"I said no food. I didn't say there was nothing to eat."

Avant que son tournage ne commence, Vorace se trouvait placé sous les meilleurs auspices : son acteur principal, l'Écossais Robert Carlyle, était alors au sommet de sa carrière (The Full Monty lui ayant offert succès public et nomination aux Oscars) ; quant à son jeune réalisateur, le Macédonien Milčo Mančevski, revenu du Festival de Venise avec le Lion d'Or, il promettait beaucoup. 

Hélas, après deux semaines d'interventions incessantes de la production, Mančevski jeta l'éponge. Pour le remplacer, le studio fit un choix pour le moins étrange en embauchant l'Américain Raja Gosnell, piètre metteur en scène spécialisé dans les comédies pour la jeunesse (on lui devra un Scoobi-Doo de sinistre mémoire). L'équipe du film, techniciens comme acteurs, virent bien vite que Gosnell ne faisait pas l'affaire et l'on frôla, dit-on, la mutinerie. 
Robert Carlyle intervient alors en proposant la réalisatrice Antonia Bird, sous la direction de laquelle il avait tourné le drame Priest et le polar Face. Ainsi le film fut ressuscité et la Britannique fit ses débuts dans le cinéma américain.

Vorace ressort d'un mélange des genres peu banal : du western et de l'horreur. Le premier genre, emblématique du cinéma hollywoodien, comportait parfois des éléments horrifiques, entre la pratique du scalp par certains indigènes et les massacres perpétrés par les colonisateurs mais je ne souviens pas d'un film qui mêla aussi étroitement les deux genres (même Bone Tomahawk, pour citer un exemple récent, ne bascule dans l'horreur que dans son dernier tiers). 
L'intrigue du film s'inspire du drame de l'expédition Donner, dont certains survivants reconnurent avoir eu recours au cannibalisme, et qui reste encore auréolée d'un certain mystère, propre à générer des fictions (le roman d'Alma Katsu, The Hunger, en serait une des dernières réussites).

À cette base s'ajoutent des couches, en thématiques et personnages.
Le mythe du Wendigo est introduit pour pousser le cannibalisme au-delà d'un pragmatisme à des fins de survie et procurer une couleur horrifique et fantastique. Un mythe qui se rapproche de celui, occidental et donc plus connu de la plupart des spectateurs, du vampire. En effet, le scénariste, Ted Griffin, dit s'être inspiré pour le personnage principal de la nouvelle de Dashiell Hammett, The Thin Man (le maître du roman noir ne dédaignait pas l'épouvante, puisqu'il publia une anthologie de nouvelles du genre : Creeps by Night: Chills and Thrills...) et son interprète, le mince Robert Carlyle, évoque aisément les créatures de la nuit des contrées d'Europe de l'est (hormis le prologue, mexicain, le film fut tourné en Slovaquie).

Cet inconnu qui débarque en ville (bien qu'ici, il ne s'agisse que d'un camp fortifié) est une figure classique du western. Elle sera opposée à d'autres, bien moins classiques. 

Au premier rang desquels se trouve le "héros" de l'histoire,  un jeune officier qui porte d'emblée une ambigüité : décoré pour avoir pris le contrôle d'un poste de commandement ennemi suite à un affrontement qui le laissa seul survivant de son unité, il nous est révélé qu'il ne doit sa survie, et la manœuvre décisive qui s'ensuivit, qu'à la peur..., celle qui le saisit sur le champ de bataille, le fit faire le mort et se retrouver sous les corps dégoulinants de sang de ses compagnons d'arme. Une épisode qui lui coupa l'appétit pour les mets carnés (ironiquement, son interprète, l'Australien Guy Pearce, est végétarien – il est dit que dans certaine scène, il mâchait très professionnellement les morceaux de viande d'un ragoût avant de les recracher dès le mot "Cut !" prononcé). Sa couardise découverte, il est exilé dans un fort isolé au sein des montagnes et de l'hiver de l'Ouest.

Il y rencontre un ensemble de personnages hétéroclites. Sous la supervision d'un colonel désabusé se trouvent : un commandant alcoolique ne décuvant guère de la journée, un jeune aumônier zélé, un soldat acharné à l'entraînement et un autre qui passe trop de temps à fumer les herbes médicinales des deux aides de camp indigènes...

Un fois rejoint par un mystérieux individu se disant rescapé d'une expédition perdue, l'action principale peut être lancée. 
Car si le film sait donner matière à réflexion, il est essentiellement un thriller et vise avant tout au suspense. 
Il l'atteint régulièrement (la séquence pivot du retour sur les traces de l'expédition en étant sans doute l'apogée).
Et, jusqu'à la fin, se succèdent de nombreuses péripéties, dans des humeurs variées : l'angoisse sourde est ponctuée d'éclats sanglants, les considérations existentielles, contrebalancées par l'humour (noir, forcément).  

Le film n'est pas sans défaut : quelques rebondissements n'étaient peut être pas des plus nécessaires alors que le final aurait gagné à être plus développé (sur ce point, l'ingérence des producteurs, qui tinrent à changer le scénario pour un choix qu'ils jugeaient moins risqué, mais qui était surtout moins ambitieux, ainsi le manque de moyens qui affecta les derniers jours de tournage, pénalisent l'ouvrage).

L'ensemble, par sa générosité, se suit tout de même agréablement. En outre, il dispose d'un atout majeur : sa musique originale. 
Celle-ci est composée conjointement par deux artistes aux parcours bien différents.
Le premier, Michael Nyman, est un musicien anglais de formation classique bien installé à Hollywood. On lui doit la célèbre partition de La Leçon de piano
Le second est plus inattendu : Damon Albarn, leader du groupe pop-rock anglais Blur, qui était alors dans une période de transition, entre la séparation de son groupe et la fondation du prochain (Gorillaz). Antonia Bird lui offrit un petit rôle dans son film Face puis l'embarqua dans l'aventure de Vorace.

La bande qui ressortit de cet étrange attelage mérite bien son qualificatif d'"originale". 
Utilisant les sonorités d'instruments traditionnels, usant de boucles et distorsions électroniques, détournant des hymnes patriotiques, les morceaux qui la composent sont tous différents mais complémentaires et le tout exprime à merveille l'étrangeté et l'ironie que porte le film. 
Un quart de siècle plus tard, c'est souvent par cette bande originale, jugée parmi les meilleures de son époque, que cette plaisante série B se rappelle à notre souvenir.