématographique du jeu vidéo. Même si de nombreuses créations jouant à la frontière du genre existaient depuis longtemps, à l'image de Marlowe Drive (2017) ou encore du court-métrage Operation Jane Walk (2018) qui propose un moment de tourisme en compagnie d'un guide à l'intérieur d'une carte virtuelle de Manhattan, un genre nouveau a émergé et illustre de nombreux aspects, décompression, refuge, angoisse, ennui, propres à cette période singulière des débuts du coronavirus.

Chronologiquement, il y a eu We Met in Virtual Reality (Joe Hunting, 2022) sur l'isolement affectif au sein d'une communauté de joueurs et l'exploration des relations sociales à l'intérieur d'un monde virtuel, puis le très beau Knit's Island (Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L'Helgouac'h, 2024) interrogeant les mécaniques survivalistes de manière particulièrement immersive. C'est dans ce contexte que débarque Grand Theft Hamlet, un projet moins réussi mais tout aussi fou : deux acteurs de théâtre contraints au chômage durant la pandémie se mettent en tête de monter une représentation de Hamlet dans le décor de Grand Theft Auto Online. Et une grande partie de l'intérêt du documentaire qui en résulte, constitué exclusivement de captations à l'intérieur du jeu, tient justement à la dimension foutraque et chaotique du projet, à savoir le grand sérieux de l'entreprise initiée dans un environnement qui ne s'y prête pas forcément, puisque les utilisateurs sont plus instinctivement mus par une volonté de tuer tout ce qui bouge que par l'envie de discuter de la mise en scène d'une pièce de théâtre.

Grand Theft Hamlet est plutôt bien construit dans l'ensemble, avec le fil rouge de cette idée sortie d'un peu nulle-part que les intervenants ne lâcheront jamais. On les voit arpenter les lieux de ce décor numérique, au cours d'une partie quelconque, avant de tomber sur l'immense scène de spectacle qui déclenchera tout le schmilblick. Le documentaire est intéressant à plusieurs titres : tout ce qui tient au contexte, avec cette image de vraies personnes au chômage errant sans but dans un monde ouvert et discutant à l'intérieur du jeu vidéo des conditions difficiles dans la vraie vie ; l'élaboration du projet artistique, la mise en place du plan pour monter cette production de Hamlet ; tout le chaos inhérent au jeu qui perturbe constamment les discussions et les plans des uns et des autres, avec des morts inattendues régulières ; la mise en place d'auditions aussi sérieuses et concrète qu'hilarantes (on sent que c'est à ce moment-là que les auteurs réalisent le potentiel de leur délire, avec des acteurs professionnels et non-professionnels) ; et enfin la représentation en elle-même. C'est clairement ce dernier point qui constitue à mon sens le plus gros point faible du film, il me semble que le rendu du résultat peine à expliciter l'intérêt du projet qui se réalise (ou peut-être est-ce que la chose n'était précisément pas vraiment réussie). Le making-of que constitue en quelque sorte tout le reste du film concentre en tout cas un intérêt largement supérieur.

Shakespeare dans Grand Theft Auto Online comme la revanche de deux acteurs déboussolés au cours d'un énième confinement : l'idée est assez folle, et manifestement l'esprit du projet dépasse sa concrétisation (tant la pièce que le documentaire). L'abnégation des personnes / personnages produit une sidération intense, devant ces acteurs qui s'attèlent à la tâche coûte que coûte, envers et contre tout. On est forcément plié de rire devant leurs tentatives de recruter et d'expliquer le concept aux inconnus de passage, puisqu'ils ne disposent souvent que de quelques secondes avant de se faire assassiner au bazooka (les tentatives so british de maintenir un semblant d'ordre : "If I could just request that you refrain from killing each other. And don't kill the actors either"). La description des contraintes et des difficultés est intéressante, à mesure que les uns trouvent du travail dans la vraie vie (les rendant soudainement indisponibles pour un rôle de Hamlet numérique) et que les autres tentent désespérément de comprendre l'organisation. Comme souvent dans ce genre de productions, la réalité s'invite régulièrement dans le virtuel de manière impromptue — à l'image de cette dispute entre Sam et Pinny à l'intérieur du jeu portant sur l'état de leur famille (Sam consacre trop de temps à GTA, délaisse ses enfants, oublie l'anniversaire de sa femme) ou encore de ce témoignage touchant de Mark, dernière personne vivante de toute sa famille. Mais pas autant que les raids de police dans le jeu qui interrompent sans arrêt l'action en cours... Un projet aussi ridicule qu'émouvant, aussi désopilant que surprenant, pas totalement réussi mais malgré tout intrigant.

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mardi 11 mars 2025

Lo and Behold, Reveries of the Connected World, de Werner Herzog (2016)

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"Can the Internet dream of itself?"

Werner Herzog, toujours.

C'est l'un des films tournés vers le documentaire les plus récents de la part de Herzog, Lo and Behold, Reveries of the Connected World étant sorti en 2016, et pourtant c'est l'un de ceux qui a déjà le plus vieilli. L'expérience n'est pas inintéressante en soi, mais Internet a tellement évolué en l'espace d'un peu moins de 10 ans que les questionnements techniques évoqués ici par les intervenants semblent remonter à la préhistoire. C'était l'époque où Elon Musk était simplement le patron un peu geek de Space X et où certains étaient émerveillés par les aspirations de l'entreprise... L'époque où seulement une poignée de personnes expérimentaient sur les LLM et où les exploits de l'IA se cantonnaient presque à des parties de go... On a depuis l'impression de s'être pris un rouleau-compresseur sur la gueule.

Heureusement, en marge des aspects techniques, au-delà des questions confinant à l'autocaricature de Herzog ("Can the Internet dream of itself?" est une question qui l'obsède semble-t-il), il y a toutes les thématiques philosophiques et tous les hurluberlus ravis de pouvoir expliquer leur rapport au monde devant la caméra du cinéaste allemand. Il est allé interviewer autant des mathématiciens pionniers dans le domaine d'internet que des personnes déclarant souffrir d'hyper-sensibilité électromagnétique, des roboticiens et des rêveurs. À titre personnel j'ai trouvé le discours et les témoignages sur la transformation du réel par les évolutions technologiques assez pauvres, et clairement décevants de la part de Herzog, mais peut-être est-ce à mettre au crédit du développement exponentiel de l'intelligence artificielle de ces dernières années et de sa myriade de réflexions existentielles rendues presque quotidiennes et évidentes.

Lo and Behold, Reveries of the Connected World est chapitré en une dizaine de segments relativement hétérogènes qui peinent quand même à préserver une cohésion d'ensemble au-delà de la thématique commune, avec pas mal de passages peu captivants. Certaines séquences produisent en outre une ambiance comique largement involontaires il me semble, à l'instar de la famille Catsouras réunie devant une table et ses entremets soigneusement disposés pour évoquer la tragédie morbide de leur fille Nikki et le scandale de ses photos sur internet — "the dark side of the internet". Pas mal de sujets de cet ordre sont largement survolés et déclinés de manière séquentielle, avec un catalogue de notions relevant (aujourd'hui du moins) de l'évidence, sans grande inspiration, maintenant les contradictions et les ambiguïtés à un niveau minimal, et baignant dans une faiblesse critique assez stupéfiante. Mais on se laisse malgré tout porter par le flux sans forcer.

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lundi 10 mars 2025

Hardcore, de Paul Schrader (1979)

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"A lot of strange things happen in this world. Things you don't want to know about. Doors that shouldn't be opened."

Jean-Baptiste Thoret m'a appris (dans cette intervention : lien youtube) que la ville de Grand Rapids dans le Michigan, qui sert de décor au film pour déployer son introduction, est celle de Paul Schrader himself, là où il a grandi, dans le même contexte familial, calviniste, rigoriste. George C. Scott, c'est un peu son père dans un cadre légèrement autobiographique, et on imagine assez facilement le petit enfer que cette enfance a pu être. Je n'avais pas du tout en tête non plus que Schrader faisait dialoguer son intrigue avec celle de La Prisonnière du désert, même si cela fait sens à mes yeux, a posteriori. Bref, beaucoup d'éléments contextuels m'avaient échappé, mais sans que cela n'empêche d'adhérer au seul contenu, dépourvu d'interprétations.

On sent immédiatement que Hardcore est un film de scénariste dans la façon qu'a Schrader de poser le décor : il prend tout son temps pour présenter le contexte, nous permettre de comprendre les coutumes de cette famille, l'ambiance de cette ville, les habitudes de ce père et homme d'affaires ainsi que la culture structurant la vie des fidèles autour de l'église calviniste. Ce n'est qu'une fois les grandes lignes psychologiques esquissées que l'intrigue à proprement parler sera enclenchée, avec la disparition de la fille. Mais bon, difficile de se départir de cette image qui collera indéfiniment à la peau de Schrader d'homme derrière le scénario de Taxi Driver.

Et toute cette vie de famille bien rangée, maintenue dans sa bigoterie tranquille, trouvera une image inversée particulièrement explosive lorsque papa Scott devra écumer les bas-fonds des productions pornos flirtant avec le snuff movie, que ce soit à Los Angeles, San Francisco ou San Diego. Une autre image de la Californie... Bien sûr, un des moments les plus forts du film tient à cette séquence où le protagoniste découvrira les images du film dans lequel il reconnaît sa fille — le détective privé un peu poisseux, parfaitement interprété par Peter Boyle, et surtout cette répétition, "Turn it off!", face à l'insoutenable. On peut néanmoins trouver surprenant de la part de Schrader que des interactions avec certains personnages secondaires soient aussi peu approfondies, comme celle avec le personnage de Niki limitée à des différences franches (en rapport avec le sexe, tous deux trouvent ça pas important à la différence près que "You think it's so unimportant that you don't even do it. I think it's so unimportant that I don't care who I do it with.") et tristement expédiée en 30 secondes à la fin. De même la situation finale, avec explication express entre père absent et fille allée chercher de l'amour ailleurs, paraît étonnamment bâclée — j'aurais bien vu le film se terminer sur la note amère avant l'ultime revirement.

Mais malgré tout, voir George C. Scott écumer ces mondes opaques et glauques, déguisé en producteur de porno avec perruque / moustache / chaîne en or ou encore en pleine folie furieuse lorsqu'il défonce les cloisons d'un studio de tournage X, ça reste une performance intéressante en soi. Dans l'arrière-plan défilent les paysages urbains des différentes villes, souvent en travellings latéraux faisant dérouler les enseignes lumineuses et les devantures caractéristiques cerclées de néons, sur fond de musique parfois angoissante et agressive. L'ambiance est inoubliable.

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dimanche 09 mars 2025

A River Ain't Too Much to Love, de Smog (2005)

A_River_Ain_t_Too_Much_to_Love.jpg, 2025/01/29

Cet album, plus que les autres du même groupe, fait ressortir la monotonie du chant de Bill Callahan (aka Smog), ancré dans sa tessiture de baryton. A River Ain't Too Much to Love n'explore pas les registres musicaux comme avait pu le faire Knock Knock par exemple, et préfère se concentrer sur sa dominante folk-rock, très introspective, comme enfermée dans une ambiance léthargique au tempo lent. La tonalité mélancolique est donnée d'entrée de jeu avec le premier morceau Palimpsest, mais c'est Rock Bottom Riser qui concentre le meilleur de l'album sur ce segment — en plus d'évoquer de nombreuses images de Sam Now, le documentaire fort émouvant de de Reed Harkness dont ce morceau illustrait le générique de fin.

Extrait de l'album : Rock Bottom Riser.

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À écouter également : Palimpsest et Say Valley Maker.

smog.jpg, 2025/01/29

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vendredi 07 mars 2025

Queen of the Desert, de Werner Herzog (2015)

queen_of_the_desert.jpg, 2025/02/24
Werner Herzog et Nicole Kidman dans le désert

Werner Herzog, encore. (Et c'est pas fini, pauvres lecteurs...)

Est-il besoin d'insister sur le fait que Nicole Kidman constitue un choix de casting pour le moins surprenant, audacieux diront certains, pour interpréter Gertrude Bell, archéologue, exploratrice, écrivaine, femme politique, et espionne anglaise qui sillonna les régions désertiques du Moyen-Orient au début du XXe siècle, à la rencontre des tribus bédouines pour le compte de l'empire britannique ? Kidman et sa peau diaphane à la conquête des dunes de sable, à dos de dromadaire, sous un soleil de plomb, c'est en tout état de cause une expérience particulière, à la limite de l'abstraction et de l'expérimental...

Et de voir Werner Herzog investir ce registre on ne peut plus académique, le biopic à capitaux américains, faisant défiler ses célébrités (on voit notamment passer James Franco et Robert Pattinson), voilà encore une tournure de filmographie étonnante. En revanche, le fait que le cinéaste allemand ait pu être intéressé par le personnage de Gertrude Bell relève presque de la logique pure. Femme de lettres au caractère imposant, elle consacra ses premières années post-études à l'alpinisme avant de s'intéresser à l'archéologie dans l'Empire ottoman, et on imagine aisément la figure hautement baroque d'une telle aventurière parcourant ces espaces largement masculins (tant sous les tentes des cheiks arabes que dans les bureaux des diplomates anglais) pour devenir une experte de la géopolitique locale. C'est un peu l'équivalent féminin de T.E. Lawrence, aka le beaucoup plus renommé Lawrence d'Arabie ici interprété par Pattinson (aussi pâle que madame, le budget crème solaire fut vraisemblablement conséquent).

Reste que pour tout (faux) disciple de Herzog, c'est toujours assez passionnant de le voir investir un genre aussi codifié et de voir quelques fondations trembler. Il y a de nombreuses traces de bizarrerie dans ce projet industriel, et on se remémore assez spontanément ses autres productions à caractère fictionnel de la même période, son Bad Lieutenant : Escale à la Nouvelle-Orléans (2009) avec un Nicolas Cage errant, ou son Dans l'œil d'un tueur (2009 également) avec un Michael Shannon psychopathe. Il faut oublier le jeu très affecté et un peu hors-sujet de Kidman pour se laisser absorber par l'utilisation très singulière des décors (clairement pas de studio), par cette façon de capter des séquences avec une caméra exécutant des mouvements étranges, par cette façon de filmer les animaux (des vautours par exemple) ou le vent qui structure le sable du désert sous les pieds des dromadaires, avec l'appui avant-gardiste de drones... Intrigant, mais à réserver à un public de niche passionné par les errements du conquistador de l'inutile.

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jeudi 06 mars 2025

L'Exode (Grass: A Nation's Battle for Life), de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (1925)

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"Starvation lies behind and ahead lie grass and life. We are part of that great migration."

Au début des années 1920, les futurs réalisateurs de King Kong Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack accompagnés d'une journaliste et ex-espionne Marguerite Harrison sont partis à la rencontre d'un groupe ethnique sud-iranien, les Bakhtiaris. Grande singularité de cette tribu nomade asiatique comptant 50 000 hommes et dix fois plus de bêtes : une transhumance pour le moins éprouvante, s'étalant sur deux mois et des centaines de kilomètres à travers les déserts, les rapides et les montagnes, dans le but de rejoindre les prairies enherbées qui garantiront la survie de leur bétail — et donc leur propre survie, aussi. Grass: A Nation's Battle for Life est le résultat de leur captation de cette longue et périlleuse migration biannuelle, qu'ils ont suivi en 1924 à travers l'empire perse, forgeant accessoirement un des premiers documentaires ethnographiques de l'histoire, aux côtés du fondateur Nanouk l'Esquimau (Flaherty, 1922) et de nombreux documentaires d'exploration de l'époque qui contenaient très souvent une petite partie ethnographique consacrée aux régions traversées, à l'image de peuples tibétains dans L'Épopée de l'Everest (J. B. L. Noel, 1924).

Mais finalement le film le plus proche de L'Exode est probablement Pamir, un documentaire soviétique de Vladimir Erofeyev tourné en 1928 et consacré à l'expédition russe et allemande montée pour aller explorer le massif éponyme alors inexploré. On y retrouve la même sensation de long voyage à travers les paysages magnifiques et dangereux de cette région du Moyen-Orient, avec le déplacement d'un troupeau et d'un peuple jouant sa survie en substitution d'une mission à vocation scientifique et cartographique.

Et le résultat est là : un siècle plus tard, le docu a conservé toute sa part de spectaculaire et de passionnant, à condition de ne pas être hermétique au registre du cinéma muet non-fictionnel bien sûr. Regarder ces dizaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants avec leurs centaines de milliers de moutons, de chevaux, de chèvres et de chameaux affronter les reliefs de leur grande traversée est franchement impressionnant. Avant d'atteindre les verts pâturages des contrées situées à l'est de la Perse, depuis l'actuelle Ankara en Turquie, il faudra surmonter une quantité folle d'obstacles, hauts cols montagneux, pentes raides et enneigées, le froid des cimes et la chaleur du désert, et la puissance des cours d'eau.

Parmi les séquences les plus marquantes, on retiendra manifestement cette traversée d'un fleuve d'eau glaciaire, le Karoun : on imagine une eau à moins de 5°C, on constate la puissance du courant, et surtout, pour franchir la largeur conséquente du cours d'eau, les Bakhtiaris ont recours à des radeaux dont les flotteurs sont assemblés à partir de peaux de chèvres, cousues et gonflées. Ces images sont franchement stupéfiantes. Puis viendra le temps de franchir les monts enneigés du Zard Kuh à plus de 4000 mètres d'altitude, avec des femmes portant des bêtes, des bêtes portant des hommes, et des éclaireurs ouvrant la voie dans les massifs escarpés couverts de glaciers... pieds nus, armés de pioche. Marche ou crève, plus que jamais. Vingt ans plus tard, dans les années 1940, Cooper souhaita tourner un remake dans une veine davantage fictionnelle : Schoedsack l'arrêta tout net, puisque ce qu'ils avaient filmé n'existait déjà plus, le trek des Bakhtiaris s'effectuant désormais, en partie, à l'aide de camions et de trains. Ce qui rend ces images encore plus précieuses et exceptionnelles.

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mercredi 05 mars 2025

La Rencontre, de Alain Cavalier (1996)

rencontre.jpg, 2025/02/24
Fragments

Je ne connais pas très bien Alain Cavalier mais découvrir La Rencontre évoque forcément une constellation de passerelles avec un autre film à la même teneur expérimentale sorti quelques années plus tôt, Libera Me. Il y a peut-être d'autres correspondances ailleurs dans ses travaux mais ces deux films, bien que l'un appartienne au registre fictionnel et l'autre au documentaire, semblent avoir été conçu en miroir : tout ce que Libera Me (1993) expérimente en matière de narration, de style et de cadrage, La Rencontre (1996) le poursuit dans une direction orthogonale. On voyait des personnages et des corps contraints par un totalitarisme flou, usant d'un symbolisme puissant qui se passait de tout dialogue. Ici, on ne verra quasiment aucun visage, tout est fait de gros plans, de voix off, de mains, et on investit la sphère hautement intime de la relation entre le réalisateur et Françoise Widhoff.

Le degré d'expérimental contenu dans ce cinéma-là triera assez rapidement ceux qui adhèrent de ceux qui ne supportent pas. On approche vraiment la définition de l'exercice de style avec ses partis pris très aigus, qui à titre personnel m'amusent et m'intriguent plus qu'ils ne me passionnent. Mais cette grosse heure en compagnie des deux personnes-personnages, que l'on ne verra jamais, file à toute allure à mesure que défilent les souvenirs et les récits spontanément provoqués par l'exhibition de différents objets, une pierre, un bouquet de fleur, un tableau, un poisson, un oiseau.

La plongée dans la sphère intime est totale et aurait pu s'avérer gênante : les touches par lesquelles on pénètre leur intimité sont minuscules, individuellement, un fragment par-ci par-là, mais elles s'accumulent en nombre très conséquent. Avec sa caméra numérique Cavalier construit une sorte de journal cinématographique à partir d'une myriade de moments de vie recueillis sur un an. On peut rester étranger à cette collection d'anecdotes, et les saillies poétiques du réalisateur sur les flatulences de sa compagne (les fameux vents célestes) pourraient très bien ne pas faire rire tout le monde. Mais cette heure gorgée d'évocations finit malgré tout par tailler son chemin vers quelque chose d'émouvant, dénué de voyeurisme, dépourvu d'élan narcissique, simplement structuré comme un journal vidéo de la trivialité amoureuse.

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mardi 04 mars 2025

Au fin fond de la fournaise (Into the Inferno), de Werner Herzog (2016)

au_fin_fond_de_la_fournaise.jpg, 2025/02/12
"There is not a single volcano that is not connected to a belief system."

Into the Inferno, titre original un peu plus inspiré que le titre français (un peu à l'image de l'affiche du film, ils induisent largement en erreur et esquissent des promesses quelque peu mensongères), appartient clairement à cette nouvelle section de la filmographie de Werner Herzog. L'impression qu'il capitalise beaucoup sur son passif, sur l'image qu'il renvoie à l'international, sans trop forcer, sans trop creuser dans les thématiques explorées — néanmoins passionnantes, dans le fond. Cela n'exclut pas quelques pépites de sortir de terre périodiquement, comme peuvent en attester des créations lunaires comme Rencontres au bout du monde ou Happy people, mais une page s'est tournée et c'est manifeste, même en se focalisant sur le versant plutôt documentaire de ses travaux récents.

Avec son acolyte Clive Oppenheimer rencontré en Antarctique sur le tournage de Encounters at the End of the World, Herzog sillonne la planète pour aller fouler les scories des pentes de plusieurs volcans et, surtout, recueillir les légendes qui les entourent auprès des populations locales. Dans cette optique, Au fin fond de la fournaise se situe quelque part entre deux autres films du cinéaste allemand, tous deux en lien avec l'activité volcanique : le récent Au cœur des volcans - Requiem pour Katia et Maurice Krafft, un documentaire de 2022 consacré aux volcanologues français dans un style assez semblable, et La Soufrière, un geste herzogien beaucoup plus représentatif de l'homme il me semble, sorti en 1977 et accompagnant parfaitement les lubies délirantes de Herzog à la recherche des mythes auprès des populations locales au pied du volcan éponyme de Guadeloupe.

La magie n'est plus tout à fait là, mais le sujet conserve malgré tout de nombreux points d'accroche. Islande, Indonésie, Éthiopie, Corée du Nord : la production Netflix n'a pas lésiné sur les billets d'avion et sur le bilan carbone pour capturer des images d'éruptions, bien sûr, mais sans que cela ne constitue la chose la plus remarquable de Into the Inferno, loin de là — ce qu'on verra dans Au cœur des volcans est à ce titre beaucoup plus marquant, sur le plan purement graphique. Manifestement Herzog recherche l'insolite, toujours sous un angle pertinent et non-spectaculaire dans la dynamique, et il en résulte une sorte d'attraction bizarre d'électrons libres, à l'image de cet archéologue américain complètement siphonné, jetant des poignées de sable éthiopien en l'air pour expliquer une théorie et bousillant les arbres se situant sur le chemin de son 4x4 avant de nous faire rencontrer "le plus grand trouveur de fossiles". Les personnalités excentriques, de nature taiseuse ou plus exubérante, foisonnent dans son entourage : on se rappellera ce charpentier indonésien ayant construit un bâtiment religieux en forme de poulet...

Très vite les volcans en eux-mêmes sortent du champ du film. Herzog s'intéresse aux mythes périphériques, aux constructions sociales qui y ont trait, puisque comme il le dit "there is no single one that is not connected to a belief system" (à prononcer avec le célèbre accent allemand en mode parodique). Son approche n'est plus mue par une force avant-gardiste et radicale, mais le degré de conventionnel n'empêche pas l'émergence de quelques moments poétiques ou surréalistes — comme par exemple la balade en barque en Corée du Nord, à la rencontre du volcan vénéré par les officiels et érigé en berceau de la nation coréenne, ou cette île du Pacifique où l'on croit qu'un GI états-unien reviendra un jour pour les couvrir de richesses.

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lundi 03 mars 2025

Fureur apache (Ulzana’s Raid), de Robert Aldrich (1972)

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"Ain’t no sense hating the Apaches for killing, that would be like hating the desert because there ain’t no water on it."

Ulzana's Raid, un western qui pourrait faire consensus au sein de groupes opposés sur la thématique, à l'image de The Man Who Shot Liberty Valance parfois qualifié de western préféré des gens qui n'aiment pas le western (voire qui n'aiment pas John Ford) — catégorie dans laquelle je me retrouve, la plupart du temps. Consensus aujourd'hui, en tous cas, puisqu'à sa sortie le film ne fut pas accueilli tendrement. C'est une configuration amusante : Robert Aldrich avait réalisé en 1954 un western pro-indien en pleine période classique (traduire : ultra réactionnaire et déshumanisant pour les Indiens), Bronco Apache, et le voilà qui monte d'un cran près de 20 ans plus tard en réalisant un western traitant d'égal à égal colons envahisseurs et tribus apaches violentes, en plein Nouvel Hollywood, sans faire de ces dernières une figure d'angélisme manichéen.

Cela étant dit, Fureur apache contient beaucoup d'éléments déroutants dans ses propres termes. C'est déjà un scénario assez conventionnel au moins en apparence, dans les grandes lignes, puisqu'il s'agit avant tout d'une chevauchée emmenée par un jeune lieutenant de cavalerie pour arrêter un petit groupe d'Indiens qui s'est enfui de sa réserve. Soit donc un lieutenant inexpérimenté DeBuin accompagné d'un éclaireur chevronné McIntosh (Burt Lancaster) et de son équivalent apache Ke-Ni-Tay lancés dans une traversée des paysages désertiques de l'Arizona pour retrouver le chef Ulzana éponyme et sa troupe semant la terreur sur son passage. Mais derrière ce bout de scénario qui pourrait sembler avoir été généré par une IA, Aldrich cache bien son jeu.

"If I owned Hell and Arizona, I'd live in Hell and rent out Arizona" citera un général dans le film : c'est là probablement que se trouve la matrice de la réflexion, puisque tout le film s'évertuera à montrer les horreurs des uns et des autres, en commençant par exposer la situation des Indiens, parqués, maltraités, arnaqués — sans lourdeur, et avec nuance. Il n'y a pas davantage de prédispositions à la violence d'un côté ou de l'autre, mais des circonstances, des méconnaissances, des conséquences inexorables. De toute façon, "ain’t no sense hating the Apaches for killing, that would be like hating the desert because there ain’t no water on it". Et tout cela n'est jamais affirmé de manière didactique ou académique : on se le prend en pleine gueule et avec une grosse salve de violence. J'imagine ne pas être le seul à avoir été surpris par l'intensité de certaines séquences, soudaines, brutales, imprévisibles. Des éclats de violence qu'on n'oublie pas, accompagnant la tonalité largement fataliste qui domine l'ensemble.

Clairement, on pourrait être déçu par le rythme, saccadé, ou par le positionnement, très sérieux. Ulzana’s Raid pourrait se résumer (avec beaucoup de malhonnêteté) à une succession de scènes montrant les Indiens qui ravagent les fermes sur leur chemin et les Blancs qui les suivent en constatant l'étendue des dégâts. Ce qu'on doit appeler des séquences d'action, les fusillades, ne brillent pas par leur perfection, c'est une certitude. Mais en choisissant ce chemin de traverse, Aldrich ne s'inscrit dans aucun des registres préétablis, le western traditionnel et le western moderne, puisqu'il y préfère une remise en cause des paradigmes existants. Il oppose l'humanisme chrétien porté par le lieutenant DeBuin et la furie rituelle des Apaches en montrant la violence institutionnalisée qui se cache derrière le premier et les passerelles existant entre les deux systèmes de valeur. Pas de figure du bon sauvage, non : Ke-Ni-Tay, l'éclaireur apache travaillant pour l'armée états-unienne et interprété par Jorge Luke, est à ce titre un excellent exemple de la porosité des frontières. Finalement, l'accent sera mis sur la dimension tactique du conflit, avec de nombreuses manœuvres stratégiques pour prendre l'ascendant sur l'autre groupe, avec une ambiguïté constamment entretenue dans les deux camps ("What bothers you, Lieutenant, is you don't like to think of white men behaving like Indians. It kind of confuses the issue, don't it?") au creux d'une morale profondément pessimiste ("The first one to make a mistake gets to buryin' some people").

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