jeudi 15 mai 2025

Grizzly Man, de Werner Herzog (2005)

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La passion, le ridicule, et le grizzly

Grizzly Man n'est certainement pas le plus fin des films réalisés par Werner Herzog, avec son portrait de Timothy Treadwell aka un candidat sérieux aux Darwin Awards 2003 qui aimait passer ses vacances d'été en camping au milieu des grizzlis, sur la base de ses propres images tournées à l'aide d'une caméra DV d'époque. Ce qu'il fera pendant des dizaines d'années, accumulant des centaines d'heures de vidéo sur la population d'ursidés d'un petit coin perdu d'Alaska, avant de connaître un sort tragique désormais assez largement connu — spoiler : on retrouva des restes de son corps et de celui de sa compagne (Amie Huguenard) dans l'estomac d'un vieil ours abattu (ce qui l'aurait sans aucun doute profondément anéanti) peu de temps après. Mais c’est un moment marquant pour moi : c’est le dernier film assez réputé du réalisateur allemand qu’il me restait à voir, une dizaine d’années après le début de l’exploration méthodique de sa filmographie (avec le premier coffret Potemkine).

Herzog évolue sur une ligne de crête franchement très étroite et confectionne un film à connotation documentaire sur la base d'images dont il n'est pas l'auteur, en grande partie, exactement comme il le fera avec Happy people : un an dans la Taïga quelques années plus tard sur la vie de trappeurs au fond de la taïga sibérienne. Il faut faire preuve de beaucoup de clémence et lui accorder une grosse dose de bénéfice du doute pour voir dans ce film un geste herzogien, c'est-à-dire en l'occurrence une sorte de traité baroque sur la folie extraordinaire, reflet de notre humanité. Il faut s'armer d'un puissant second degré pour affronter toutes les séquences témoignages, que ce soit concernant son ancienne compagne (avec larmes face caméra, écoute discrète de la bande sonore relatant les derniers instants de vie de Timothy, effroi ostensible, l'indécence est juste là) ou tout un panel de personnages lunaires (le meilleur d'entre eux étant probablement ce médecin légiste filmé en grand angle nous racontant en détail lacérations et autopsie).

En revanche, à aucun moment on ne trouve dans Grizzly Man la moindre trace de voyeurisme ou de sensationnalisme : ce serait bien mal connaître la carrière de Herzog, jalonnée par ce genre d'hurluberlus qui défient l'entendement. On sent néanmoins poindre le début d'une écriture automatique, l'avènement de sujets un peu trop faciles, la multiplication de réalisations confortant l'image très stéréotypée qu'on peut avoir du cinéaste bavarois.

Malgré tout, et avec le recul, le personnage de Tim Treadwell s'avère franchement passionnant au sens où il se plaçait à l'avant-poste de la mise en scène de soi, très longtemps avant la constitution d'une cohorte d'influenceurs peuplant notre présent. C'est aussi un personnage typiquement états-unien, façonné par tous les extrêmes imaginables — d'une scène à l'autre, il s'amourache d'un petit renard tout mignon qui le suivra pendant un moment en lui parlant d'une voix toute enfantine, avant d'insulter copieusement face caméra les responsables de la gestion du parc qui, selon lui, respectent davantage les braconniers que les animaux sauvages. Même chose pour la scène où il est dans sa tente alors qu'une tempête nocturne s'abat sur la région, en serrant fort son ours en peluche.

Évidemment, l'image est parfaite, c'est presque du sur-mesure : le militant écologiste qui aura passé les quinze dernières années de sa vie à militer pour la protection des ours, à donner de sa personne comme peu en seraient capables, à participer activement et bénévolement à la vulgarisation scientifique à l'école, et qui finira croqué par la nature qu'il décrivait comme douce, harmonieuse et paisible. Sa connaissance du danger n'est à ce titre pas tout à fait claire, car il n'est ni totalement ignorant des risques auxquels il s'expose en s'approchant à quelques pas d'un grizzly de 3 mètres et de 300 kilos, ni évidemment sensé étant donné son comportement exposé tout du long. On peut penser que son histoire, avec un passif chargé en addictions (alcool et drogue), n'est pas étrangère aux cases qui lui font ostensiblement défaut. Herzog exploite ses images magnifiques de nature nord-américaine, d'une valeur inestimable j'imagine, et a dû y trouver un écho à certains de ses personnages comme Aguirre ou Fitzcarraldo — il fait le parallèle avec ses propres risques pris en tournant dans la jungle. Bien sûr, Herzog nous fait part de ses désaccords avec Treadwell, comme un dialogue posthume, loin d'une vision de bisounours, et avance sa conception de la nature, faite de chaos, de violence et de prédation. Mais c'est en ce sens que ce personnage d'illuminé total est passionnant, ancien déviant, ancien champion de nage et de plongeon, ancien acteur raté qui avait trouvé sa rédemption dans la défense du monde animal. La personnalité multiple qui se dégage de ce portrait est troublante à plus d'un titre, infantile, agressive, sentimentale, égocentrique, réfléchie, tête brûlée. Et surtout l'auteur de soliloques inimitables, seul face à sa caméra, perdu dans un coin d'Alaska, partagé entre ridicule extrême et passion inextinguible.

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mercredi 14 mai 2025

Hold-Up (Plunder Road), de Hubert Cornfield (1957)

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De l'or et de la route

Bien qu'il apparaisse dans la période tardive du film noir, Plunder Road (en version originale) ressemble à une sorte de définition matricielle du genre. Tous les ingrédients sont là, dans un format essoré au maximum pour n'en laisser que le strict minimum nécessaire. Il n'y a de place que pour l'essentiel et rien d'autre : pas de contexte, pas de description psychologique, pas de gras. Deux parties bien disjointes composent l'intrigue : une première, plus courte, traite du pillage éponyme à proprement parler. Pas n'importe quel braquage : celui d'un train transportant des tonnes d'or. Dans la grande tradition du film noir laconique, il n'y aura quasiment aucune ligne de dialogue pendant cette séquence, et c'est dans un silence pluvieux et coordonné que les cinq hommes effectuent leur besogne. Puis, dans la seconde partie, c'est un triple road movie sous tension, avec le groupe s'étant divisé en trois camions (avec leurs couvertures respectives : déménagement, café, et produit chimique) et trois tiers de magot pour maximiser les chances de succès dans la fuite.

Tout le programme est là. Hold-Up, aussi connu sous la dénomination "Les Pillards de la route", ne contient aucune véritable surprise, et à ce titre ne décevra pas pour peu qu'on s'y soit rendu en connaissance de cause. Un film noir pur à destination des amateurs — les autres finiront aussi exaspérés qu'un non-amateur de western tradi devant un John Ford. Mais Hubert Cornfield encapsule le scénario sec qu'on lui a confié dans une certaine élégance de mise en scène pour conférer une tension efficace, nocturne et vive, à la scène de casse et une tension plus diffuse lorsque tous les flics de la région se mettront à la recherche des 10 millions de dollars disparus. On aura même droit à une séquence de fonderie pour transformer l'or en pare-chocs et en enjoliveurs... Si l'on n'est pas trop regardant sur les bévues prévisibles et les seconds rôles particulièrement rigides, et si la morale très classique servie en mode automatique ne gêne pas trop, alors la série B se fera tranchante et captivante.

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mardi 13 mai 2025

Beaucoup trop pour un seul homme (L'immorale), de Pietro Germi (1967)

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Les affres de la polygynie un peu subie

Beaucoup trop pour un seul homme, ou "L'immorale" en version originale, est une comédie italienne atypique de son époque qui se propose de prendre un acteur comique réputé (Ugo Tognazzi) et de faire le récit de ses déboires sentimentaux : le pauvre homme est prisonnier d'une vie hautement compliquée, pris en tenaille par les familles de sa femme et de ses deux maîtresses, avec des enfants qui se comptent presque par dizaines. Sur le papier on imagine bien le genre de comédie que cela aurait pu donner : le quotidien rythmé par les différentes obligations au sein des trois foyers, la masculinité italienne guidant les agissements du protagoniste entre différentes figures féminines, avec quelques bouts de moralité ou d'immoralité par-ci par-là. Si tout cela est relativement fidèle au contenu du film de Pietro Germi, un aspect primordial domine l'ensemble : en partant du postulat comique de l'homme pressé courant d'une femme à l'autre (au milieu desquelles on retrouve Stefania Sandrelli), évoluant progressivement vers la confession (non-orthodoxe, certes) auprès d'un curé pour le moins troublé, c'est sous un angle profondément dramatique et même tragique que les péripéties s'orientent.

Mais pas du tout le drame du pauvre gars qui ne saurait pas comment gérer ses frasques passées devenues incontrôlables : au contraire, la tragédie de l'homme sincèrement amoureux de trois femmes, sincèrement préoccupé par le bonheur de toutes et de toute sa progéniture, et sincèrement épuisé par sa volonté de subvenir à tous les besoins en multipliant les boulots, jour (violoniste dans un orchestre) et nuit (pianiste dans un bar). Un homme totalement dépassé par ses passions ingérables, un matériau comique transformé en tragédie existentielle.

Là où la comédie de Germi fonctionne, c'est qu'elle prend à revers les stéréotypes masculins du cinéma italien de l'époque : Tognazzi n'est absolument pas le mâle alpha dominant, grand séducteur et maître de ses émotions. Au contraire, il paye le prix fort de ses errances passées et s'astreint à une intégrité matrimoniale (et péri-matrimoniale) presque sans faille — si l'on excepte évidemment les mensonges répétés. Il veille consciencieusement au confort de chacun des foyers, il s'efforce de souhaiter les anniversaires des uns et des autres, il mémorise les tailles et pointures de tous ses enfants, il enchaîne les repas jusqu'à l'ulcère. Et le film restera relativement ambigu, loin de promouvoir la polygamie (le sort du protagoniste est funeste) tout en soulignant l'humanité de son personnage, vivant dans une pression permanente à force d'avoir voulu embrasser simultanément trois existences. Le jeu de Tognazzi peut finir par lasser dans son surjeu, et une petite routine s'installe assez rapidement ; mais le tourbillon de mensonges et d'absurdités dans lequel il s'engouffre avec sincérité ne laisse pas indifférent.

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lundi 12 mai 2025

Nuée d'oiseaux blancs (千羽鶴, Senbazuru), de Yasuzō Masumura (1969)

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Fantômes de familles

Yasuzō Masumura et Ayako Wakao, encore. Il faudra donc ajouter à la longue et passionnante liste de collaborations entre les deux artistes (Confessions d'une épouse, Passion, La Femme de Seisaku, Tatouage, et L'Ange rouge pour les plus réputées et/ou les plus marquantes) ce très obscur drame romantique sorti plus tardivement, en 1969 : Nuée d'oiseaux blancs. Mais de manière très surprenante, Wakao interprète un personnage presque secondaire, d'une part, et d'autre part, elle n'est pas du tout aussi convaincante que dans les sommets précédemment cités. Cette adaptation d'un roman de Yasunari Kawabata n'en reste pas moins séduisante sous certains aspects, dans l'observation des relations que va être amené à avoir le fils d'un professeur de cérémonie du thé récemment décédé avec les femmes qui gravitaient dans la vie de ce dernier.

Tout le film s'articule autour des interactions complexes entre cet homme de 28 ans, Kikuji, et deux anciennes maîtresses de feu son père. D'un côté, Chikako (Machiko Kyô), elle aussi spécialiste de cérémonie du thé, dépeinte comme une femme insensible, entreprenante, et caractérisée par une tâche de naissance occupant une large part de sa poitrine aussi repoussante que fascinante pour le protagoniste (un souvenir d'enfance le lie à la particularité physique de cette femme). De l'autre, madame Ota (Ayako Wakao), sorte de personnalité opposée, fragile, peu sûre d'elle, et exhibant une faiblesse émotionnelle particulièrement marquée. La première semble n'avoir jamais digéré le fait d'avoir été abandonnée par le père, et la seconde trouvera dans le personnage du fils un miroir à peine déformant de son ancien amour — quand les lignes de démarcation entre parents et enfants commencent à vaciller, ce n'est jamais bon signe, et on se doute du potentiel mélodramatique de la suite...

La tragédie prend une forme très élégante en constituant des relations imbriquées, reflet l'une de l'autre, entre Kikuji et son père pour le pôle masculin et madame Ota et sa fille pour le pôle féminin. À ce titre, l'acteur dans le rôle de Kikuji a la lourde tâche d'exister au sein de ce très solide casting féminin, et c'est peu dire que la chose reste très difficile — dans l'ensemble, c'est manifestement Machiko Kyô qui brille tout en haut et de loin, volant la vedette à Wakao, cette dernière disparaissant d'ailleurs du récit au bout d'une heure. En marge de ces considérations, Masumura travaille tout un sous-texte fait d'oppositions entre le traditionnel et le moderne, entre la cérémonie du thé extrêmement marquée sur le plan culturel national et l'environnement professionnel très occidentalisé dans lequel évolue le fils. Mais en premier lieu, une presque histoire de fantôme, de revenant, de double réincarnation, et de tourments à connotation sexuelle.

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jeudi 08 mai 2025

Hill of Freedom (자유의 언덕, Jayuui eondeok), de Hong Sang-Soo (2014)

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Rencontre fragmentée et kaléidoscopique

Le milieu des années 2010 est décidément ma période favorite chez Hong Sang-Soo, jusqu'à présent. Il a pris ses distances avec ses débuts à mon goût un peu artificiels, il n'a pas encore sombré dans le stakhanovisme industriel de ces dernières années qui se complaît dans de la répétition soporifique de thèmes rohmériens, et il joue avec quelques motifs techniques entrant en résonance avec le cœur de son récit. Le petit truc ici est tout bête : un homme japonais se rend à Séoul dans l'espoir d'y retrouver la femme qu'il aime (ce qui n'était pas réciproque, à une époque donnée tout du moins) et en attendant de la retrouver, il s'installe non loin de chez elle et passe son temps à lui écrire des lettres racontant les différentes rencontres qu'il y fait. Et le film, Hill of Freedom, du nom du café dans lequel il passe l'essentiel de son temps, raconte ces différents temps-recontres de manière désordonnée, dans l'ordre dans lequel la femme en question parcourt lesdites lettres non-datées qu'elle a malencontreusement tombées et mélangées.

C'est tout con, mais la légèreté qui en résulte produit une ambiance étonnamment apaisée, avec une simplicité de façade qui masque à peine une complexité des détails jamais chiante. Au début, on comprend que quelque chose de bizarre se trame, on saisit les soucis de non-linéarité du récit sans pouvoir précisément réaliser ce qui se passe. Et puis petit à petit le puzzle se forme, on voit la femme lire les lettres, et on voit l'homme faire des rencontres, avec des motifs entrant en écho avec d'autres, faisant le lien chronologique entre différentes vignettes perdues dans le temps. Évidemment, pour les moins assidus, le protagoniste aborde cette thématique centrale du temps en décrivant le livre qu'il est en train de lire à une femme rencontrée lors de son séjour, et avec laquelle il aura une relation (probablement, se dit-on pendant un moment). Un ouvrage intitulé "Le Temps" qui aborde la question de la construction intellectuelle de la chronologie temporelle, qui rejoint une série d'autres détails singuliers (comme le chien, qui s'appelle "rêve") contribuant à perdre le personnage dans une chronologie et une temporalité floues, bien au-delà du simple désordre des séquences qui défilent. À travers la perte de certaines lettres lues par la femme qu'il recherche, Hong appuie sur le fait que des éléments de l'histoire font défaut, dans un geste assez radical tournant la page de la rencontre passagère.

La capacité de l'histoire à produire de la fascination est très surprenante, car la première partie de ce film très court (à peine plus d'une heure) ne laisse augurer rien de captivant. Des situations anodines, des interprétations très pauvres, des répétitions multiples, et le tout englobé dans un anglais contraint renforçant la dimension surréaliste : peu à peu, le kaléidoscope de moments aléatoires finit par créer une illusion agréable, autour des aléas sentimentaux et des liens impromptus. Et peu importe notre volonté de mettre de l'ordre dans tous ces moments désordonnés, la référence temporelle, rationnelle, devient parfaitement superflue.

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mardi 06 mai 2025

Invocaçao (2018) et Curannera (2023) de Yaràkä

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Invocaçao est le premier album de Yaràkä. Cette musique folk italienne (à défaut d'avoir une prise plus directe avec la dénomination du registre approprié) en provenance des Pouilles développe des sonorités originales, d'inspiration afro-brésilienne, marquée essentiellement par le style des percussions et la place accordée à la flûte traversière. L'ensemble compte d'autres instruments, guitare et violoncelle / contrebasse notamment, mais le résultat est difficilement descriptible, très méditerranéen. Très surprenant et très agréable. La production s'étoffera notablement sur leur second album, Curannera, sur lequel la flûte traversière disparaîtra. Le contenu reste relativement semblable, avec d'un côté des chansons prenantes et hypnotisantes (comme l'introduction A Sand’Ánne) et d'autres très douces et emphatiques (un peu trop à mon goût, Tuppe Tuppe (Laude Drammatica) étant une bonne illustration de ce penchant). Un paysage musical néanmoins toujours aussi original.

Extrait de l'album Invocaçao : Maletiembè.

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À écouter également : Santa Morena, Dançape, et Tarantella Del Gargano.

À écouter sur Curannera : A Sand’ánne et Maletìmbe.

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lundi 05 mai 2025

Ils n'ont que vingt ans (A Summer Place), de Delmer Daves (1959)

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"You insist on de-sexing her, as though sex was synonymous with dirt!"

Il est quand même particulièrement difficile d'imaginer que A Summer Place est le fruit des années 50, si l'on met de côté ce Technicolor bien baveux et cette musique de Percy Faith coordonnée par Max Steiner qui nous le rappellent régulièrement. Avec sa charge frontale contre la morale puritaine états-unienne de son époque, épousant un spectre très large qui va de la dénonciation des préjugés racistes intempestifs (la tirade de Richard Egan à l'encontre de Constance Ford restera mémorable) à la condamnation ferme d'une pudibonderie sexuelle perçue comme fondamentalement réactionnaire, le réalisateur-scénariste-producteur Delmer Daves ouvrait la voie à un renouveau du cinéma aux États-Unis.

Et oui, Delmer Daves, le cinéaste beaucoup plus connu pour ses westerns et ses films noirs que pour ses œuvres profondément contestataires... Même si la question de la morale semble avoir parcouru toute sa filmographie : le traitement des Indiens dans La Flèche brisée, la lâcheté commune chez les hommes de 3h10 pour Yuma, ou encore les ravages des lynchages à travers La Colline des potences. Cocktail détonant et détonnant ici, puisque c'est sur les rails d'un mélodrame on ne peut plus classique (et pour le coup très typés 50s) qu'est lancée l'histoire très premier degré de deux couples opposés par leurs valeurs et leurs classes sociales, qui aboutira à la formulation d'une critique extrêmement difficile à anticiper sur l'aigreur des adultes et de leurs références morales. Ce combo "canevas antique + exaltation d'une sexualité libertaire" est complètement inattendu.

L'autre vertu insoupçonnée du film tient à son exposition de deux configurations opposées en matière de sentiments, sur fond de décors d'île paradisiaque, avec d'un côté les rapports amoureux adolescents et de l'autre les émois pétris de contrition des adultes. Les premiers ne sont pas incroyablement passionnants, et très clairement peu aidés par le niveau d'interprétation de Sandra Dee et (surtout) Troy Donahue. Les difficultés pour vivre leur romance avec les contraintes sociétales au-dessus de leurs têtes sont intéressantes en soi, mais leur mise en scène reste globalement assez rigide. En revanche, la peinture des dilemmes sentimentaux des deux couples de parents est très convaincante, que ce soit dans leurs angoisses éducatives ou dans le surgissement difficilement contrôlable des passions du passé. Le thème de l'amour chez des personnages d'âge mûr est d'ailleurs un angle mort notable du cinéma de l'époque (et pour longtemps encore, à quelques exceptions près). Un film qui aborde la question du consentement, la dimension asynchrone des désirs, la passion à deux âges différents, et le regard parfois nauséabond sur le sexe que peuvent avoir certains — la scène du test de virginité, une horreur. Un incroyable festival de références au sexe, d'abord larvées ("Love must be more than just animal attraction", "It's no longer your day, it's their day", "The trouble with most parents is that they attribute their own guilty memories to their young") avant de s'expliciter pleinement ("So you insist on de-sexing her, as though sex was synonymous with dirt"). Un film dans l'ensemble hautement surprenant par la virulence de son discours. Une sorte de pré-code à la fin du maccarthysme, que l'on pourrait qualifier de Post-Code.

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mercredi 30 avril 2025

Chaque soir à neuf heures (Our Mother's House), de Jack Clayton (1967)

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"When your mother died, I mean, what happened about the funeral? — There wasn't one. We buried her in the garden."

L'atmosphère "60s british" a beaucoup vieilli, avec ses intérieurs surchargés et ses ambiances régulièrement plongées dans une semi-pénombre. Mais c'est sans doute à mettre en lien avec le fait qu'il s'agit de la première réalisation de Jack Clayton sur pellicule couleur, puisque Les Innocents sorti quelques années plus tôt ne souffrait pas de cette usure graphique — avec en prime un écho avec une autre vision de l'enfance. Très surprenant en tout cas cet environnement familial, dans les sensations dégagées par la maisonnée au lendemain de la mort d'une mère qui élevait seule 7 très jeunes enfants, les laissant du jour au lendemain sans gardien. La faute à sa conception intégriste de la religion, nous fait-on comprendre indirectement, qui la poussait à refuser toute visite médicale : elle meurt dans son lit, et dès l'annonce de la nouvelle, la fratrie est prise d'effroi. Ils risquent l'orphelinat... Mais sous la direction de la plus âgée d'entre eux, ils prennent leur destin en main avec une étonnante dextérité, en dissimulant le décès au yeux des adultes et en simulant très adroitement une vie normale.

Les enfants qui s'organisent en groupe autonome de la sorte suscite un climat anxiogène assez insoupçonné, quand bien même leurs intentions ne seraient dans le fond pas fondamentalement mauvaises. En ce sens on a spontanément envie de rapprocher ce Our Mother's House d'autres films focalisés sur des bandes enfantines comme Le Village des Damnés (sur un versant plus fantastique) ou encore Sa Majesté des Mouches (plus en phase avec la dimension d'autonomie soudaine). Dans tous les cas de figure, ce n'est pas vraiment la sérénité qui est de mise... L'intérêt principal réside dans l'observation très neutre de cette nouvelle organisation, avec sa tripotée d'enfants de 4 à 13 ans en autogestion, qui occupe toute la première partie du film. Leur sens de la débrouille (façon Nobody Knows, en quelque sorte), la dimension macabre totalement involontaire et non-perçue comme telle par les intéressés qui vouent un culte spirituel (en reprenant les croyances et les enseignements de leur mère défunte) au cadavre enterré dans le jardin, et la mise en place d'une petite routine pour survivre (l'un imite la signature, l'autre va chercher la pension, l'autre va faire les courses, etc.).

Dans la deuxième moitié, Dirk Bogarde aka le prétendu papa fait son apparition et c'est beaucoup moins réussi — seule l'introduction d'un élément perturbateur est intéressante. Chaque soir à neuf heures parvient malgré tout à soigner son ambiance à la lisière du fantastique (alors que tout est froidement réaliste), en lien avec l'emprise maternelle malsaine qui se diffuse encore bien après sa mort. Et à la bigoterie de la mère répondront les escroqueries du père, pas le dernier des arrivistes.

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lundi 28 avril 2025

L'Homme de paille (L'uomo di paglia), de Pietro Germi (1958)

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"C'est ainsi que finit le monde / Pas sur un boom, mais sur un murmure."

Ce film de Pietro Germi coche toutes les cases du mélodrame classique, dans tous les sens du terme, mais il le fait avec une finesse suffisamment remarquable pour pouvoir prétendre à la même renommée que les mélodrames classiques de la même époque, que ce soit côté britannique (par exemple Lean et Brief Encounter notamment) ou états-unien (Sirk, pour ne pas faire original). L'originalité de la démarche tient à l'inscription de la romance impossible dans un cadre ouvrier (supérieur, qualifié), assez éloigné des composantes de base du néoréalisme mais dont les contraintes et les éléments constitutifs restent omniprésents dans l'arrière-plan.

Pour le résumer trop rapidement, L'Homme de paille (rien à voir avec la rhétorique, le lien est à chercher du côté d'un poème de T. S. Eliot) observe le triangle formé par Pietro Germi de l'autre côté de la caméra, Luisa Della Noce dans le rôle de la femme qu'il aime sincèrement et Franca Bettoia dans celui du coup de foudre contre lequel il est presque vain de lutter. L'histoire ne brille pas par son originalité, c'est une certitude : on sait très bien quels vont être les ennuis rencontrés en chemin, autour de cet amour impossible et des déchirements amoureux à venir. Là où Germi réalisateur tire son épingle du jeu, c'est dans la confection d'une situation inexorable au creux de laquelle personne n'est fondamentalement en faute, il n'y a que des victimes des circonstances. C'est le hasard de l'éloignement de la mère, provoqué par la maladie du fils ayant besoin d'air frais du littoral, qui crée le petit espace suffisant dans lequel le père sera attiré de manière fortuite par une inconnue. La petite perturbation du quotidien qui entraîne des conséquences d'un tout autre ordre de grandeur (un peu comme chez Hong Sang-Soo avec Un jour avec, un jour sans, si on ose les passerelles de cette ampleur).

Si les derniers instants paraissent un peu maladroits (on n'est pas vraiment dans le registre du happy end mais la tournure ultime des événements est surprenante), il referme malgré tout le film sur une note mélancolique nouvelle, celle de la réconciliation, certes, mais partielle seulement. Quelque chose s'est perdu en chemin, une forme d'innocence. On peut regretter l'absence d'approfondissement concernant les conséquences sur la femme abandonnée, le scénario ayant recours à un rebondissement extrême, mais sans altérer de manière dommageable le charme de L'uomo di paglia.

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vendredi 25 avril 2025

Casanova, un adolescent à Venise (Infanzia, vocazione e prime esperienze di Giacomo Casanova, veneziano), de Luigi Comencini (1969)

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Enfance, vocation et premières expériences

Le cadre et le sujet ne sont pas tellement différents mais l'ambiance s'en éloigne radicalement : Luigi Comencini reprend son observation du monde de l'enfance et de l'adolescence déjà abordée dans L'Incompris (1966) pour la prolonger dans un contexte connexe, la vie vénitienne de Giacomo Casanova au XVIIIe siècle.

Casanova, un adolescent à Venise balaie un spectre relativement large de temporalités, d'atmosphères, de tonalités, de personnages, d'institutions, de sentiments. On commence dans l'enfance miséreuse de Giacomo et on terminera sur l'adolescence s'ouvrant au libertinage après avoir un temps envisagé une vie religieuse, on navigue entre le poids du carcan familial et l'austérité des cérémonies ecclésiastiques, on aborde autant le pouvoir des apparences que celui de la séduction et du langage, on oscille entre moments franchement comiques et séquences ouvertement tragiques, violentes ou sordides — on n'est pas près de l'oublier, cette scène de trépanation malheureuse, entre autres arrachages de dents et saignées sommaires... À travers les péripéties du jeune Casanova, on passe en revue de nombreux aspects de la société de Venise de l'époque, les coutumes, la médecine, la religion, et cette hypocrisie tenace qui donne l'impression d'en structurer absolument tous les interstices. Et c'est dans cette peinture-là, sans doute, celle des mœurs vénitiennes, que Comencini réussit son meilleur coup.

Le film ne jouit pas vraiment d'une véritable structure narrative et se présente davantage comme une succession d'épisodes de la vie de Casanova, des anecdotes sélectionnées pour leurs composantes comiques, ironiques, macabres ou cruelles. L'ambiance générale est teintée de réalisme historique, c'est en tous cas l'impression dominante, et la dynamique d'ensemble est maintenue sur deux heures par des ruptures de tons régulières qui font alterner entre farce et drame de telle sorte qu'on ne sait jamais sur quel type de segment on va atterrir. Sans doute que l'ultime péripétie qui clôt le film est un peu trop abrupte, comme si on avait cherché à embrayer sur une note libertine de manière un peu trop forcée. La chronique de l'enfance baigne malgré tout dans une reconstitution singulière de l'époque, où la mort rôde près du carnaval, et où le vice pénètre toutes les apparitions érotiques des corsets compressés au maximum.

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