notre_corps.jpg, avr. 2024
Écrins du corps féminin, nuée de cas particuliers

L'horizon des régions hospitalières explorées par Claire Simon dans Notre corps est très vaste, et les 2h50 du documentaire sont presque insuffisantes — au sens où l'on serait prêt à en contempler facilement le double. Les domaines médicaux sont variés et ont pour point commun la rencontre entre le corps féminin et le corps médical : un spectre extrêmement large tutoie l'exhaustivité en partant des premiers rendez-vous gynécologiques à l'adolescence pour boucler de l'autre côté avec les soins palliatifs, et parcourant de manière ordonnée mais pas encyclopédique la grossesse et l'accouchement au département obstétrique, l'unité spécialisée en procréation médicalement assistée, le parcours de transition de genre, le service oncologie avec ses réunions multidisciplinaires, et bien d'autres particularités qui sont tombées sur le chemin de la caméra de Simon lors de son passage à l'hôpital Tenon à Paris en 2021. La thématique est en un sens voisine de ce que les documentaristes Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel exploraient dans De humani corporis fabrica (comprendre : quelques passages obstétriques et chirurgicaux hypnotisants mais un peu hardos, à réserver à un public averti), avec notamment un passage consacré à la chirurgie fonctionnant à l'aide de bras robotisé (sur ce sujet précis, le court-métrage Da Vinci de Yuri Ancarani restera la référence). Mais l'approche est totalement différente ici puisqu'on accompagnera les différentes personnes sur le temps long, en prenant tout le temps nécessaire à comprendre les problématiques personnelles, les historiques de soin, et souvent une très grosse partie des éléments contextuels qui entourent la visite à l'hôpital de ces femmes, avec une contribution personnelle de la réalisatrice tout à fait impromptue. Attention, c'est à la fois magnifique, choquant, bouleversant, parfois très dur à encaisser, invariablement passionnant, tragique, et surtout terriblement émouvant.

En fait il suffit d'une scène pour convaincre, une des premières : calmement, au cours d'une consultation gynécologique, une jeune adolescente explique sa situation de grossesse non-désirée. La séquence est longue, sans coupure, elle fait passer par différentes émotions à mesure que la médecin pose des questions pour faire parler la fille et prendre connaissance de l'ampleur de la situation. C'est doux sur la forme tout en étant dur sur le fond, l'aperçu donné du contexte et des conditions est saisissant... Moment parfait, entrée en matière éloquente qui donne en réalité le ton des presque trois heures à suivre et qui ne faiblira pas un instant pour nous laisser abasourdi, de l'autre côté du docu, au terme d'un long échange entre une radiologue et une patiente âgée qui semble être arrivée au terme d'un long et éprouvant parcours de traitements chimiothérapiques. Ce n'est pas la séquence la plus originale du film mais malgré tout, si on n'a pas le cœur ébranlé par ce qu'on a pu capter de ce moment, on n'est probablement pas humain.

Claire Simon traverse les différents départements et construit de scène en scène un document d'une puissance incroyable, alternant entre l'intimité de certaines consultations et la stupéfaction de certains actes chirurgicaux. Notre corps déborde de patience, de soin, de respect, il brasse une diversité de cas qui n'a d'égal que leurs points de singularité, il aborde autant de séquences merveilleuses que de moments éprouvants, et il laisse la place à des événements indépendants du film lui-même — une manifestation pour dénoncer les violences sexuelles perpétrées par un gynécologue de l'hôpital, la révélation d'un cas de cancer du sein étendu chez la réalisatrice elle-même qui annihile complètement la distance au sujet en la projetant dans son propre matériau. On parle d'avortement, d'endométriose, de transition de genre, de maternité, de PMA, de cancer. On accouche, on écoute, on soigne, on discute. On réalise de nombreux actes techniques : on résèque des lésions liées à de l'endométriose au milieu du côlon, on ponctionne des ovocytes dans les follicules ovariens, on identifie les spermatozoïdes vigoureux et on réalise une fécondation in vitro... On peut difficilement faire plus impressionnant et fascinant en ce qui me concerne. Certaines questions posées lors d'entretiens médicaux sont le point de départ de bouleversements existentiels, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Les réflexions qui s'imposent dans le registre de la transidentité à l'heure de la ménopause, y compris les réflexions au niveau biologique et physiologique sur le ratio des taux d'œstrogène et de testostérone, relève de thématiques nouvelles incroyables. Des moments surréalistes surgissent lorsque les patientes ne parlent pas français (les échanges en anglais ou en espagnol atteignent un registre presque burlesque, par traducteur informatique — approximatif — interposé, en contraste total avec la gravité de la situation et des informations partagées), d'autres deviennent intensément poignants dès lors que des pans entiers d'expérience sexuelle malmenée sur des années se révèlent, mêlant douleur, libido, et sentiment amoureux. Des vies intimes qui défilent, entre témoignages hétéroclites et pratiques médicales coordonnées, en leur accordant tout le temps et l'empathie qu'elles nécessitent.

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