mercredi 24 avril 2024

La Daronne, de Hannelore Cayre (2017)

Tandis qu’elle visite chaque jour sa mère décrépite à l’EHPAD, Patience Portefeux qui a 53 ans, nous confie sa vie avec un sens de l’autodérision à toute épreuve. Le bagout de la narratrice au début du livre donne le ton avec sa verve qui étonne, un mélange de familiarité populaire, de sincérité douce-amère et d'une ironie mordante. Elle nous conte ses infortunes d’une vie passée, en les mesurant à ses rêves de gamine emplis d’une effervescence de couleurs. Une passion pour les feux d’artifice éveille chez elle une profonde amertume.

Veuve, Patience élève ses deux filles seule en assurant leur subsistance grâce à un modique salaire versé en contrepartie de son travail de traductrice de langue arabe dans des écoutes judiciaires, catégorie gros dealers de shit. Le portrait de ses parents juifs et pieds-noirs est un morceau de choix. Son dangereux père défunt était le patron d’une entreprise fructueuse de transport routier qui employait des anciens taulards. Quant à sa mère, elle endosse une sacré réputation de femme paresseuse et raciste, qui n’a pris aucune part à son éducation par égoïsme et cupidité.

L’impossible responsabilité que représente l’assistance vitale à sa mère valétudinaire, plonge Patience dans un marasme inquiétant. Mais une sorte d’énergie du désespoir, un concours de circonstances (mal)heureuses et une prise de conscience aiguë d’une existence vécue d’une manière injuste et discriminatoire la poussent à devenir « la Daronne ».

Je vous laisserai découvrir cette transformation de Patience en ce personnage que Iain Levison (l'auteur de Un petit boulot ou encore les Tribulations d’un précaire) doit jalouser. Patience alias la Daronne va mener à la fois un métier et un marché de dupes avec la police judiciaire et les trafiquants de drogues des quartiers dont elle connaît, de part et d'autre, les coulisses et les défaillances. Cette histoire truculente revêt mine de rien une charge contre le système français qui rogne sur ses institutions de santé et de justice au profit du marchandage. La Daronne a été récompensé en 2017 par le prix du polar européen et le grand prix de littérature policière, et je n’apprends pas aux polardeux que Hannelore Cayre est par ailleurs avocate pénaliste au barreau de Paris !

jeudi 18 avril 2024

Le soleil rouge de l'Assam, de Abir Mukherjee (2023)

Ce quatrième tome ne dépare pas des trois premiers dans cette série policière de Abir Mukherjee qui se déroule dans l’Inde des années 1920 au côté de deux enquêteurs, le capitaine écossais Sam Wyndham, et le sergent indien Satyendra Banerjee.

Le soleil rouge d’Assam commence sur le spectacle d’une « murmuration », un mot aussi joli que méconnu dont la signification fait une bonne question au Jeu des mille euros.

PROLOGUE 

Février 1922 Jatinga, Assam 

Les oiseaux se suicident. Pas quelques-uns, mais des milliers.

«Ce sont des étourneaux, dit la femme. Des "oiseaux suicide".»

Une question d'un maître d'école mort depuis longtemps résonne dans mon crâne.

«Vous, Wyndham. Le nom collectif pour un vol d'étourneaux est...?»

Mon ignorance, marquée par un claquement de règle sur le bureau.

«Murmuration, mon garçon! Une nuée d'étourneaux est une murmuration! N'oubliez pas.»

Ce mot suggérait la clandestinité. Le chuchotement. Un mystère. Il était peut-être lié à la manière dont volent ces oiseaux; d'immenses nuées qui pirouettent dans les nuages comme d'un même élan, sous les ordres d'une seule voix. […]

L’intrigue croise deux récits, deux temporalités. Les deux trames aussi prenantes l’une que l’autre mettent en scène le capitaine Wyndham dans le chaos de sa vie présente et passée. Le récit de sa désintoxication à son addiction à l’opium dans un ashram au cœur de l’Assam alterne avec le récit d’une ancienne enquête sur un féminicide dans les quartiers de Londres alors qu’il n’était encore qu’un novice dans la police.

Le dénouement qui tisse un pont entre les deux récits, se joue en quelques chapitres à la manière d’un huis-clos de Agatha Christie. Une nouvelle déclinaison du classique mystère de la chambre fermée de l’intérieur, un mort cathartique et une assemblée disparate de suspects forment un final divertissant. 

Au delà de l’intrigue maîtrisée, la mise en exergue de la xénophobie envers les juifs en Angleterre et envers les indiens par des anglais oppresseurs en Inde, fait froid dans le dos. Abir Mukherjee rejoue les mécanismes racistes trop ordinaires qui mènent aux pires discriminations et enferment les immigrants dans des positions subordonnées dans la vie économique et politique.

Sur ce point, l’auteur en postface s’indigne de ces temps de recrudescences nationalistes en Angleterre (comme ailleurs) au moment où il écrit le roman, et se remémore les phases du melting-pot britannique.

[…] ce pays caractérisé par la peur et l'intolérance n'est pas la Grande-Bretagne que je connais et que j'aime, et ce n'est pas celle qui a offert un refuge aux Juifs d'Europe de l'Est entre 1880 et 1914, ou aux Asiatiques fuyant la persécution en Ouganda dans les années 1970. Ce n'est pas non plus celle qui a invité la génération Windrush des Caraibes ou ceux venus du sous-continent indien comme mon père et ma mère, à venir ici dans les années 1950 contribuer à reconstruire une nation épuisée par la guerre et satisfaire nos besoins en main-d'œuvre et aide de toute sorte chauffeurs, infirmières, médecins, professeurs, ingénieurs et tant d'autres. Mais on dirait que chaque pas en avant provoque une réaction brutale : une peur que les choses ne s'aggravent. Or, chaque fois que l'intolérance a levé la tête, des Blackshirts de Mosley au discours des «fleuves de sang» d'Enoch Powell et au National Front des années 1970 la majorité honnête et respectueuse de l'humain s'y est opposée. J'ai l'espoir qu'elle fera de même cette fois. […]

Ce séjour à Jatinga en Assam polar-ise donc les intérêts. Aussi les bouleversements dans l’attitude du sergent indien Satyendra qui semble ne plus accepter aucune espèce de compromission face aux anglais, augurent un rééquilibrage dans ce formidable binôme d’enquêteurs.

La série compte un cinquième tome maintenant, Les ombres de Bombay (2024).

jeudi 14 mars 2024

Matrix, de Lauren Groff (2023)

J'ai nom Marie, et je suis de France. Ce serait la plus ancienne signature d'une femme écrivaine trouvée dans la littérature française. On attribue à Marie de France la maternité de trois œuvres constituées de courts récits en vers : des lais, des poèmes et des fables. Lauren Groff s’empare de cette poétesse du XVIIème siècle dont les historiens savent peu de choses, pour en faire l'héroïne téméraire et érudite de son roman.

Lauren Groff redonne ainsi vie à cette bâtarde de sang royal, demi-sœur du roi Henri II Plantagenêt (comte d'Anjou et du Maine, duc de Normandie et d'Aquitaine et roi d'Angleterre). Élevée par des femmes fortes, elle suivit sa mère et ses tantes en croisade alors qu’elle n’était encore qu’une enfant.

Marie pense à sa tante Euphémie, capable de faire un saut périlleux pour descendre de cheval, à sa tante Honorine et à ses deux faucons pèlerins blancs, à sa tante Ursule avec ses bottes dorées et sa furieuse beauté, à sa mère puissante au rire vibrant, alors jouvencelles, embrassant l'aventure et la grâce divine autant qu'elles le pouvaient tout au long de la croisade.

Marie de France, cette géante disgracieuse dont la taille et l’esprit embarrassent, est astreinte à quitter la cour royale à l'âge de dix sept ans. En la nommant prieure d’une abbaye royale dans la campagne anglaise, la reine Aliénor dont Marie est amoureusement éprise, fait ainsi manigance pour éloigner son ombrage.

Cette abbaye en déliquescence est habitée par des nonnes et des oblates qui souffrent de la famine à cause d’une gouvernance catastrophique. C’est dans un état de pur délabrement et de désespoir que Marie fait son arrivée. Effondrée par cette découverte, elle sera trouver l’espoir et la force, non pas de fuir mais d’embrasser sa nouvelle place.

Rien ne vient à bout du mal: ni la prière, ni le fait de les plonger dans l'eau bénite, de les attacher à leurs lits, de surgir en pleine nuit pour leur faire peur, de les tremper dans la rivière en les tenant par les chevilles, de leur frapper la tête avec une branche d'if, de les enterrer du sommet du crâne jusqu'à la pointe des pieds dans le fumier tiède, de les suspendre la tête en bas à un arbre en les faisant tourner jusqu'à ce qu'ils vomissent, ni même de pratiquer un petit trou dans leur crâne pour laisser les mauvaises humeurs en sortir. La rumeur se répand que les terres de l'abbaye sont la proie du diable, que ceux qui mangent ce qui y pousse ingèrent le mal.

Elle retrouvera sa dignité par l’écriture, gagnera la confiance de ses sœurs à force de travail et deviendra l'abbesse de ce monastère de religieuses. L’histoire de Marie suivra en filigrane le destin de la reine Aliénor tout au long de sa vie, grâce à des espionnes et un réseau voué à sa cause. Ses projets ambitieux sont mis en péril par les velléités intérieures comme extérieures. Cette adversité va forger ou renforcer la détermination de Marie de poursuive son édifice. Après des années à lutter les unes avec les autres, par les autres et grâce aux autres, ses objectifs se déplaceront de fins personnelles et passionnelles vers une conviction plus profonde en la force de cette communauté de destin.

Lauren Groff est une conteuse qui, dans son écriture et son approche, m'évoque Ursula Le Guin dans son dernier roman Lavinia (2008). Les deux écrivaines participent à honorer deux figures féminines mystérieuses, au risque peut-être de les idéaliser, en les dotant d'un esprit frondeur et libre. Une autre connexion relie les deux romans puisque les deux héroïnes partagent cette incommode propension aux apparitions… Ces visions mi-prophétiques, mi-béatifiques ne manquent pas d'intérêts même pour le lecteur athée et peu enclin au mysticisme que je suis, ne serait-ce que pour la poésie propagée. En résumé, cette prédiction du passé en la sainte personne de Marie de France est riche d'enseignement, au terme d’une intrigue (oui, oui) très prenante.

mercredi 21 février 2024

Le Règne animal, de Thomas Cailley (2023)

Thomas Cailley et Pauline Munier ont écrit le scénario du Règne animal. Et David Cailley, le frère du réalisateur, en est le directeur d'image. Entrer dans un devenir-animal n'est pas seulement une idée poétique, elle s'accompagne dans ce film d'un fond politique en creux sur le vivre-ensemble. David Cailley dans une interview nous dit que :  Le film n’a pas de "genre" unique. Depuis le noyau du film que nous voulions réaliste - Le Règne animal se déroule dans la France d’aujourd’hui - vers des séquences ou des mouvements entiers qui empruntent au film d’aventure, au film fantastique, l’image est hybride.

Pas de genre unique (sic), la métamorphose des humains en animaux est un motif familier des genres Merveilleux (Les Métamorphoses d’Ovide, les compagnons d’Ulysse transformés en porcs…) et Fantastique (La Métamorphose de Franz Kafka, Truismes de Marie Darrieussecq, sans parler des loups-garous). Le devenir-animal est déjà moins fréquent en science-fiction bien que l’hybridation (animale ou autre) nous ramène pourtant aux origines de la SF avec la créature du Docteur Victor Frankenstein (1818, Mary Shelley) ou encore avec L’île du docteur Moreau (1896, H.G. Wells). On retrouve des êtres mi-humains et mi-animaux suite à l’expansion de l’humanité dans l’espace dans le cycle de nouvelles Les Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith (1979), ou incarnés par une créature artistique mi-homme mi-léopard dans la nouvelle La Caresse de Greg Egan.

 

Toutefois c’est dans la trilogie MaddAddam de Margaret Atwood (2003-2013) ou dans la série de bandes-dessinées Sweet Tooth de Jeff Lemire (2009-2013), avec ce fond de pandémie mondiale conduisant à l’apparition de créatures, que l’apparenté avec le Règne animal se fait plus évident.

sweet-tooth-lemire.jpg, févr. 2024

David Cailley évoque les références cinématographiques qui ont donné la couleur au film :

Nos références étaient multiples : de Miyazaki à Spielberg, en passant par des univers plus réalistes (Running on Empty, de Sydney Lumet, La Balade sauvage, de Terrence Malick, ou Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov). Thomas parlait, par exemple, de la chaleur de l’été dans les films d’Alice Rorwhacher, on aimait la lumière dans L’Été de Giacomo, d’Alessandro Comodin, La Forêt d’émeraude, de John Boorman, La Ligne rouge, de Terrence Malick [...] Nous avons aussi discuté de La Mouche, de David Cronenberg, de The Host, de Bong Joon-Ho, ou d’Annihilation, d’Alex Garland, car ils traitent spécifiquement de mutation mais ce ne sont pas ces films qui nous ont particulièrement guidés dans la recherche de l’image.

L'entame du film fait apparaître sans tarder le changement de paradigme, ne repoussant de trop le moment de la découverte des créatures. On suit dès lors Émile qui a 16 ans et son père François dans une histoire lorgnant tantôt du côté du récit d'apprentissage, tantôt du côté du récit fantastique avec cette expérience anamorphique et intime. A ce titre, le grand moment du film est la rencontre d’Émile avec un homme-oiseau incarné par Tom Mercier. La plupart des scènes du film se font en plein jour ce qui démontre une certaine originalité, celle de se démarquer du film d’horreur ou d’épouvante. La peur et l’hébétude sont plutôt du côté des protagonistes que des spectateurs. L’histoire et les dialogues ne sont pas dénués d’humour même si celui-ci ne fonctionne pas toujours, les canoës qui se dérobent dans la fuite d’une hybride, les gendarmes mobilisés pour évacuer les chevaux effrayés sur une route… Le récit d’apprentissage touchera probablement davantage les jeunes spectateurs et la relation père-fils, les adultes. Romain Duris qui interprète le père s'est enfin un peu séparé de son rôle de séducteur patenté, et même si le personnage est chargé en pathos, il forme un duo plein de nervosité et de sensibilité avec Paul Kircher. Dix ans après son premier et excellent film Les Combattants qui comportait déjà son tournant fantastique, Thomas Cailley remporte l'adhésion en proposant un cinéma de Mauvais Genres dans lequel un large public peut se retrouver : un beau face-à-face avec l'animal et l'expérience d'altérité.

B.O. de Andrea Laszlo De Simon : Devant toi (Track 1)

dimanche 04 février 2024

Tranchecaille, de Patrick Pécherot (2008)

Comment ne pas abonder dans le sens d’Olivier qui m’a donné envie de lire ce roman de Patrick Pécherot. Tranchecaille coche toutes les cases du roman qui importe. Présumé coupable de l’assassinat de son lieutenant sur le front, le soldat Jonas s'apprête à être jugé par un conseil de guerre. Le verdict de son procès ne fait pas mystère, il est connu dès les premières pages. Les témoignages de Jonas seront confrontés aux dépositions de ses camarades poilus dans un style qui emprunte à l’argot des tranchées. Jonas émeut. L’ambivalence du personnage, au surnom de Tranchecaille qui lui vient d’une plaisanterie sur son uniforme trop large (écho à l’affaire du pantalon), est désarmante. Jonas plaidera son innocence même quand les preuves et les circonstances l’accableront. Jonas semble singer l’absurdité militaire dans l’ombre de ses déclarations qui relatent son itinéraire scabreux. Soupçonnant son pouvoir de double jeu, le lecteur est plongé dans le doute et il faut bien la sagacité de ses attentifs enquêteurs - le capitaine Duparc et son greffier, le caporal Bohman - pour le défendre. Ce polar à la langue imagée dépasse largement le cadre de la fiction et réussit son travail de mémoire en posant son intrigue sur le Chemin des Dames, aux prémisses des mutineries qui suivirent l’hécatombe de la bataille de l’Aisne (110 000 morts et blessés) comme sur la Somme et à Verdun. 

mercredi 24 janvier 2024

Rollerball, de Norman Jewison (1975)

Le réalisateur canadien Norman Jewison est mort ce week-end à l'âge de 97 ans. Je m’attarde pour la circonstance sur le fragment SF de son œuvre avec Rollerball. Ce film de 1975 est adapté d’une nouvelle de science-fiction écrite deux ans plus tôt par l'auteur William Harrison, cette dernière est parue d’abord dans le recueil éponyme en France puis rééditée sous le titre cocasse de « Meurtre au jeu de boules » dans un volume de La Grande Anthologie de la Science-Fiction.

Rollerball-jewison.jpg, janv. 2024 rollerball-william-harrison-1975.jpg, janv. 2024

Un monde où la guerre n’existe plus est passé dans le carcan de six puissantes corporations qui le contrôlent : Energie, Alimentation, Luxe, Logement, Communications, Transport. Pas de ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques qui aurait été directrice d'entreprises du CAC40 dans cette dystopie. Dans cette société sécuritaire et matérialiste, l’individu est devenu un animal politique bien dompté, aveuglé tant par sa confortable vie dans une société de consommation que par l’art des « administrateurs » de le distraire ! Le slogan de ce sport brutal « Le jeu est plus grand que le joueur » symbolise la doctrine que le système tente de répandre dans toutes les strates de la société en effaçant toute primauté de l'identité personnelle pour assurer les mercantiles desseins des corporations. L’Entertainment qui fascine le monde entier s’appelle le RollerBall, un mélange de handball, de football américain, de motocross et de hockey, les équipes doivent prendre le contrôle d'une boule de métal et la mettre dans l'en-but, une sorte de panier aimanté circulaire pour marquer des points. Tous les coups ou presque sont permis. Adulé par des millions de téléspectateurs, le héros Jonathan E. est un vétéran de la discipline, considéré aussi comme l'un sinon le meilleur des  joueurs. Soucieuse de cet engouement et de l'aura de cette star mondiale qui pourrait être une menace pour le système, sa corporation lui « conseille » de prendre docilement sa retraite.

De vrais hockeyeurs et cascadeurs à moto ont donné vie à ce jeu terrible sur la piste de l’Olympic Stadium de Munich, considéré à l’époque comme le stade le plus moderne au monde. Lors du tournage, l’acteur principal James Caan qui interprète "Jonathan E" se disloque une épaule et se casse une côte. Le lot d'accidents et de faits divers au cours du tournage ont probablement suscité une avide curiosité médiatique à sa sortie au cinéma, une mise en abîme en quelque-sorte.  La Toccata et fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach ouvre le film dans le feu de l'action lors de l’entame d’un match. Propulsé aux côtés des joueurs, on en a pour nos mirettes ! Les matchs dans l’arène et les violents affrontements sont impressionnants. Les scènes en dehors du stade donnent un aspect kitsch car les objets avant-gardistes de l’époque utilisés pour donner une vraisemblance à ces villes futuristes traversées ont perdu de leur fantasme. La scène dans une bibliothèque d'une corporation en donne un échantillon quand le héros constate que tous les livres ont été numérisés et remaniés dans des superordinateurs.

La prise de conscience du héros dont la liberté est entravée n'est pas sans rappeler le personnage de Russell Crowe dans Gladiator et une réplique du film : Le véritable cœur de Rome n'est pas dans le marbre du sénat, il est dans le sable du Colisée. Il va leur apporter la mort… et ils vont l'aimer pour ça.. Bien après Pythagore qui a dit : les uns y tiennent boutique et ne songent qu’à leur profit ; les autres y payent de leur personne et cherchent la gloire ; d’autres se contentent de voir le jeu, et ceux-ci ne sont pas les pires.

*L'affiche du film est l'œuvre de l'illustrateur Bob Peak et ses aquarelles promotionnelles valent le coup d'œil (merci Nicolas).

dimanche 21 janvier 2024

Quand on eut mangé le dernier chien, de Justine Niogret (2023)

L'Antartique n'est pas une terre glacée étrangère en ces pages. Plusieurs fois Renaud s'est attardé sur les explorations britanniques et australiennes entre 1910 et 1917 à la conquête du Pôle Sud, et il y a de quoi être médusé par la course que ces forcenés ont conduit. En marge de cette course acharnée, les trois protagonistes de l'histoire qui nous est racontée par Justine Niogret débarquent avec plusieurs autres membres de l’équipage du navire L‘Aurora en Janvier 1912 dans la baie du Commonwealth.

Ce petit roman aux chapitres ciselés retrace ainsi le périple du géologue australien Douglas Mawson. Ce scientifique n'en est pas à sa première expédition sur le continent blanc lorsque le 10 Novembre 1912, il part du Cape Denison accompagné de l'alpiniste suisse Xavier Mertz et du lieutenant anglais Belgrave Ninnis avec dix-sept chiens et deux traîneaux pour cartographier une partie inexplorée du sixième continent.

La part psychologique affleure avec une subtilité remarquable, brossant une amitié en construction dans des dialogues d'une authenticité palpable entre ces trois explorateurs. Les chiens - des Groenlandais - y tiennent une place centrale évidemment. Ce récit à l'écriture acérée parvient à atteindre sans y toucher des tonalités fantastiques lorsque ces hommes sont soumis à rudes épreuves, éprouvant leur abnégation physique et mentale à des niveaux extrêmes. C'est aussi la plongée au cœur de la psyché d'un survivant, perdu au milieu d'une immensité blanche qui se moque bien des existences humaines. 

En résumé, Justine Niogret nous offre une œuvre littéraire à couper le souffle, à l'exception du blizzard. Ses notes en postface témoignent de l'ambition clairement atteinte !

L'histoire écrite ici est-elle vraie? Oui.
L'histoire écrite ici est-elle vraie jusque dans les moindres détails? Non.
Ce récit est un récit d'héroisme, profond, humain, chaleureux: du moins, il tente de l'être.
Il nous a semblé que l'important était là. Ce récit est un récit d'ascèse et, tout comme Mawson l'a fait de son paquetage, nous avons mis de côté tout ce qui pouvait l'alourdir. La volonté de Mawson, son amitié pour ses deux compagnons ont la rigueur d'une lame de couteau. Il nous a semblé que l'affûter n'était pas hors de propos, bien au contraire.
Ce récit est le fruit de plusieurs années de travail strict. Si l'on y décèle une inexactitude, qu'on la pardonne au mieux. Il se voudrait le serviteur de cet héroïsme et, comme tout serviteur, il oublie parfois les défauts, légers, de ceux qu'il veut mettre en valeur. Qu'on lui pardonne aussi cette indulgence.

vendredi 01 décembre 2023

Les Veilleurs, de Connie Willis (2015)

Ce best-of constitué par Connie Willis elle-même rassemble des nouvelles relativement longues auréolées de nombreux prix - Locus, Nebula, Hugo et j'en passe - dont les fins portent souvent leur lot de révélation ou une forme de dénouement. Chaque fin est agrémentée de courtes notes de l'auteure dans lesquelles elle revient sur un contexte d'écriture et des réflexions formant toujours d'intéressantes mises en perspectives des nouvelles choisies.

Les veilleurs du feu fait référence aux défenseurs de la cathédrale Saint-Paul à Londres sous le Blitz. Le narrateur est un voyageur du temps qui fait ses classes. C'est une nouvelle qui cristallise les deux lubies de l'auteure, le Blitz et la science-fiction. C'est un chef-d’œuvre à part entière au milieu d'autres nouvelles qui témoignent d’une grande maîtrise de la forme courte. Cela peut sembler amusant et paradoxal pour une auteure qui n'écrit pas des romans ciselés hormis peut-être Remake (1994) :

Parfois les éléments SF sont secondaires privilégiant un background historique prisé par l'auteure comme à nouveau dans les Vents de Marble Arch. D'autres fois son accointance avec le genre SF est évidente : les extraterrestres avec la nouvelle satirique Tous assis par terre que je place dans mon palmarès des récits de premier contact au côté de la nouvelle Déchiffrer la trame de Jean Claude Dunyach, de la novela L'Histoire de ta vie de Ted Chiang ou encore du court roman Points chauds de Laurent Genefort, tous les quatre dans des registres différents ; les inoxydables récits de fin du monde avec Une lettre des Cleary qui concentre l'espoir d'un enfant ou avec Le Dernier des Winnebagos qui vaut des ennuis à un photo-journaliste lors de son reportage en pleine épizootie.

De l’intrusion dans le fantastique dans ce recueil, la nouvelle Morts sur le Nil est une exception où la mort est abordée sous une forme allégorique et dans une atmosphère empruntée à Agatha Christie. Même en prenant les histoires sous des angles humoristiques, Connie Willis ne ronge jamais les ressorts de ses intrigues. Elle aborde donc des sujets détonants avec un suspens entretenu. Je pense à ce vaudeville SF à Hollywood dans lequel une réceptionniste de l'hôtel Rialto crée un climat d'incertitude et d'indétermination dans un congrès annuel de scientifiques en physique quantique, ou encore à une leçon de zététique dans la nouvelle Infiltration avec son formidable binôme de journalistes qui traque les charlatans et se trouve dans une situation ubuesque où les shows d'une "canalisatrice" montante créent la confusion lorsqu’elle se met à proférer des insultes à son public et à débagouler des propos empruntés à un célèbre sceptique défunt, ou enfin à une dystopie sur le thème des menstruations (!) dans Même sa majesté.

Connie Willis a plusieurs cordes à son arc d’écrivaine, elle s’amuse autant qu’elle bûche ses sujets hétéroclites, elle fait preuve de sérendipité, c'est-à-dire l'art de découvrir ou d'inventer en prêtant attention à ce qui surprend et en imaginant une interprétation pertinente. Elle ficelle d’efficaces intrigues aux personnages fouillés. Elle touche donc les lecteurs de science-fiction qui sont davantage portés sur la prose et l’humain que sur un décorum futuriste avec des vaisseaux, des robots, des technos et d’autres trucs à gogos (même si ce n'est pas toujours antinomique).

lundi 06 novembre 2023

Pottsville, 1280 habitants, de Jim Thompson (2016)

Pottsville, 1280 habitants, de Jim Thompson (2016) Coup de Torchon, Bertrand Tavernier (1981)

Ma première rencontre avec l’œuvre de Jim Thompson, je la dois à l’adaptation cinématographique de Bertrand Tavernier avec l'immense - au propre comme au figuré - Philippe Noiret. Le nihilisme et le bagout du personnage central qu'il incarnait dans Coup de torchon (1981) m'avaient ébahi-hi, comprendre : j'ai beaucoup ri. Même en choisissant de déplacer l'action du Texas vers l'Afrique dans une colonie française des années 30, Bertrand Tavernier réussit à raconter le cheminement sur une ligne de crête d'un shérif qui pratique une morale abasourdissante et fait preuve d'un grand sens de l'inaction, du moins en apparence.

C'est tout récemment que je dévora enfin ce roman de Jim Thompson paru en 1961 aux États-Unis. Concernant la traduction, il est de notoriété que la traduction française datant de 1964 a amputé la petite ville de Pottsville de cinq habitants dans le titre et tronqué l'histoire de plusieurs passages. C'est seulement en 2016 qu'une traduction intégrale est parue chez Rivages. La lecture du roman n'a rien de vain si on a vu le film, et vice-versa. Le contexte faisant, on y croise des salauds et des crapules avec un pedigree différent.

C'est à travers la voix de Nick Corey lui-même que l'histoire nous est racontée, shérif du comté de Pottsville au Texas, un lieu qui compte 1280 âmes au début de l'histoire.  Selon la coutume américaine, le shérif est une fonction élective, et implique donc des élections, et implique donc une campagne électorale. Nick n'aime pas beaucoup travailler, il lâche prise, il ferme un œil chaque fois qu'il le peut : et quand il s'agit de malhonnêtes gens qui ont de l'argent et du pouvoir, il ferme les deux. Pourtant ces nouvelles élections et des circonstances concomitantes bouleversent son modus operandi pour assurer la tranquillité dans la ville... Nick a aussi une propension pour les anicroches avec sa femme (terrifiante) et pour les idylles amoureuses qui peuvent parfois l'entraver dans l'exercice de ses fonctions. Au rayon des polars truculents, Pottsville, 1280 habitants restera encore longtemps un spécimen de choix pour ses dialogues et son humour subversif.

mercredi 25 octobre 2023

Slava, de Pierre-Henry Gomont (2023)

Pierre-Henry Gomont est au scénario, au dessin et aux couleurs de Slava qui se déroule dans la Russie des années 1990. Les deux premiers tomes de cette série qui en comptera trois - Après la chute (2022) et Les nouveaux russes (2023) - sont exquis. Le dessin m'évoque celui de Christophe Blain dans le diptyque Quai d'Orsay que j'ai souvent relu pour me marrer, cependant le coup de crayon est un cran au-dessus à mes yeux de néophyte en bande dessinée.

Slava Segalov et son ami Dimitri Lavrine profitent de toutes les opportunités qu'offre la chute de l'URSS pour tenter de s'enrichir, en pillant par exemple les anciens sites industriels et autres bâtiments soviétiques. Slava, jeune artiste peintre, montre des scrupules à agir de la sorte tandis que son acolyte Lavrine ne fait aucun cas de conscience, voire même redouble d'imagination pour escroquer son prochain sans distinction de classe, que ce soient des petits gens ou de dangereux oligarques.

Le comique côtoie le tragique et la violence précède la douceur. L'auteur use d'une panoplie de procédés comiques qu'il manie avec brio pour nous offrir une tragicomédie savoureuse. Il croque ses personnages comme les situations, cela se voit dans les dessins et cela point dans les dialogues aux accents parfois politiques comme cet extrait d'une interview de l'auteur en fait écho.

Je ne suis pas nostalgique de ces régimes (période du communisme), car j’ai eu conscience immédiatement que cette idéologie a été dévoyée. Néanmoins, que de telles forces, qui ont échoué politiquement, puissent structurer une société socialement était passionnant. L’organisation de la vie quotidienne était guidée par cette idée d’égalitarisme et de communautarisme. Les citoyens se sont accaparés ces principes et on ne comprend rien si on ne sait pas comment la chute du régime soviétique a été à ce point mal vécue là-bas.

Pendant ce voyage, j’ai vu quotidiennement ce sentiment de déclassement, y compris chez les jeunes qui n’avaient pas connu le régime de l’URSS. Il y a un hiatus très fort entre ce que nous avons perçu de cette fin et leur perception à eux. Nous rapportons leur histoire à notre propre modèle en imaginant la liberté retrouvée, la démocratie, sauf que les Russes ont le sentiment qu’on a retiré la puissance d’un État fort et reconnu pour ne la remplacer par rien du tout. Le livre La fin de l’homme rouge, de Svletana Alexievitch [2013, publié chez Actes sud en 2016, ndlr] montre cette complexité. Le désir de s’enrichir ne suffit pas pour organiser une société.

Extrait d'une interview intéressante lors du festival Quai des bulles, à Saint-Malo.

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