Thomas Cailley et Pauline Munier ont écrit le scénario du Règne animal. Et David Cailley, le frère du réalisateur, en est le directeur d'image. Entrer dans un devenir-animal n'est pas seulement
une idée poétique, elle
s'accompagne dans ce film d'un fond politique en creux sur le vivre-ensemble. David Cailley dans une interview nous dit que : Le film n’a pas de "genre" unique. Depuis le noyau du film que nous voulions réaliste - Le Règne animal
se déroule dans la France d’aujourd’hui - vers des séquences ou des
mouvements entiers qui empruntent au film d’aventure, au film
fantastique, l’image est hybride.
Pas de genre unique (sic), la métamorphose des humains en animaux est un motif familier des genres Merveilleux (Les Métamorphoses d’Ovide, les compagnons d’Ulysse transformés en porcs…) et Fantastique (La Métamorphose de Franz Kafka, Truismes de Marie Darrieussecq, sans parler des loups-garous). Le devenir-animal est déjà moins fréquent en science-fiction bien que l’hybridation (animale ou autre) nous ramène pourtant aux origines de la SF avec la créature du Docteur Victor Frankenstein (1818, Mary Shelley) ou encore avec L’île du docteur Moreau (1896, H.G. Wells). On retrouve des êtres mi-humains et mi-animaux suite à l’expansion de l’humanité dans l’espace dans le cycle de nouvelles Les Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith (1979), ou incarnés par une créature artistique mi-homme mi-léopard dans la nouvelle La Caresse de Greg Egan.
Toutefois c’est dans la trilogie MaddAddam de Margaret Atwood (2003-2013) ou dans la série de bandes-dessinées Sweet Tooth de Jeff Lemire (2009-2013), avec ce fond de pandémie mondiale conduisant à l’apparition de créatures, que l’apparenté avec le Règne animal se fait plus évident.
David Cailley évoque les références cinématographiques qui ont donné la couleur au film :
Nos références étaient multiples : de Miyazaki à Spielberg, en passant par des univers plus réalistes (Running on Empty, de Sydney Lumet, La Balade sauvage, de Terrence Malick, ou Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov). Thomas parlait, par exemple, de la chaleur de l’été dans les films d’Alice Rorwhacher, on aimait la lumière dans L’Été de Giacomo, d’Alessandro Comodin, La Forêt d’émeraude, de John Boorman, La Ligne rouge, de Terrence Malick [...] Nous avons aussi discuté de La Mouche, de David Cronenberg, de The Host, de Bong Joon-Ho, ou d’Annihilation, d’Alex Garland, car ils traitent spécifiquement de mutation mais ce ne sont pas ces films qui nous ont particulièrement guidés dans la recherche de l’image.
L'entame du film fait apparaître sans tarder le changement de paradigme, ne repoussant de trop le moment de la découverte des créatures. On suit dès lors Émile qui a 16 ans et son père François dans une histoire lorgnant tantôt du côté du récit d'apprentissage, tantôt du côté du récit fantastique avec cette expérience anamorphique et intime. A ce titre, le grand moment du film est la rencontre d’Émile avec un homme-oiseau incarné par Tom Mercier. La plupart des scènes du film se font en plein jour ce qui démontre une certaine originalité, celle de se démarquer du film d’horreur ou d’épouvante. La peur et l’hébétude sont plutôt du côté des protagonistes que des spectateurs. L’histoire et les dialogues ne sont pas dénués d’humour même si celui-ci ne fonctionne pas toujours, les canoës qui se dérobent dans la fuite d’une hybride, les gendarmes mobilisés pour évacuer les chevaux effrayés sur une route… Le récit d’apprentissage touchera probablement davantage les jeunes spectateurs et la relation père-fils, les adultes. Romain Duris qui interprète le père s'est enfin un peu séparé de son rôle de séducteur patenté, et même si le personnage est chargé en pathos, il forme un duo plein de nervosité et de sensibilité avec Paul Kircher. Dix ans après son premier et excellent film Les Combattants qui comportait déjà son tournant fantastique, Thomas Cailley remporte l'adhésion en proposant un cinéma de Mauvais Genres dans lequel un large public peut se retrouver : un beau face-à-face avec l'animal et l'expérience d'altérité.
6 réactions
1 De Renaud - 21/02/2024, 14:25
Très beau papier, merci Gilles pour toutes ces passerelles entre des mondes aussi variés. J'ai sans doute moins aimé le film que toi (je suis d'accord sur le fait que Duris s'essaie à une registre différent mais j'ai encore une petite gêne) et j'ai un peu ri en voyant les références citées par le chef op à Lumet, Malick, et carrément Klimov (même si la photo est quand même vraiment pas mal il est vrai), mais c'est une expérimentation made in France qui m'inspire beaucoup de sympathie, avec une ambiance graphique assez prenante et la volonté de tenter quelque chose de différent.
Mais alors, science-fiction ou bien fantastique ? ;-)
2 De Gilles - 21/02/2024, 20:40
Merci Renaud ! Et oui, la critique du film était finalement plus le prétexte de cette petite recherche sur la thématique hybridation et métamorphose dans les mauvais genres. D’ailleurs cela m’a donné des envies de lecture, à commencer par le livre Sous la peau de Michel Faber, en parcourant en diagonale cet essai (“It’s a Question of Words, Therefore”: Becoming-Animal in Michel Faber’s Under the Skin) qui laisse entrevoir d’autres qualités que celles de l’adaptation ciné par Jonathan Glazer et avec Scarlett Johansson.
Fantastique ou SF, c’est vrai que je n’ai pas réussi à statuer sur l’appartenance de ce Règne animal à l’une ou à l’autre des chapelles de l’imaginaire. J’ai une petite inclination pour la SF car les hommes-animaux ne surgissent pas spécialement de manière surnaturelle, le contexte suggère une pandémie mais il est vrai que jamais le récit ne s’attarde sur l’origine et les raisons de ces mutations. Tout aussi bien on pourrait le ranger en fantastique en opposant les mêmes raisons.
J’ai été un peu agacé par la tournure vers un récit d’apprentissage, passé cette déception, j’ai passé un bon moment pour le spectacle que le film offre.
Je reconnais que les références données par David Cailley ne me parlent pas hormis la mouche de Cronenberg qui tombe dans le thème des hybridations, je ne saurais pas juger de l’écart cinématographique qui le sépare aux autres. Je trouve intéressant qu’ils partagent leurs intentions ou leurs prétentions même si convoquer des monstres sacrés du cinéma sera perçu comme présomptueux, au mieux aventureux :)
3 De Renaud - 21/02/2024, 23:20
Ah, moi aussi, je pencherais plutôt du côté SF. Je trouve que le fait qu'on ne soit pas sûr de où l'on se trouve est un des charmes du film.
Je disais "rire" mais très gentiment, c'est juste qu'il cite des très grands auteurs reconnus pour leur génie artistique, c'est très audacieux hahaha. Je trouve ça aussi intéressant quand des artistes racontent d'où ils viennent.
4 De Renaud - 24/02/2024, 17:47
Un billet très à propos en regard des prix que le film a obtenus hier soir aux Césars ! ;-)
5 De Nicolas - 25/02/2024, 09:45
Ça donne une chouette critique hydride, avec un beau choix d'illustrations : merci !
6 De Gilles - 26/02/2024, 00:32
Quelle influence je fais dans la course aux Césars ! ahah
En SF, je découvre les « animaliens » dans la bande-dessinée Vega de Lehman et Legendre (2022). Le dessin me fait penser à de la rotoscopie (façon Scanner Darkly le film) appliquée à la BD, comme si les personnages étaient numérisés puis enluminées à partir de photos réelles. La bd ratisse (ou réunie, selon les points de vue) les thématiques : modifications génétiques, station spatiale, physique-quantique, téléportation, extinction du vivant, clonage, virtualisation, antispecisme, etecetera.