lundi 05 juin 2023

Another Sky, de Gavin Lambert (1954)

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Romance et désert

Très belle évocation d'une solitude, celle d'une jeune femme britannique au contact d'une culture nord-africaine — l'histoire de Rose Graham ne sera jamais circonscrite à un cadre précis, géographique ou temporel, de telle sorte que le sentiment d'errance de la protagoniste dans un pays indéterminé et à une époque indéterminée participe activement à l'ambiance vaporeuse générale et traverse très naturellement l'écran. Another Sky se présente sous la forme de réminiscences partagées à la faveur d'un flashback, dans une tradition romantique caractéristique du cinéma des années 1950, Rose déroulant peu à peu les raisons qui l'ont poussée à émigrer et les conditions qui l'ont conduite à se retrouver dans cette situation. Le premier plan, qui est en réalité structuré en écho avec le tout dernier, ne sera compréhensible qu'à la toute fin, après un long parcours épousant la trajectoire d'une mélancolie amoureuse sinueuse.

Il faut dire, je le concède, que Victoria Grayson (quasiment inconnue) a réussi à composer un personnage très attachant et charmant au travers de cette Anglaise prude de nature, rapidement intimidée par les coutumes locales dans les environs de la maison qui l'emploie comme gouvernante — vestige des protectorats dont la fin fut annoncée en 1956, peu de temps après la sortie du film. C'est en ce sens un film dont le parfum est manifestement désuet, avec cette voix off — tout à fait justifiée et bien intégrée ici — racontant de manière particulièrement mélancolique le contenu d'un drame sentimental et ces dialogues / interprétations pas toujours très adroits, mais dont la désuétude constitue un charme puissant. Ou un puissant repoussoir, bien sûr... La faiblesse du budget qu'on peut deviner n'empêche en rien Gavin Lambert (dont ce sera l'unique réalisation) de déployer une mise en scène très à propos en direction d'une rêverie évocatrice.

Plutôt que de rester dans les environs occidentalisés de son lieu de travail, Rose préfère aller se perdre dans les ruelles de Marrakech, ce qui donne l'occasion de rencontrer de nombreux artistes, musiciens, danseurs et charmeurs de serpents. De ce point de vue-là le film semble 20 ans en avance sur son temps, avec une approche très particulière de la découverte de l'étranger. La chaleur de la région et le côté mystérieux de nombreux aspects de la culture locale ont tôt fait d'alimenter une ambiance très originale et très étonnante pour l'époque, avec une sorte de récit d'apprentissage basé sur un éveil à la sexualité. Après une rencontre marquante et une disparition soudaine, le récit s'embarque dans une quête presque surréaliste dans son dernier tiers, à travers un désert et sa traversée dont la portée symbolique est incroyable. On sort du film comme la jeune femme de ses souvenirs, au bord de la folie romantique (elle se déclare comme morte, symboliquement), comme d'un rêve étrange qui nous enveloppe de son voile envoûtant. Ce portrait d'un éveil sentimental autant que sexuel croisé avec celui du Maroc des années 50 est fascinant.

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jeudi 01 juin 2023

Le Pont, de Bernhard Wicki (1959)

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La guerre, de l'insouciance à la nausée

Le Pont revêt a minima l'intérêt des films traitant de la Seconde Guerre mondiale dans un contexte particulier, selon une perspective singulière, à mes yeux : ici en l'occurrence, un point de vue allemand, et qui plus est dans les années qui ont suivi la fin du conflit. À ce titre le film de Bernhard Wicki constitue une pierre supplémentaire à l'édifice, déjà bien fourni, en abordant une autre thématique transverse, celle de la fin de l'adolescence sous la forme d'un récit d'apprentissage se déroulant dans des conditions assez brutales.

L'encart final le précise, il s'agit d'une histoire adaptée de faits réels (d'après le roman autobiographique de Manfred Gregor), ou comment une bande d'écoliers a été chargée de défendre un pont dans les derniers jours de la guerre, en avril 1945. Pour en arriver au final tragique qui mêle à l'horreur de voir des adolescents tuer et se faire trucider en retour le pathétique des ordres (le pont devait être détruit lors du passage des tanks américains, il était inutile de défendre une telle position), Die Brücke aura parcouru un très long chemin, un peu trop long parfois peut-être. Si la dernière partie est consacrée à cette séquence proprement guerrière, il en existe deux premières : d'abord, la plus longue, montrant d'un point de vue plutôt insouciant la vie de ces adolescents, essentiellement occupés par les filles et d'autres activités caractéristiques de leur âge (il n'y a pas d'âge pour m'enfin), et ensuite, la formation de ces enfants à la guerre en mode express — "express" à tous les niveaux, car cette partie dure 10 minutes et les enfants n'auront pas eu le temps d'apprendre grand-chose.

Il en résulte une tonalité évidemment pacifiste, antimilitariste (forcément quand on montre des mômes se faire trucider...), englobée par beaucoup de hasard, à l'image de la mort du sous-officier qui encadrait les jeunes et abattu suite à une méprise. Ce qui était un jeu pour eux devient soudainement quelque chose de très sérieux, et on vire à l'horreur de manière tout aussi inattendue. On joue à la guerre, puis on fait la guerre, dans un même mouvement. Un dépucelage militaire qui tourne ainsi en carnage, doublé d'un ridicule désarmant, voilà une vision de l'absurdité de la guerre assez rare.

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mercredi 31 mai 2023

Les Rendez-vous du diable, de Haroun Tazieff (1959)

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Conquête du volcanique

Aussi attachant que cabossé, ce premier long-métrage de Haroun Tazieff est une pépite documentaire qu'on croirait extraite avec difficulté des pentes graveleuses remplies de scories d'un volcan. La seule copie disponible aujourd'hui est une version de 45 minutes (l'originale est censée en durer 80) doublée en italien, avec pas mal de bouts de pellicules abîmés, tant au niveau du son que de l'image. Mais peu importe, quand on aime ce genre de voyage : c'est parti pour un tour d'horizon des connaissances en volcanologie à la fin des années 50, en passant par l'Europe, l'Indonésie, l'Afrique, et l'Amérique du Sud. L'objectif est souvent le même : s'approcher aussi près que possible des cratères et des éruptions, un peu comme Katia et Maurice Krafft, tel qu'en parlait Herzog récemment dans Au cœur des volcans.

À titre personnel il faut toujours que je fasse abstraction de Desproges et de ses "Trous Fumants", une intervention radio dans laquelle il se moquait gentiment du volcanologue et le comparait au Cousteau du dramatique Monde du silence — ce dernier, sorti en 1956, aurait d'ailleurs inspiré Tazieff pour son film.

On visite ainsi le Sakurajima et l'Aso-San au Japon, le Taal aux Philippines, l'Anak Krakatoa, le Sumbing et le Mérapi en Indonésie, l'Izalco au Salvador, le Stromboli et l'Etna en Italie, et enfin le Faïal au Portugal. Parti en exploration aux quatre coins du monde avec Pierre Bichet, peintre et accessoirement spéléologue, il sillonna la planète entre 1955 et 1957 et monta les images collectées un peu partout pour créer Les Rendez-vous du Diable. Le résultat est une collection de séquences assez insolites, un tour du monde des volcans actifs ou éteints et de leur exploration, avec tout ce que les marches d'approche peuvent comporter comme difficultés (épreuves d'escalade, dangers divers). Des éruptions de lave, de cendres et de fumées, caractérisées par leur apparente (et bien sûr fausse) lenteur typique, des coulées se transformant en amas de pierre : on navigue d'un volcan à l'autre entre des succès et des échecs relatifs, sans que les objectifs scientifiques ne soient toujours clairs, avec une certaine redondance dans les descriptions, mais au creux d'un spectacle visuel d'autant plus fascinant qu'on a l'impression d'accéder à des images un peu magiques, de par leur rareté (que ce soit le contenu du documentaire ou la pellicule physique elle-même).

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mardi 30 mai 2023

2001, de Dr. Dre (1999)

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Le premier album The Chronic à gauche, le second 2001 à droite.

Petit moment confession.

Je connaissais Dr. Dre depuis très longtemps, comme tout le monde, mais sans le connaître vraiment en fait, je n'avais jamais pris le temps d'écouter ses albums des années 90 avec attention. C'est désormais chose faite, avec d'abord son premier album, The Chronic (1992). Ce mélange de Hip Hop West Coast et de sonorités très funky produit quelque chose d'assez fou, représentant archétypal du Gangsta Rap il me semble. L'association avec le tout jeune Snoop Doggy Dogg (son "bow wow wow yippi yo yippi yay" me fait toujours marrer) forme un duo très dynamique, le son est parfait, ça groove à fond avec des grosses basses et plein de sonorités variées. Les textes très portés sur la violence, la drogue, les gangs, le sexe reflètent une certaine vision de la Californie des années 1990 — il n'y a pas beaucoup d'albums avec de telles paroles que je suis capable d'écouter avec plaisir.

Et ce fut donc sur 2001 que j'ai réalisé l'ampleur du talent de Dr. Dre en matière de production. Un album millimétré, sans aucune dimension de sur-production, si ce n'est peut-être au niveau des skits que je zappe dès la deuxième écoute de l'album. Dre est encore beaucoup entouré pour compléter la palette du chant (il est vrai que ses capacités propres sont en un sens un peu limitées et pourraient constituer un frein à l'adhésion sur un album de plus d'une heure), avec bien sûr Snoop Dogg et Eminem dans les parages. Je n'en reviens toujours pas du travail sur le sample d'Aznavour (Parce que tu crois) pour arriver au tube What's the Difference... La basse sur certains morceaux (comme par exemple Housewife) est aux petits oignons, et les rythmes archi connus aujourd'hui sont légion sur cet album. Et voilà, je me découvrirais presque une passion pour le Gangsta Rap.

Extrait de l'album : What's The Difference.

À écouter également sur 2001 : Whats The Difference, Still D.R.E., The Watcher, Bang Bang, Let's Get High, Housewife.

Et sur son premier album The Chronic : Nuthin' But A "G" Thang et Let Me Ride.

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lundi 29 mai 2023

Casier judiciaire, de Fritz Lang (1938)

casier_judiciaire.jpg, avr. 2023
"The big shots aren't little crooks like you. They're politicians."

En 1936, 1937 et 1938 Fritz Lang enchaîne les productions américaines et Casier judiciaire (aka You and Me) s'inscrit dans une continuité claire, au sein d'une filmographie à dominante allemande par ailleurs, avec Furie et You Only Live Once, deux excellents films qui lui font fatalement beaucoup d'ombre. Mais tout de même, voir Lang s'essayer à la comédie romantique, c'est quelque chose d'assez surprenant en soit pour légitimer le visionnage de cette œuvre dont on ne conservera probablement pas un souvenir mémorable. Ici le thème structurant est tout à fait connu chez Lang : l’impossible intégration du criminel au sein de la société.

Le récit centré sur deux personnages travaillant dans un même magasin joue sur une asymétrie particulière : il s'agit de deux condamnés libérés sur parole recrutés par un patron qui œuvre à la réinsertion, mais seul George Raft (un peu fade) avouera les raisons de son recrutement à Sylvia Sidney (très attachante). La raison pour laquelle elle ne fait pas de même est communiquée au spectateur, de manière indirecte : elle ne veut pas le lui révéler car leur liaison ne pourrait pas pour le moment se concrétiser par un mariage à cause de la période de probation chez eux deux. Mais l'homme, lui, l'ignore. Point de départ d'une série d'imbroglios un peu artificiels qui alimentent des tourments divers chez Raft, s'imaginant le pire : elle doit le tromper avec quelqu'un d'autre ! Bien sûr, il interprétera mal la signification des mots d'une amie à elle, il confondra des papiers judiciaires avec des lettres d'amour, c'est-à-dire autant de points d'entrée pour une jalousie maladive et une déception injustifiée.

Le code Hays se fait ressentir non pas dans la dimension sexualisée de leur rapport (elle tombe enceinte tout de même, malgré la situation peu conforme selon le code vu qu'ils ne sont pas mariés) mais dans la leçon donnée par Sidney à la fin, une leçon à prendre au sens le plus littéral qui soit. Tandis que Raft et sa bande se sont décidés à cambrioler le magasin dans lequel ils travaillaient, elle anticipe le forfait (grâce à une coup de téléphone d'un acolyte peu malin) et vient sur place les en empêcher avec le patron himself. Ni une ni deux, une craie et un tableau noir, et voilà qu'elle leur démontre par a+b que non, le crime ne paie pas. En prenant en compte toutes les dépenses, le faible montant du butin et tout le toutim, il ne restera à chacun des voleurs que 100 dollars. Conclusion : il vaut mieux se satisfaire d'une bonne petite vie d'employé. Au passage, petit tacle : "The big shots aren't little crooks like you. They're politicians." Ce final très moral avec happy end vertueux gâche une bonne part du plaisir de voir cette femme tenir tête aux malfrats.

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mardi 23 mai 2023

Limite, de Mario Peixoto (1931)

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Un homme et deux femmes sur un bateau

Cette pépite méconnue du cinéma brésilien du début du XXe siècle (et de la fin du cinéma muet) et unique réalisation à 21 ans du cinéaste Mario Peixoto fera sans doute la joie d'une poignée d'amateurs, pas plus. Je n'ai moi-même pas totalement adhéré à l'exercice de style qui développe une toile narrative expérimentale extrêmement ténue et fragmentée, comme captée au travers d'un prisme déformant les perspectives, et faisant preuve d'une liberté artistique assez sauvage. Mais ne serait-ce que pour cette tentative d'expérimentation, j'ai une très grande sympathie pour le film et pour ce qui est véhiculé, pour des extraits picorés çà et là davantage que pour l'œuvre dans son ensemble qui reste un peu trop obscure et chaotique (expérimentale quoi, pour le redire encore une fois) à mon goût.

La théorie est très simple : deux femmes et un homme semblent piégés sur une barque au milieu de l'océan, et plusieurs flashbacks révèlent des images très parcellaires de leurs passés respectifs. On comprend très vaguement qu'une femme s'est échappée de prison, que l'autre s'est enfuie pour quitter son mari, et que l'homme a subi des péripéties sentimentales diverses (à base de tromperie et de lèpre, rien que ça). Tout cela est raconté avec une économie de mots, c'est-à-dire de cartons, assez extrême, il doit y avoir 5 lignes de sous-titres en deux heures : autant dire que la narration se fait presque exclusivement par l'image à forte résonance symbolique et par les musiques de Satie, Debussy et Stravinsky.

Même s'il y a beaucoup de moments de flottement sur la durée totale, on a l'impression de naviguer dans un rêve, avec des sentiments et des sensations communiquées de manière furtive et confuse. La dimension de film issu de la fin de l'ère de muet et cette façon très poétique de raconter une histoire me fait beaucoup penser à ce que j'ai ressenti lors du second visionnage de L'Atalante de Vigo, sans trop parvenir à fixer ces idées. L'image du visage féminin entouré de mains menottées est très forte, elle ouvre et ferme le film pour circonscrire le cadre de ce moment à la dérive, avec pas mal de passages un poil ennuyeux, avec des répétitions pas toujours probantes à mes yeux, mais qui laissent une empreinte graphique et sensitive toute particulière.

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lundi 22 mai 2023

Les Vampires, de Louis Feuillade (1915)

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Voltige, poison et gros canon

On n'aborde pas l'immersion dans des aventures rocambolesques (pour l'époque) de près de huit heures issues du début du siècle dernier comme beaucoup d'autres films, il faut le reconnaître. Pourtant, chose très étonnante, les 10 épisodes qui constituent Les Vampires défilent avec une fluidité notable, quand bien même on noterait une hétérogénéité évidente en matière de qualité et de dynamique. Les sentiments sont très contrastés au cours de ce long visionnage, et en ce qui me concerne ils ont été largement dominés par un plaisir constant devant ces innombrables péripéties produites au milieu des années 1910. L'expérience étant très singulière et le format muet courant sur de longues heures, on peut affirmer sans trop prendre de risques que tout le monde n'y trouvera pas son compte...

Il y a vraiment de tout dans ce sérial, comme peuvent le laisser présager les titres de certains épisodes : "La Tête coupée", "La Bague qui tue", "Le Cryptogramme rouge", "L'Homme des poisons" ou encore "Les Noces sanglantes". Les agissements d'une société secrète connue sous le nom des vampires éponymes constituent un prétexte à l'exploration de Paris dans les années 1910, à mesure que les meurtres et les enlèvements se multiplient aux quatre coins de la ville qu'on parcourt à pied, à vélo ou en voiture (et plutôt deux fois qu'une, à partir d'un moment ces déplacements deviennent presque des running gags, malheureusement un peu lourds car trop longs). La police est à l'ouest et c'est essentiellement l'enquête menée par le journaliste Guérande qui fait tout le sel de l'histoire, aidé en cela par un ex-vampire prénommé Mazamette — lui aussi plutôt lourd dans la multiplicité de ses clins d'œil caméra pour indiquer au spectateur que bon, on la lui fait pas à lui, hein.

L'occasion de se plonger aussi dans une esthétique qui nourrit un onirisme poétique parfois totalement délirant, avec tout un pan que l'on pourrait relier à l'expressionnisme allemand de Lang (au travers de ses films faisant intervenir le personnage machiavélique du Docteur Mabuse notamment) et d'autres aspects sidérants soit par leur violence, avec des mises à mort brutales, soit par leur ampleur, à l'instar de la grande fête bourgeoise bouleversée par les vampires qui asphyxient tout le monde pour détrousser tout ce beau monde — magnifique plan où deux portes s'ouvrent dans l'arrière-plan une fois que tous ont perdu connaissance, pour laisser passer des silhouettes inquiétantes. L'intervention finale de la police, digne d'un assaut du GIGN, est assez marquante également : pas de quartier, la violence est sèche et préméditée.

Bon, il ne faut pas être regardant sur la cohérence de l'intrigue, tant le scénario est perforé de toutes parts au gré des comportements improbables d'à peu près toutes les parties prenantes. Le charme de Musidora en collants noirs moulants est assez discutable dans la peau d'Irma Vep, beaucoup de séquences dialoguées (oui oui, on est pourtant dans un muet) traînent de manière démesurée, mais il y a énormément de panache dans Les Vampires, beaucoup de bizarreries d'un autre temps comme issues d'un autre monde (Satanas qui détruit des bâtiments et des bateaux avec son canon perso qu'il actionne de temps en temps par sa fenêtre, je n'en suis toujours pas revenu), beaucoup de séquences acrobatiques avec des voltigeurs en tous genres pour animer des évasions, des assassinats et autres coups de théâtre... Une curiosité historique passionnante pour peu qu'on ait la faiblesse d'y être sensible, qu'on ne soit pas rebuté par des questions formelles et qu'on ose s'y aventurer.

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lundi 15 mai 2023

Keane, de Lodge Kerrigan (2005)

keane.jpg, avr. 2023
Essai sur les effets de montage

Une fois absorbée la surprise de la découverte des enjeux, absolument tout dans Keane repose sur les épaules de son interprète principal, l'acteur britannique Damian Lewis, et de l'appréciation de son jeu découle presque intégralement l'appréciation du film. Toute l'intrigue se déroule avec une caméra collée au plus près de son errance, celle d'un père qui semble avoir perdu sa fille et qui la recherche désespérément dans les rues et les souterrains de New York.

Le cadre des actions que l'on nous montre est laissé volontairement flou, on ne sait pas exactement combien de temps s'est déroulé depuis la disparition, et la santé mentale du protagoniste éponyme n'est pas beaucoup plus claire. On voit bien qu'il est en souffrance, mais on ne sait pas vraiment jusqu'où s'étend sa condition psychiatrique. Il est à noter que j'ai vu la version de Steven Soderbergh, réduite d'une dizaine de minutes par rapport à la version originale, et dont le montage altéré introduit apparemment un doute supérieur par rapport à la version originale : dans cette perspective, l'introduction laisse là aussi sciemment une zone d'incertitude quant aux raisons des pérégrinations de cet homme. Ce pourrait être un "fou", un toxico, un tueur en quête d'une victime : là où l'objectif du père est révélé dès les premières minutes dans le montage d'origine, il faut attendre près d'une demi-heure pour comprendre de manière certaine l'objet de la peine de cet homme — quand bien même cette peine restera incertaine à la fin du film, tant l'hypothèse d'une folie hallucinatoire reste présente dans les dernières minutes.

Le film aurait été très lourd et éprouvant dans ses partis pris assumés jusqu'au bout s'il ne s'était pas concentré, à partir d'un moment, sur la rencontre avec une femme et sa fille — qui forcément rappelle au protagoniste la sienne. D'un coup, toutes les séquences qu'on a vues dans lesquelles il arpentait des rues, des centres commerciaux, des couloirs de métro et des quais de gare deviennent un potentiel pour une action toute autre, comme si en un instant sa folie tragique pouvait se transformer en une autre forme de tragédie, c'est-à-dire un autre kidnapping. On oscille ainsi entre désespoir et angoisse à de multiples niveaux, tout en évitant soigneusement les écueils faciles d'un cinéma misérabiliste et minimaliste (on voit bien comment on aurait pu dériver vers le masochisme social désagréable d'un film à la Dardenne). Même si les dernières séquences procurent quelques frissons, filmer un personnage obsessionnel prisonnier de sa quête (dans ce qu'on pourrait appeler une expérience saisissante de 1h30) me semble montrer moins d'intérêt, a posteriori, que de mettre en scène un film sur l'obsession à proprement parler.

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vendredi 12 mai 2023

A Foul Form, de Thee Oh Sees (2022)

a_foul_form.jpg, mai 2023

Au terme d'un petit tour d'horizon de la discographie du groupe très prolifique de Thee Oh Sees (aussi connu sous les dénominations OCS, Osees, et bien d'autres comme en témoigne leur page RYM), je suis tombé sur ce A Foul Form très Garage et très Punk, en rupture assez nette avec les courants précédents de la formation, originellement plus typés Psychedelic Rock voire Heavy Psych. Première constatation : il est bien énervé le John Dwyer ! En même temps, après autant d'années passées à faire du Rock Prog je comprends tout à fait que ça explose... A Foul Form est un concentré de Punk dans une veine agressive surprenante si on l'écoute dans la continuité des albums des dernières années. On retrouve l'énergie chaotique de Carrion Crawler / The Dream en un sens, et c'est pas plus mal en ce qui me concerne, même si c'est pour livrer quelque chose de très standard en matière de punk 80s simple et régressif qui tient sur à peine plus de 20 minutes. Encore un exercice de style pourrait-on dire, mais je préfère largement les Osees dans ce registre bête et méchant, avec quelques originalités Krautpunk (Too Late For Suicide) et en hommage aux Dead Kennedys (Perm Act).

Extrait de l'album : Too Late For Suicide.

À écouter également : A Foul Form, Perm Act, Scum Show.

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jeudi 11 mai 2023

Infidèlement vôtre, de Preston Sturges (1948)

infidelement_votre.jpg, mars 2023
"Well, it's better to do it in public than not to do it at all!"

Comédie sophistiquée américaine (utilisant d'ailleurs le potentiel comique du contraste avec les airs très british de Rex Harrison) assez particulière appartenant au sous-registre des farces qui explorent les aspects fantasmatiques des turpitudes humaines — en l'occurrence, la jalousie d'un chef d'orchestre qui se fait des films au sujet de son épouse qui la tromperait avec son secrétaire. Les territoires sondés sont donc très éloignés de ceux que le très bon Tár sillonnait récemment. Unfaithfully Yours se découpe de son côté assez ouvertement en trois parties : une première un peu longuette qui pose le cadre et explique en quoi les germes de la jalousie ont conduit Sir Alfred a être persuadé de l'infidélité de sa jeune femme, une seconde plutôt détonnante figurant les fantasmes tour à tour morbides et magnanimes en plein concert, et une dernière complètement axée sur le burlesque lorsqu'il s'agit de mettre en œuvre ces plans qui paraissaient si parfaits dans les pensées, mais dans une exécution au comble de la maladresse.

Les parties introductive et conclusive sont malheureusement un peu poussives et pénibles par leur durée exagérée, semant la petite graine d'ennui qui peut éventuellement faire rater le coche de l'embrayage sur la folie de la partie centrale. Même si la mise en scène déploie des outils alimentant un raffinement assez typique de ce cinéma américain des années 1950 et 1960, c'est bien une fois la folie établie dans le cerveau malade de Harrison que les choses dégénèrent avec malice.

En trois grands temps au sein d'un concert mené par le chef d'orchestre, Rossini, Wagner et Tchaïkovski se font successivement les supports de trois types de conclusion pour laver un honneur perdu, croit-il. D'abord, le plan le plus machiavélique, avec l'acte jouissif et libératoire de l'assassinat de sa femme en faisant accuser son secrétaire ; puis le sens du sacrifice à travers le pardon et la signature d'un gros chèque pour la laisser partir ; enfin la tragédie d'une résolution par suicide à la roulette russe (à ne pas confondre avec la russian bank, autrement appelée crapetten, une jeu de mots parmi les centaines que compte le film, plus ou moins lourdingues :"For me, there's nobody handle Handel like you handle Handel! And your Delius – delirious!"). Portrait d'une jalousie ouvertement pathologique donc, qui se fait franchement crue et frontale dans l'exécution du premier fantasme — quand le mari lacère sa femme à coups de rasoir, on se demande si on est bien dans un rêve quand même ! Malgré tout, le concept s'épuise très vite et le burlesque de la dernière partie vire à l'enchaînement stérile de petits gags inoffensifs.

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