Il est à la fois curieux et intéressant de voir Richard Fleischer investir le registre du film noir de série B au cours du premier temps de sa filmographie (et ce après [enfin, plutôt avant, du point de vue de la chronologie] le classicisme de Le Génie du mal), au début des années 50, longtemps avant l'établissement d'une renommée internationale. Le qualificatif de cinéma bis vient assez naturellement en regardant L'Énigme du Chicago Express, étant données la concision du scénario et l'absence de grosses célébrités dans la distribution, mais il ne faudrait pas l'entendre au sens d'une quelconque faiblesse qualitative : le film est efficace, laconique dans ses effets mais habile dans les ressorts de mise en scène qu'il parvient malgré tout à déployer, tout en ménageant une tension constante et une remarquable absence de temps mort.
90% du film se déroulera à bord d'un train. On pourrait même dire dans une voiture-bar, deux wagons-lits, et trois couloirs... Deux agents fédéraux ont la responsabilité d'escorter la veuve d'un grand gangster récemment assassiné, cette dernière étant appelée à témoigner contre la mafia. Dès la cinquième minute, l'un des deux meurt — probablement une autre contrainte budgétaire liée à un tournage sur 13 jours seulement — et le reste ne sera que voyage ferroviaire entre Chicago et Los Angeles avec une petite nuée de malfrats à la recherche de la femme dont ils ignorent l'apparence physique. On est en droit de se demander en quoi la mise à leur disposition d'une photo pour les guider était si problématique, mais ce n'est qu'un détail au sein de toutes les limitations dans l'écriture d'une telle série B. Le plus important, c'est le périple du flic devant assurer la sécurité d'une personne dans ce huis clos particulièrement hostile qui comporte une quantité infinie de recoins, de zones d'ombre et de faux-semblants.
Dans le rôle principal c'est Charles McGraw qui s'y colle, nerveux, plutôt réservé, mais assez convaincant avec ses faux airs de Kirk Douglas, collant parfaitement à la sécheresse absolue de l'ambiance. 1h10 de suspense condensé, avec le souci évident de maintenir une tension permanente dans ces lieux exigus qui obligent à se montrer un minimum inventif (l'utilisation des vitres notamment). Cela passe autant par des moments comiques (la répétition de la problématique du croisement dans les couloirs étroits lorsqu'on croise le chemin d'un gars particulièrement obèse, ce qui donne un sens supplémentaire au titre original, The Narrow Margin) que par des séquences de confrontation dans des cadres surchargés de détails et de mobiliers. En parallèle d'un questionnement existentiel sur la probité du protagoniste (à peine effleuré), une dualité féminine entre la brune Marie Windsor (comme une cousine de Ida Lupino) et la blonde Jacqueline White, à l'origine d'un twist final assez surprenant. Tout aussi surprenant, sinon plus, j'avoue ne pas avoir compris pourquoi l'assassinat d'un personnage aussi important provoque aussi peu de remous vers la fin, comme si tout le monde s'en foutait de sa mort après la révélation sur l'identité d'un autre. C'est en tous cas le point de chute d'une histoire qui aura multiplié la mise en évidence d'erreurs tragicomiques, d'abord avec la mort un peu bête du partenaire du héros dans les premiers instants, puis avec une policière qui aura payé de sa vie l'évaluation de l'intégrité d'un collègue, et enfin avec la personne dont l'identité était dissimulée qui s'en sortait très bien toute seule jusqu'à sa rencontre fortuite avec le protagoniste (non sans menaces involontairement propagées).
4 réactions
1 De Nicolas - 13/02/2024, 10:04
J'aime bien cette série B, la meilleure à mes yeux parmi les films noirs de Richard Fleischer de cette période (sachant que je n'ai pas vu Armored Car Robbery).
Cela me semble au contraire normal de voir un réalisateur apprenant son métier à Hollywood se faire la main sur de la série B et dans le genre en vogue du moment. C'est son premier film, Child of Divorce, sur un sujet rarement abordé à l'époque, qui apparaît comme une anomalie, et restera sans lendemain.
L'énigme du Chicago Express, c'est le film qui permit à Fleischer de se faire remarquer par les gros producteurs (Howard Hughes adorait le film) et d'accéder aux plus gros budgets.
Tu résumes bien ses qualités.
(Les réserves, justifiées, que tu notes plus loin dans ta chronique me laissent penser, avec la lecture d'autres de tes billets, que tu es plus attentif aux incohérences scénaristiques que je ne le suis pour peu que le suspense et la facture visuelle du film me charment.
Tant mieux : on ne pointera pas forcément les mêmes qualités et défauts des films dans nos chroniques.)
Il m'a paru très bien dans l'opposition de style avec la dame qu'il a la charge de protéger (sans que cette opposition tourne à la caricature ; mon souvenir est lointain mais je me rappelle que je trouvai que leurs rapports dévoilaient leurs psychologies avec justesse, économie).
Si le film avait été français, j'imagine bien son rôle interprété par Lino Ventura...
2 De Renaud - 13/02/2024, 14:22
Moi non plus, je ne connaissais pas, je note ça dans un coin.
Je me suis sans doute mal exprimé, je voulais parler d'un point de vue très subjectif (mais quand même répandu, sans doute, j'imagine), en général on connaît / découvre Fleischer avec des "gros" films comme Soylent Green, Barabbas, 20 000 lieues sous les mers, etc. d'où l'étonnement, dans ma chronologie de visionnages, de découvrir a posteriori des films de ce genre. :)
Sinon je pense que je fonctionne dans les grandes lignes comme toi, les aléas de scénario sont modulés par l'adhésion au reste. J'ai du mal à les laisser passer en revanche, c'est vrai... J'ai un côté rabat-joie parfois pénible je le reconnais hahaha, je travaille à adoucir ma carapace de temps en temps.
Et tout à fait d'accord sur le duo entre les deux acteurs, une opposition fertile et dynamique. Quant à Lino dans le rôle principal dans une version française : carrément !
3 De Nicolas - 13/02/2024, 15:02
Je comprends maintenant...
C'est aussi par les grosses productions que j'ai découvert le cinéma de Fleischer, à la télé.
Des spectateurs différents ne sont pas sensibles aux mêmes défauts et aux même qualités, au sein d'un même film ou d'une même œuvre : ça permet d'en enrichir la vision ; alors j'espère que tu resteras rabat-joie sur les faiblesses de scénarios ;-P
Cela dit, la difficulté à se laisser aller devant un film, quand on en a vu un certain nombre et qu'on aime à y réfléchir, c'est quelque chose qui me travaille aussi...
Souvent, j'aimerais pouvoir me contenter de me laisser emporter par ces images qui bougent et font récit, et seulement à la fin, me reconnecter à mon esprit critique pour analyser ce que je viens de voir. Mais je n'ai pas encore trouver l'interrupteur dans ma cervelle...!
Cela n'empêche pas les coups de cœurs, de temps en temps, et ils sont d'autant plus précieux.
Comme le disait Jean-Patrick Manchette : "la cinéphilie est une défense qui jouit d'être renversée." :-)
4 De Renaud - 13/02/2024, 16:54
Bien d'accord sur l'agréable complémentarité des points de vue (que le monde serait triste si on voyait et pensait tous la même chose !), et tu peux compter sur moi pour rester ronchon à ce niveau hahaha.
Et excellente citation de Manchette qui illustre très bien cette thématique de l'endurcissement et du renversement, je ne connaissais pas, je la ressortirai. :)