lundi 21 octobre 2024

Memories (Memorîzu), de Kōji Morimoto, Tensai Okamura, et Katsuhiro Ōtomo (1995)

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"Les souvenirs ne sont pas une échappatoire."

Quel drôle d'agrégat supervisé par Katsuhiro Ōtomo, l'auteur d'Akira (le manga et l'anime adapté), réunissant trois courts / moyens métrages qui partagent certes quelques thématiques communes en matière de science-fiction mais qui évoluent dans trois registres radicalement différents, que ce soit en termes d'esthétique ou de tonalité. Il signe le dernier des trois films et s'est entouré de Kōji Morimoto (co-réalisateur de Mind Game) et Tensai Okamura pour confectionner ce triptyque aux inspirations très variés, Alien, Solaris ou 2001 par-ci, dessins au crayon à la Grimault par-là, et au milieu une grosse farce mi-sérieuse mi-potache.

Chose rare, l'extrême hétérogénéité des morceaux ne nuit pas à la cohérence de l'ensemble, une tare pourtant classique en matière de films à sketches. Le format court, entre 20 et 50 minutes, correspond en outre très bien aux ambitions des différentes parties afin d'éviter les répétitions et les longueurs. Les grandes lignes de chacun des trois récits ne sont pas incroyablement innovantes mais elles les structurent habilement autour de grands sujets incontournables de la science-fiction (exploration spatiale, empire politico-militaire, menace de la guerre).

Le segment Magnetic Rose (dont le scénario fut co-écrit par Satoshi Kon), à partir d'une histoire d'éboueurs de l'espace répondant à un appel de détresse, mêle des influences occidentales à une trame horrifique gothique et son lot de questionnements à consonances métaphysiques.
Le segment Stink Bomb laisse une place considérable à un délire débile (un employé de labo pharmaceutique ingère une pilule et devient une boule puante mortelle, dont la dangerosité se trouve corrélée à sa transpiration et son stress), associant imagerie cauchemardesque de rues jonchées de cadavres et humour noir lorgnant du côté du grotesque.
Le segment Cannon Fodder est quant à lui un exercice de style beaucoup plus radical, doté d'un trait extrêmement singulier pour figurer son environnement steampunk et son arrière-plan industriel oppressant, focalisé sur une ville-usine entièrement tourné vers la production d'armements pour alimenter des canons qui tirent sur un ennemi inconnu.

Au final, on navigue entre comédie absurde et space opera tragique, entre mélancolique et intime, entre animation de facture classique et univers particulièrement original. Largement de quoi combler les amateurs de SF animée japonisante.

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jeudi 17 octobre 2024

Pianoforte, de Jakub Piatek (2023)

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Le talent des pianistes, les coulisses du concours

C'est intéressant de pénétrer les coulisses du concours international de piano Chopin, apparemment légendaire, et Pianoforte jouit à ce titre d'une valeur de documentation non-négligeable sur une institution dont j'ignorais à peu près tout. Le réalisateur polonais Jakub Piatek n'a pas observé les coulisses administratives et performatives comme l'aurait fait un Wiseman, mais plutôt les coulisses auprès de plusieurs participants venus du monde entier qui évoluent à travers les différentes phases de sélection de ce concours organisé tous les 5 ans à Varsovie. Pianoforte ne dit rien sur l'événement de manière explicite ou encyclopédique et préfère en esquisser les contours en suivant un petit groupe de concurrents, quelques jeunes pianistes italiens, chinois, russe, ou polonais.

Discipline de fer, talents incroyables, le documentaire capte tout cela mais passe aussi par la case des portraits intimes, chaque participant exhibant une personnalité et une préparation bien distinctes. Certains sont accompagnés de leur professeur, et c'est notamment le cas de Hao Rao dont la relation avec cette figure maternelle de substitution est sans doute la plus creusée et la plus émouvante. Piatek a retenu sur sa pellicule de nombreuses séquences différentes, les moments qui précèdent l'entrée sur scène, les moments de détente en ville, les moments où les résultats des différentes phases sont annoncés. On navigue entre chambres d'hôtel, salles de concert, couloirs vides, et bien sûr au milieu des innombrables répétitions qui semblent baigner dans une atmosphère d'anxiété profonde. Ce concours c'est l'objectif d'une vie, une épreuve à laquelle les centaines de participants se sont préparées pendant des dizaines d'années...

Une discipline d'ailleurs régulièrement dépeinte comme un sport de haut niveau, dans les entraînements physiques exigés, dans le travail de souplesse du poignet, dans la précision des gestes. Finalement le grand gagnant (Bruce Liu, du Canada) n'aura pas fait l'objet d'un portrait au même titre que les autres pianistes suivis dans Pianoforte, conférant à l'annonce des résultats finaux une dimension tragique pour tous ceux que l'on a suivis. L'une des dernières séquences musicales est la plus marquante, en termes de montage, au travers d'une superposition de plusieurs finalistes interprétant le même morceau, accompagnés d'un orchestre, révélant les différences subtiles (aux yeux et aux oreilles des profanes comme moi en tous cas) entre eux.

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mercredi 16 octobre 2024

Monday’s Ghost, de Sophie Hunger (2008)

Album étonnant par la diversité des genres qu'il explore, Sophie Hunger pouvant enchaîner un morceau très poétique et très typé Folk et une sorte de valse en allemand (sans doute les avantages linguistiques d'être fille polyglotte de diplomate suisse), avec en plus des ruptures stylistiques à l'intérieur même de certains morceaux. Beaucoup de choses ne me plaisent pas, mais j'apprécie particulièrement ce côté "difficilement classable".

À noter également une belle reprise de Noir Désir (wink wink), Le Vent Nous Portera, sur l'album de 2010 intitulé 1983.

Extrait de l'album : Shape.

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À écouter également : The Boat Is Full.

mardi 15 octobre 2024

A Thousand and One, de A.V. Rockwell (2023)

"I didn't want you getting chewed up like I was. I seen somebody who needed me."

Il n'y a pas que le grain de l'image (naturel ou numérique selon les séquences) qui confère à A Thousand and One son cachet des années 90 : toute la structure du mélodrame à combustion lente rappelle un certain cinéma du XXe siècle, sans que l'ensemble ne tombe dans le cliché du film-hommage à une époque à l'aide de références évidentes. C'est une première réalisation pour A.V. Rockwell et son assurance dans le portrait d'une petite famille resserrée autour de la mère force le respect, soulignant une sensibilité presque toujours solidement maîtrisée — il n'y a que quelques séquences qui insistent un peu trop sur certains points, certains faiblesses intimes de tel ou tel personnage.

Globalement la direction d'acteur est excellente et constitue sans aucun doute le matériau de base de l'appréciation (ou du rejet). Dans le rôle de la mère Inez de la Paz, Teyana Taylor est franchement impressionnante du début à la fin, par la force de sa détermination comme par les zones de vulnérabilité qu'elle laisse transparaître à la faveur d'un relâchement. Il y a tout d'abord le premier niveau, celui de la fiction pure et de son implication dans la récupération (illégale) de son fils placé en famille d'accueil : Rockwell, au scénario, a su tisser la toile d'un drame familial émouvant qui s'achoppe sur l'établissement d'une famille dysfonctionnelle noire dans le New York des années 1990. L'évolution du rapport mère-fils échappe a bien des stéréotypes pour creuser un sillon singulier, tandis qu'en toile de fond s'illustre l'autre niveau d'intérêt, la mutation d'une époque, avec les discours des maires new-yorkais successifs qui rythment discrètement quelques passages-clés.

Malgré la dureté de ce qui est raconté A Thousand and One ne cède jamais à quelque misérabilisme que ce soit, et c'est à mettre au crédit du travail d'écriture et de composition du personnage de la mère, dont la relation avec son enfant nourrit l'essentiel des enjeux — trame de fond sociale avec ses zones de violence mais aussi vecteur d'une révélation significative. Tandis que la gentrification s'établit dans l'arrière-plan et que divers bouleversements (raciaux, sécuritaires) structurent la ville, la mère ne déviera pas de sa trajectoire.

jeudi 10 octobre 2024

The Contestant, de Clair Titley (2023)

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Enfermement, jeux concours, nudité, et téléréalité

Deux attitudes sont envisageables lorsqu'on regarde The Contestant, avec deux sentiments prédominants : le rire, devant l'ampleur parfaitement improbable des événements subis avec le sourire par Tomoaki Hamatsu (mieux connu sous son surnom "Nasubi", aubergine en japonais, un petit sobriquet qui aura toute son importance), et le dégoût, étant donnée l'étendue des mauvais traitements qui lui ont été réservés par une société de divertissement pendant plus d'un an et diffusé à grande échelle.

Le Japon n'est pas à la traîne au niveau international en matière de créativité dérangée et d'inventivité chtarbée, il n'y a plus grand-chose à prouver en soi. Mais quand même. Là, difficile de ne pas se dire "ah oui quand même, ils l'ont fait, ils ont osé". Un producteur de téléréalité légèrement opportuniste a réussi à enfermer (avec son assentiment complet bien entendu) un homme pendant 15 mois dans un minuscule appartement de 10 mètres carrés. Nu. Sans contact avec l'extérieur. Avec seulement de l'eau, un chauffage, des enveloppes et des stylos. Contraint de répondre à des jeux-concours dans des magazines, en mode stakhanoviste, afin de remporter les prix qui lui permettront de manger, de s'habiller (pas toujours), de rendre son isolement moins brutal (une peluche, ça peut toujours aider), ou autre (petite pensée pour le lot de 4 pneus).

Une de ces failles du continuum historique, dans laquelle l'incongru le plus total s'immisce au beau milieu de la réalité pour créer des éléments documentaires qu'on aurait jugés totalement invraisemblables dans le cadre de n'importe quelle fiction hollywoodienne.

Ainsi, Nasubi a passé plus d'un an enfermé entre quatre murs et plongé dans le mensonge : on lui a fait croire qu'on le filmait pour une éventuelle rediffusion, dans le cas où une chaîne daignerait s'intéresser à un tel contenu, alors que des millions de téléspectateurs japonais suivaient ses déboires chaque semaine à la fin des années 1990. Une star nationale qui s'ignore. L'origine de l’émoji "aubergine" (dans sa connotation génitale) y est très vraisemblablement liée, puisque les producteurs ont utilisé un tel dessin pour dissimuler son pénis sur les images diffusées à la télévision — son visage particulier, très allongé, à la Fernandel, est à l'origine du choix du légume. Plus de 400 jours nu dans une pièce à remplir des formulaires, 400 jours à se réjouir de recevoir 5 kilos de riz (sans casserole pour le faire chauffer dans les premiers temps) par-ci et 10 paquets de nourriture pour chien par-là, 400 jours à attendre d'atteindre le seuil des un million de yens (6000 euros) pour mettre un terme au supplice. Avec en prime à la fin de cette première épreuve un faux espoir de sortie, un léger sadisme de la part de la production, et une sorte de reset du jeu avec modification des objectifs sans qu'il le sache. L'émission a même dû modifier son lieu de résidence (en bandant les yeux de Nasubi lors de son exfiltration) après que des fans ont trouvé l'emplacement de l'appartement en question.

L'histoire est complètement délirante, et The Contestant laisse énormément de zones d'ombre ou de territoires socio-psychologiques inexplorés. On a la sensation que cette éternité d'enfermement se résume à des grimaces devant la caméra et une pilosité en croissance, en exagérant un peu. Avec un final sur l'Everest en 2016 un peu étrange, comme artificiel, ou du moins précipité. Mais dès qu'on prend un peu de recul, dès lors qu'on réalise le caractère véridique de ce "Truman Show pour de vrai", la cruauté abjecte de l'entreprise et de la pression exercée sur cet homme (alors qu'il ne semble pas prendre tout ça au sérieux initialement, ce qui est sans doute le plus fou puisque sa lucidité n'a pas pu évoluer positivement, dans un tel état, logique des coûts irrécupérables oblige) ne peut que provoquer un violent dégoût. Une poule aux œufs d'or de la téléréalité, avec pour épiphanie finale une livraison sur le plateau de l'émission devant des milliers de personnes, à poil, après avoir passé 15 mois dans la solitude la plus totale.

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lundi 07 octobre 2024

Kes, de Ken Loach (1970)

"I won't go down the pit."

Déjà, le seul fait de savoir que ce film a été doublé a posteriori, dans un anglais moins rugueux, à la demande de la société de distribution / production américaine United Artists et afin de proposer une piste audio secondaire avec un accent moins incompréhensible que celui de Barnsley (Yorkshire du Sud, au nord de l'Angleterre) pour un public anglophone plus large, mérite une certaine attention. Pas un gage de crédibilité ou de réalisme, mais en tous cas un indice concernant les conditions de tournage, Ken Loach ayant vraisemblablement pris un grand soin dans la reconstitution de cette ambiance prolétaire à la fin des années 1960, à l'occasion de son deuxième film. Une chose est certaine : je défie quiconque qui ne soit pas Yorkshireman ou Yorkshirewoman de comprendre le détail (voire même la moitié) des dialogues de Kes.

Il y a déjà quelque chose de reposant dans cette adaptation de "A Kestrel for a Knave" (Une crécerelle pour un valet) : on ne retrouve pas la main manichéenne lourde et maladroite que l'on peut connaître, assez communément, dans la plupart des films de Loach. Le récit d'apprentissage explore le paysage de la classe ouvrière anglaise et ne respire bien sûr pas fondamentalement le bonheur et le confort, mais il n'y a pas non plus d'excès inverse, pas de misérabilisme, pas de satisfaction dans la contemplation de l'indigence. C'est simplement et prosaïquement le portrait d’un garçon évoluant dans ce décor et qui cherche à se construire, il n'a pas d'amis, pas d'ennemis, il n'aime pas particulièrement l'école, le foyer familial ne lui apporte rien de fondamentalement rassurant. Un jour, toutefois, il découvre un faucon crécerelle ("kestrel" en anglais) lors d'une de ses explorations au milieu de terrains désaffectés et il se lance dans son apprivoisement.

Kes n'évite pas toutes les formulations démonstratives ni toutes les condamnations morales un peu trop explicites, mais il trouve sa nuance dans la retranscription de cette Angleterre et dans le fourmillement d'anecdotes qui rendent crédible cet environnement. L'ambiance de petite ville minière avec le même horizon pour tous, auquel il opposera constamment un franc refus (en substance, il répète qu'il ne finira pas "down the pit"), les petites combines qui lui permettent de gagner un peu d'argent de poche, les petites brimades qu'il subit, les matchs de foot (avec quelques notes comiques), les petits larcins qui adoucissent un peu cette vie tellement grise... Ce tableau-là est très réussi, et il permet de laisser émerger la parabole poétique de la passion pour ce rapace, qu'il apprend à connaître grâce à un livre, un traité de fauconnerie dérobé en librairie. L'élève distrait, indiscipliné, sans attachement particulier, se découvre un intérêt et un attachement singuliers pour l'oiseau.

Quelques scènes se démarquent des passages plus classiques marqués par le caractère austère de l'enseignement et des professeurs, ou par la dureté des conditions alimentées par ses camarades. Lorsqu'un professeur moins stupide que les autres lui propose d'évoquer sa passion en cours, après avoir détecté l'apparition d'un vocabulaire inhabituellement complexe, le gamin parvient à captiver l'ensemble de la classe avec son emballement communicatif qui perce dans l'océan de l'ennui qui régnait jusque-là. Ce symbole d'espoir est en tous cas amené avec une douceur très agréable, sans happy end, dans un contexte anti-spectaculaire d'où surgit un éclat aussi bref que remarquable.

jeudi 03 octobre 2024

Rebel Ridge, de Jeremy Saulnier (2024)

De l’opiniâtreté dans la gestion des obstacles

L'envie de se montrer généreux envers le dernier film de Jeremy Saulnier est difficile à réfréner, d'une part parce que Rebel Ridge est beaucoup mieux que Aucun homme ni dieu (son dernier film extrêmement décevant) et d'autre part parce qu'on reconnaît assez rapidement le travail fourni à plusieurs postes-clés souvent négligés dans ce registre cinématographique thriller / action. Saulnier ne s'est pas occupé de la photographie ici (et d'ailleurs ce n'est pas un point fort du film) mais en revanche le scénario et le montage sont relativement soignés pour la plupart des 130 minutes.

Rien de transcendant dans cette nouvelle variation sur le thème de Copland et de la petite ville américaine gangrénée par la corruption dans les rangs de sa police. J'avoue ne pas avoir ressenti l'influence majeure du premier Rambo comme cela est régulièrement cité (un ex-Marine, un gars qu'il aurait mieux valu ne pas emmerder), et peut-être que la passerelle vers Dragged Across Concrete ou plus généralement le style frontal et soigné dans l'écriture des films de S. Craig Zahler me paraîtrait plus légitime. En tous cas, le programme est annoncé très vite et moyennant quelques retournements de situation un peu prévisibles concernant la conduite du protagoniste, on sait qu'on s'engage dans un conflit musclé entre cet ancien militaire (venu simplement payer la caution de son cousin) et la quasi-intégralité de la police locale.

Je trouve ça un peu drôle que Saulnier se soit autant appliqué à livrer un scénario qui soigne énormément l'écriture, à travers la montée en tension très bien ficelée, la cohérence psychologique des personnages, l'atmosphère du piège qui se referme petit à petit, pour finalement commettre des facilités scénaristiques intervenant à des moments cruciaux. Autant l'articulation des événements autour des magouilles policières est bienvenue, avec une toile de fond dense et bien fournie, autant les nombreuses séquences où les différentes parties s'échauffent peinent à convaincre et demandent une suspension d'incrédulité plus que conséquente. D'autant plus dommage que Aaron Pierre incarne un très bon protagoniste, Don Johnson un très bon salaud, et AnnaSophia Robb une très bonne side-kick (James Cromwell, 84 ans, rôde également dans le coin). Le final est décevant, aussi, dans sa résolution un peu in extremis. Mais quoi qu'il en soit, j'aime beaucoup ce rapport au non-spectaculaire, cette façon de jouer avec nos attentes, et le contournement de codes bien connus. Le haut du panier de la catégorie à mes yeux.

lundi 30 septembre 2024

Racetrack, de Frederick Wiseman (1985)

Des chevaux et des hommes

Nouvelle étape du marathon Frederick Wiseman : Racetrack, ou l'observation du champ de course de Belmont (état de New York) par la caméra du documentariste américain qui n'est jamais aussi habile et efficace que dans cette configuration d'institution précise ou de lieu fermé. La couleur est abandonnée par rapport à la pellicule du précédent The Store, mais on pourrait imaginer qu'il s'agit en réalité d'un film élaboré à partir de rushes tournés avant ; ou alors, sur un plan plus esthétique, il pourrait s'agir d'un choix artistique délibéré afin d'alléger la crudité de certaines séquences chirurgicales — le noir et blanc atténue grandement le côté forcément crado des tissus sanglants charcutés par le chirurgien vétérinaire méticuleux. Les habitudes sont là, Frederick Wiseman balaie l'ensemble des lieux et des activités en un grand mouvement documentaire, en prenant le soin de fouiller les coulisses et de noter tout ce qui se joue loin de la piste de l'hippodrome.

Racetrack réserve ses premières minutes à l'animal, avec un crescendo intéressant dans l'intervention humaine qui ne suit pas la chronologie des événements : en premier, un poulain qui gambade librement dans un champ ; en second, une jument qui met bas dans un box avec l'aide de deux hommes pour sortir et nettoyer le nouveau-né ; en troisième, la reproduction rigoureusement contrôlée par l'homme de deux chevaux, en ayant pris le soin de nettoyer à la main les organes génitaux des principaux intéressés — séquence particulièrement étrange durant laquelle une personne attend que l'étalon soit en érection avant de lui laver le sexe à grande eau savonneuse. De nombreuses scènes captent des moments du quotidien de l'équidé, le brossage des dents (il faut imaginer la brosse à dents plus proche d'une lime taille XXL), le changement des fers, les entraînements avant le passage aux choses sérieuses relatives à la course équestre.

Ce n'est qu'ensuite que Wiseman braque son regard sur le cheval en tant qu'objet du divertissement humain, à commencer par la structuration des différentes professions. L'hippodrome est une grande ruche dans laquelle s'activent des personnes d'horizons extrêmement différents, ce qui pourrait laisser penser qu'une certaine mixité sociale sous-tend l'ensemble. Mais pas du tout, évidemment, et le docu (comme beaucoup de Wiseman de la période finalement) dessine les contours d'une hiérarchisation du travail très claire, avec les propriétaires blancs fortunés qui organisent les courses, les jockeys latinos qui participent aux courses mais semblent être les assistants des pur-sang, et enfin tous les travailleurs noirs qui nettoient entre autres les boxes remplis de paille souillée.

Finalement, l'adrénaline des courses hippiques n'occupera qu'une part très réduite du film, reléguée à la toute fin, en même temps que Wiseman observe l'écosystème des paris sportifs où se mélangent de nombreux milieux. Racetrack a beau figurer dans la catégorie de ses documentaires bénéficiant d'un montage resserré, le dernier tiers est garni de passages peu stimulants, un long sermon soporifique de l'aumônier de l'hippodrome, un long dîner organisé en l'honneur d'une ancienne gloire nonagénaire pas très adroite dans la formulation de son discours... Mais bon, en marge de ces défauts-là, Wiseman nous gratifie d'une séquence documentaire monumentale : l'opération chirurgicale d'un cheval blessé à la patte, en passant par l'anesthésie (ouch, la maîtrise pour contenir l'animal qui s'effondre), la chirurgie (re-ouch, il en faut de l'énergie et des outils pour passer à travers les tissus et pour visser des plaques métalliques sur les os), et enfin le réveil. Étonnamment passionnant.

dimanche 29 septembre 2024

Make The Road By Walking, de Menahan Street Band (2008)

Jazz-Funk 100% instrumental made in Brooklyn qui dépose son ambiance légèrement Soul avec une précision et une passion incroyables. Les musiciens de Menahan Street Band proviennent d'autres groupes célèbres comme Sharon Jones and the Dap-Kings et ont collaboré par la suite avec Charles Bradley ou encore Lee Fields pour lesquels ils ont assuré la partie instrumentale sur quelques albums. Leur son est un hommage délicat aux 60s / 70s, et ils se permettent même une petite cover de Bill Conti (Going the Distance) tirée de la bande originale de Rocky. Carré.

Un autre album vaut également le détour : The Crossing. Quelques sonorités qui rappellent le Wu-Tang Clan et Booker T. & The M.G.'s.

Extrait de l'album : Going the Distance.

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À écouter également : Make the Road By Walking, The Traitor.

jeudi 26 septembre 2024

La Mère (Мать, Mat), de Vsevolod Poudovkine (1926)

Et la mère devint rouge

La Mère est un film réalisé par Vsevolod Poudovkine avant Les Derniers Jours de Saint-Pétersbourg et Tempête sur l'Asie, les trois étant sortis respectivement en 1926, 1927, et 1928, et formant une sorte de trilogie autour de la révolution d'Octobre (qui avait tout juste une dizaine d'années à l'époque). Premier volet mais dernier des trois que je découvre, à la faveur d'un récit édificateur se plaçant peu de temps avant les événements et adoptant des codes plus canoniques du cinéma soviétique, plus proche en ce sens de certaines œuvres de Dovjenko, Eisenstein, etc. C'est le récit d'une conversion autant que d'un drame familial, et c'est probablement l'épreuve endurée par le fils et la mère éponyme, dans la tradition de l'opposition entre les rouges et les blancs, qui rend le contenu propagandiste aussi éloquent.

On reste toutefois très éloigné du discours classique montrant de grandes figures du bolchevisme solidement ancrées dans leurs convictions comme s'il s'agissait d'un patrimoine génétique inné : le personnage du fils est un ouvrier sans culture politique initiale qui accepte de cacher des armes chez lui par sympathie pour la cause des grévistes, et qui finira emprisonné ; le personnage de la mère, au contraire, sera constamment écartelée entre les positions du fils et du mari, ce dernier ayant été corrompu par les patrons de l'usine afin de s'assurer de son soutien contre la grève. C'est ainsi presque par hasard que le fils s'adonnera à des activités considérées comme subversives par les forces tsaristes et qu'il sera jeté en prison, mais c'est par amour, au terme d'une prise de conscience expéditive légitimant à ses yeux le mouvement de grève, que la mère épousera la cause et deviendra le symbole de la lutte, porte-étendard aux sens propre et figuré face à l'ultime charge de la cavalerie.

Le carburant du message portant la propagande se trouve confiné dans une matrice mélodramatique, une matière longuement travaillée par le tiraillement de la mère, par le potentiel corrupteur des puissants, et bien sûr par l'amour maternel. Étonnamment, on retrouve dans ce film soviétique un hommage fort au cinéma américain à travers une séquence tirée de chez Griffith, la traversée d'un fleuve où Lillian Gish sautait de bloc de glace en bloc de glace dans À travers l'orage (1920), reproduit ici par le fils en pleine évasion de la prison. C'est en tous cas une machine de guerre cinématographico-propagandiste rutilante, de ce point de vue-là dans la plus pure tradition du cinéma soviétique, qui embrasse le cheminement d'une femme appartenant initialement à un terreau politique neutre avant de se dresser en rempart contre l'injustice et contre l'oppression, par le biais de cette farandole d'images marquantes structurées par un montage et un découpage à l'efficacité démentielle.

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