vendredi 01 décembre 2023

Les Veilleurs, de Connie Willis (2015)

Ce best-of constitué par Connie Willis elle-même rassemble des nouvelles relativement longues auréolées de nombreux prix - Locus, Nebula, Hugo et j'en passe - dont les fins portent souvent leur lot de révélation ou une forme de dénouement. Chaque fin est agrémentée de courtes notes de l'auteure dans lesquelles elle revient sur un contexte d'écriture et des réflexions formant toujours d'intéressantes mises en perspectives des nouvelles choisies.

Les veilleurs du feu fait référence aux défenseurs de la cathédrale Saint-Paul à Londres sous le Blitz. Le narrateur est un voyageur du temps qui fait ses classes. C'est une nouvelle qui cristallise les deux lubies de l'auteure, le Blitz et la science-fiction. C'est un chef-d’œuvre à part entière au milieu d'autres nouvelles qui témoignent d’une grande maîtrise de la forme courte. Cela peut sembler amusant et paradoxal pour une auteure qui n'écrit pas des romans ciselés hormis peut-être Remake (1994) :

Parfois les éléments SF sont secondaires privilégiant un background historique prisé par l'auteure comme à nouveau dans les Vents de Marble Arch. D'autres fois son accointance avec le genre SF est évidente : les extraterrestres avec la nouvelle satirique Tous assis par terre que je place dans mon palmarès des récits de premier contact au côté de la nouvelle Déchiffrer la trame de Jean Claude Dunyach, de la novela L'Histoire de ta vie de Ted Chiang ou encore du court roman Points chauds de Laurent Genefort, tous les quatre dans des registres différents ; les inoxydables récits de fin du monde avec Une lettre des Cleary qui concentre l'espoir d'un enfant ou avec Le Dernier des Winnebagos qui vaut des ennuis à un photo-journaliste lors de son reportage en pleine épizootie.

De l’intrusion dans le fantastique dans ce recueil, la nouvelle Morts sur le Nil est une exception où la mort est abordée sous une forme allégorique et dans une atmosphère empruntée à Agatha Christie. Même en prenant les histoires sous des angles humoristiques, Connie Willis ne ronge jamais les ressorts de ses intrigues. Elle aborde donc des sujets détonants avec un suspens entretenu. Je pense à ce vaudeville SF à Hollywood dans lequel une réceptionniste de l'hôtel Rialto crée un climat d'incertitude et d'indétermination dans un congrès annuel de scientifiques en physique quantique, ou encore à une leçon de zététique dans la nouvelle Infiltration avec son formidable binôme de journalistes qui traque les charlatans et se trouve dans une situation ubuesque où les shows d'une "canalisatrice" montante créent la confusion lorsqu’elle se met à proférer des insultes à son public et à débagouler des propos empruntés à un célèbre sceptique défunt, ou enfin à une dystopie sur le thème des menstruations (!) dans Même sa majesté.

Connie Willis a plusieurs cordes à son arc d’écrivaine, elle s’amuse autant qu’elle bûche ses sujets hétéroclites, elle fait preuve de sérendipité, c'est-à-dire l'art de découvrir ou d'inventer en prêtant attention à ce qui surprend et en imaginant une interprétation pertinente. Elle ficelle d’efficaces intrigues aux personnages fouillés. Elle touche donc les lecteurs de science-fiction qui sont davantage portés sur la prose et l’humain que sur un décorum futuriste avec des vaisseaux, des robots, des technos et d’autres trucs à gogos (même si ce n'est pas toujours antinomique).

lundi 06 novembre 2023

Pottsville, 1280 habitants, de Jim Thompson (2016)

Pottsville, 1280 habitants, de Jim Thompson (2016) Coup de Torchon, Bertrand Tavernier (1981)

Ma première rencontre avec l’œuvre de Jim Thompson, je la dois à l’adaptation cinématographique de Bertrand Tavernier avec l'immense - au propre comme au figuré - Philippe Noiret. Le nihilisme et le bagout du personnage central qu'il incarnait dans Coup de torchon (1981) m'avaient ébahi-hi, comprendre : j'ai beaucoup ri. Même en choisissant de déplacer l'action du Texas vers l'Afrique dans une colonie française des années 30, Bertrand Tavernier réussit à raconter le cheminement sur une ligne de crête d'un shérif qui pratique une morale abasourdissante et fait preuve d'un grand sens de l'inaction, du moins en apparence.

C'est tout récemment que je dévora enfin ce roman de Jim Thompson paru en 1961 aux États-Unis. Concernant la traduction, il est de notoriété que la traduction française datant de 1964 a amputé la petite ville de Pottsville de cinq habitants dans le titre et tronqué l'histoire de plusieurs passages. C'est seulement en 2016 qu'une traduction intégrale est parue chez Rivages. La lecture du roman n'a rien de vain si on a vu le film, et vice-versa. Le contexte faisant, on y croise des salauds et des crapules avec un pedigree différent.

C'est à travers la voix de Nick Corey lui-même que l'histoire nous est racontée, shérif du comté de Pottsville au Texas, un lieu qui compte 1280 âmes au début de l'histoire.  Selon la coutume américaine, le shérif est une fonction élective, et implique donc des élections, et implique donc une campagne électorale. Nick n'aime pas beaucoup travailler, il lâche prise, il ferme un œil chaque fois qu'il le peut : et quand il s'agit de malhonnêtes gens qui ont de l'argent et du pouvoir, il ferme les deux. Pourtant ces nouvelles élections et des circonstances concomitantes bouleversent son modus operandi pour assurer la tranquillité dans la ville... Nick a aussi une propension pour les anicroches avec sa femme (terrifiante) et pour les idylles amoureuses qui peuvent parfois l'entraver dans l'exercice de ses fonctions. Au rayon des polars truculents, Pottsville, 1280 habitants restera encore longtemps un spécimen de choix pour ses dialogues et son humour subversif.

mercredi 25 octobre 2023

Slava, de Pierre-Henry Gomont (2023)

Pierre-Henry Gomont est au scénario, au dessin et aux couleurs de Slava qui se déroule dans la Russie des années 1990. Les deux premiers tomes de cette série qui en comptera trois - Après la chute (2022) et Les nouveaux russes (2023) - sont exquis. Le dessin m'évoque celui de Christophe Blain dans le diptyque Quai d'Orsay que j'ai souvent relu pour me marrer, cependant le coup de crayon est un cran au-dessus à mes yeux de néophyte en bande dessinée.

Slava Segalov et son ami Dimitri Lavrine profitent de toutes les opportunités qu'offre la chute de l'URSS pour tenter de s'enrichir, en pillant par exemple les anciens sites industriels et autres bâtiments soviétiques. Slava, jeune artiste peintre, montre des scrupules à agir de la sorte tandis que son acolyte Lavrine ne fait aucun cas de conscience, voire même redouble d'imagination pour escroquer son prochain sans distinction de classe, que ce soient des petits gens ou de dangereux oligarques.

Le comique côtoie le tragique et la violence précède la douceur. L'auteur use d'une panoplie de procédés comiques qu'il manie avec brio pour nous offrir une tragicomédie savoureuse. Il croque ses personnages comme les situations, cela se voit dans les dessins et cela point dans les dialogues aux accents parfois politiques comme cet extrait d'une interview de l'auteur en fait écho.

Je ne suis pas nostalgique de ces régimes (période du communisme), car j’ai eu conscience immédiatement que cette idéologie a été dévoyée. Néanmoins, que de telles forces, qui ont échoué politiquement, puissent structurer une société socialement était passionnant. L’organisation de la vie quotidienne était guidée par cette idée d’égalitarisme et de communautarisme. Les citoyens se sont accaparés ces principes et on ne comprend rien si on ne sait pas comment la chute du régime soviétique a été à ce point mal vécue là-bas.

Pendant ce voyage, j’ai vu quotidiennement ce sentiment de déclassement, y compris chez les jeunes qui n’avaient pas connu le régime de l’URSS. Il y a un hiatus très fort entre ce que nous avons perçu de cette fin et leur perception à eux. Nous rapportons leur histoire à notre propre modèle en imaginant la liberté retrouvée, la démocratie, sauf que les Russes ont le sentiment qu’on a retiré la puissance d’un État fort et reconnu pour ne la remplacer par rien du tout. Le livre La fin de l’homme rouge, de Svletana Alexievitch [2013, publié chez Actes sud en 2016, ndlr] montre cette complexité. Le désir de s’enrichir ne suffit pas pour organiser une société.

Extrait d'une interview intéressante lors du festival Quai des bulles, à Saint-Malo.

samedi 26 août 2023

Bois-aux-Renards, d'Antoine Chainas (2023)

G03294_BoisAuxRenards_CV.indd, août 2023

C’est un demi-été passé dans les Bois-aux-renards. Faut dire que ce plutôt long roman d’Antoine Chainas couplé à une lecture intermittente a fait durer le périple. Son écriture est parée de beaux ornements pour le roman noir, la langue participe au réalisme inquiétant de l’histoire. Même si parfois j’ai glapi comme un renard à cause des longueurs et du regain de cruauté, le tableau impressionne. Je verrais bien ce livre adapté au cinéma par Dominik Moll. L’adaptation par ce dernier du roman de Colin Niel, Seules les bêtes, partage une intrigue qui, par une série de coïncidences invraisemblables, lie intimement plusieurs personnages que l’on suit. Ajoutez à cela un terreau surnaturel où les monstruosités du genre humain prennent les tournures d’un conte. Bois-aux-Renards se présente vraiment à nous sous la forme d’une fable :

An 01

Au commencement étaient les hommes. Puis vinrent les armes et la chasse. Ensuite, il y a eu l’accumulation, et l’on bâtit des routes et des abris.

La femme apparut alors que le prix des choses était déjà fixé. L’accumulation devint multiplication, il fallut restaurer l’équilibre ancien.

Ainsi fut créé l’animal. On l’appela vie, mais son œuvre était mort.

Extrait d'un carnet retrouvé dans un hameau abandonné du Haut Pays. Plusieurs pages arrachées en tête de volume suggèrent des hésitations. L'ouvrage s'intitule Bois-aux-Renards. (Contes, légendes et mythes)

L’itinéraire d’un couple de tueurs, Yves et Bernadette, parti en vacances en camping-car nous fait rapidement oublier ce mystérieux incipit pour plonger dans un roman noir en bon et due forme. Leur intrusion dans les Bois-aux-Renards advient après une macabre cavalcade sous tension. Cet égarement dans une forêt profonde avec ses hameaux abandonnés sonne comme le début d’une autre histoire au sein d'une communauté de chasseurs-cueilleurs déconcertante ; la dimension merveilleuse au sens littéraire apparaît alors avec ses croyances sylvestres.

C’est aussi la troublante histoire de Chloé qui fut laborantine le temps d’une expérimentation de domestication de renards aux Bois-aux-Renards et d’Anna une enfant attardée qui se retrouve témoin d’un meurtre perpétré par Yves et Bernadette.

Il y a un puits et une tour au cœur des Bois-aux-Renards participant grandement aux légendes de ces lieux. Ce carnet retrouvé - roublarde mise en abîme d’Antoine Chainas - constitue finalement un récipiendaire des secrets, des aveux, des oublis et des remords de plusieurs personnages hauts en couleur dont les existences se télescopent.

mardi 01 août 2023

Plus bas dans la vallée, de Ron Rash (2022)

plus-bas-dans-la-vallee-ron-rash-2022.jpg, juil. 2023

Ron Rash a écrit un prolongement à son roman Serena (2011) sous la forme d’une novella intitulée Plus bas dans la vallée.

Serena... Vous ne connaissez pas Serena ?!

Laissez-moi vous présenter cette femme qui met le monde à ses pieds. Issue d'une famille d'exploitants de bois et de scieries du Colorado, elle arrive en 1929 dans les Smoky Mountains en Caroline du Nord sous le bras de son époux George Pemberton. Ce couple mégalomane embauche les paysans de la région pour abattre des pans entiers de forêt. Montant un cheval blanc en fauconnier, Serena veille d'une manière vorace à l'avancée du travail de ses ouvriers. La faune et la flore disparaissent bientôt sous le travail forcené d'une main d’œuvre qui afflue de tout horizon durant cette époque de Grande Dépression...

Dans Plus bas dans la vallée, on retrouve les protagonistes laissés après une ellipse de plusieurs mois. Sur tous les aspects, la continuité est évidente, l'épopée reprend, la tragédie se remet en branle, elle est dévastatrice. Souvent j’ai pensé à La Peste de Camus ou à Naufrages d’Akira Yoshimura, d'abord pour les réactions d'une collectivité et sa violence presque primitive émanant de l'exploitation de la nature et des hommes, mais surtout pour leur narration cherchant à décrire la réalité telle qu'elle est, sans idéalisation, ni illusion. Les dialogues entre les bûcherons offrent une fenêtre imparable sur leur quotidien infernal avec une langue rurale de derrière les fagots.

Ron Rash fait partie de ces écrivains qui vous semblent sonder d'une intelligence supérieure la condition humaine avec force et poésie. Le frémissement de la conopée à chaque arbre qui tombe parvient même à jeter un tressaillement dans les pages jusqu'à la croupe montagneuse, l'épine dorsale du lecteur happé. Serena prépare toujours un coup d’avance, soumettant les bons, les brutes et les truands en leur imposant sa volonté ou en les éliminant quand la corruption est vaine. Souvent serviles et résignés, ces locaux qui ont arrêté de labourer, moissonner, faucher, et façonner leur lopin de terre pour renforcer les rangs de cette exploitation forestière dévastatrice, donnent une cruelle résonance à nos servitudes et nos actuelles responsabilités dans l'effondrement du vivant. La disparition des animaux est admirablement décrite dans des passages lyriques qui entrecoupent les chapitres de la novella comme une sinistre mélopée.  A lire absolument.

Changements de lieux, de temps et de personnages pour les six autres courtes nouvelles du recueil qui partagent en commun une écriture d'orfèvre.

mardi 25 juillet 2023

Palimpseste, de Charles Stross (2011)

palimpseste_stross_2011.jpg, juil. 2023

Le roman Le Bureau des atrocités (2004) - la première parution en France de Charles Stross - est resté pour moi une lecture marquante en science-fiction dans le bon sens du terme. Ce bureau convoquait l'imaginaire tentaculaire Lovecraftien ; on y suivait un informaticien œuvrant pour un service secret appelé la Laverie chargé d’enquêter sur des phénomènes occultes. Un récit qui transcendait déjà le temps, l’Histoire et l’espace. Si son roman Accelerando (2015) sur le thème de la Singularité [Singularité] m'attire, j'ai toujours ralenti le mouvement du fait de la grosseur du pavé et de son apparence ardue au sens hard-science.

Palimpseste (2011) fut finalement un compromis. Avouez que le résumé stimule l’imagination d’autant plus lorsque celui-ci est rapporté par un autre auteur de SF Xavier Mauméjean d’en France : Issu du XXIème siècle, Pierce a été recruté par la Stase, un système capable de perpétuer la vie humaine sur une durée mille fois supérieure à la durée de vie de notre soleil. Dans ce but, l'organisation privilégie deux modes d'action. En amont, elle utilise des portes ouvrant sur des tunnels reliant deux accès dans un espace-temps quadridimensionnel, cela afin de préserver au sein du Réensemencement des spécimens d'humanité capables de survivre à l'anéantissement de leur civilisation. Les élus sont réimplantés dans une époque neutre en vue d'un nouveau début. En aval, elle double cette gestion démographique par un reformatage continuel du système solaire. Cette restructuration nécessaire permet un prolongement maximal de l'habitabilité du monde. La Terre est ainsi sauvée des milliers de fois, au prix toutefois de la destruction d'autant de biosphères. [...]

Longtemps ce court roman est resté en stase sur une étagère avec un marque-page bien fiché au milieu. Il faut dire que le récit de cet agent effaré par l’immensité de la tâche donne parfois à douter de la cause, du chemin et du but. La vaste arène cosmique, l'échelle temporelle embrassée (plusieurs milliards d'années), les audacieuses descriptions de l’univers donnent toutefois à réfléchir. On peut ne jamais y rentrer car l’idée ébouriffante laisse peu de place à la psychologie des personnages sans parler de la chronologie malmenée. Forcément l’étendue gigantesque de l’histoire entache parfois la clarté du récit, un palimpseste [palimpseste] intrinsèque au récit lui-même. Quant au thème de la guerre temporelle (Le grand jeu du temps de Leiber, La patrouille du temps d'Anderson, Le Déchronologue de Beauverger, etc.), Stross y ajoute une nouvelle déclinaison bien à part. Mention très bien en prospective astrophysique.

Notes

La « singularité technologique » décrit un seuil à partir duquel l’évolution des capacités des machines dépasserait celle des humains à les contrôler et même les comprendre, créant une rupture fondamentale dans l’évolution au-delà de laquelle il n’est plus possible de prévoir : une singularité.

Xavier Mauméjean

« terme qui désignait jadis un parchemin dont le texte était gratté afin d'être réutilisé, et signifie pour la Stase une période de l'Histoire plusieurs fois réécrite. »

vendredi 30 juin 2023

Le Grand Jeu, de Céline Minard (2016)

le-grand-jeu-celine-minard-2007.jpeg, juin 2023

Au grand jeu des comparaisons des quatrièmes qui font saliver, le premier roman de Céline Minard le Dernier Monde (2007) et le Grand Jeu (2016) rivalisent, d'un côté un cosmonaute abandonné à son exil volontaire dans une station spatiale et de l'autre une femme quittant la vie en société pour s'installer dans un refuge accroché à une paroi rocheuse en pleine montagne, imaginé et conçu par elle-seule. Les leitmotivs : la solitude volontaire, le journal de bord, la capsule énergétiquement autonome et le passage entre ciel et terre.

Deux poussées contraires. La quatrième a encore fait naître l'envie de lecture quand bien même Céline Minard m'avait laissé une assommante impression lors de ma lecture avortée du Dernier Monde, qui tient une solide réputation bien résumée par vda sur CSF  :  une logorrhée polyphonique schizophrène, vraisemblablement bourrée d'érudition. Bref, on attend désespérément sinon une action, au moins une réflexion qui, hum, ne vient pas. (...)

Je peux, seule, grimper en m’auto-assurant. C’est long et technique mais c’est possible. Quand je suis sur une paroi, je peux utiliser cette corde, ces pitons et ce grigri qui bloquera ma chute et maintiendra la vitesse acceptable et le juste intervalle entre mon corps et les roches au fond du gouffre. Sur quels pitons, avec quel grigri, sur quelle corde arrimer la marche d’une vie ? Comment maintenir la bonne distance avec ce qui arrive, au moyen de quoi ? De quelles règles, de quel guidage et comment les évaluer ?
Être vigilant, se placer où il faut dans les conditions optimales. Ni en danger ni hors de danger.
Les nuages, la pluie, la roche, les semis, les bois, les corps, sont des guides savants.
Je ne suis pas détachée par erreur, ni par lassitude, ni par aveuglement. Je travaille à mon détachement. Je suis en pleine santé.

Commençons par la fin sans toutefois spoiler, le "grand jeu" peut être considéré comme la chute du roman, ce moment où la réflexion de la narratrice mute pour prendre la forme concrète et émancipatrice d'un jeu. Autrement dit, une intrigue est discrètement incorporée dans le récit de la narratrice sur laquelle je me suis cramponné. L'élément perturbateur qui va (un peu) accélérer et mouvementer les choses est la rencontre avec une marmotte... à moins que ce soit plutôt l'inopinée apparition d'une vieille ermite aux ongles de dix centimètres qui va bouleverser l'ascèse de l'héroïne.

Le style de Céline Minard ne laisse pas indifférent. Je ressors assoiffé comme si la prose faisait son travail de sape. Son "style acéré" - dixit l'éditeur - me semble parfaitement seoir à l'écriture de l'écrivaine. Il y a les nombreuses listes de choses à faire, l'entretien du logis, du potager, la liste des choses observées par un regard parfois atypique, l'exploration des voies et versants des sommets environnants et la quête existentielle. Cette recherche des principes et des causes de cette retraite montagnarde et de cette vie suspendue prend la forme d'une cascade de questions semées deci-delà dans ce journal de bord. Ce n'est pas l'enthousiasme qui prévaut en lisant Céline Minard mais une légère curiosité persiste pour les questionnements soulevés et cette errance formelle.

Ma présence est construite à partir de formes animales. Qu’est-ce que cela change ? Si je pouvais lever la carte de leurs perceptions, quel contour aurait mon corps ? À quoi ressembleraient mes gestes ? […] Et si c’était seulement au milieu d’une multitude de formes de vie différentes qu’on pouvait obtenir la sienne propre ? La plus complexe, la plus libre, la plus désintéressée.

mercredi 07 juin 2023

Gog Magog, de Patrícia Melo (2021)

Ce court roman commence comme une nouvelle à chute :

Je n'ai pas l'oreille absolue comme certains musiciens, ni l'ouïe sensible comme celle des chiens, mais je n'ai jamais compris pourquoi le bruit n'est pas considéré comme une arme blanche efficace. Un éclat de rire comme celui qui vient de l'étage du dessus, en rafales hystériques, aiguës, au milieu de la nuit, a aussi le pouvoir de blesser, pensai-je, au réveil. Pas comme le pistolet, le couteau ou la corde. Son effet ressemble plus à celui de certains poisons qui ne nous tuent pas mais détruisent notre santé. Ils pourrissent notre foie. Ils dérangent notre esprit.

Le cœur révélateur et Le chat noir d'Edgar Allan Poe vous reviennent peut-être comme des représentations intérieures bien ancrées. Gog Magog dont le titre réfère à des figures de la mythologie n'est pourtant pas une histoire au ressort fantastique. Le récit de ce professeur de biologie nous plonge dans le réalisme social jusqu’aux oreilles. C’est l’histoire d’une haine entre voisins dans un immeuble de São Paulo. Patrícia Melo dépeint avec une causticité évidente l'infernale supplice de son anti-héros, et par là même, la paupérisation des enseignants au Brésil.

L'amour, pour les esprits cartésiens, est toujours ridicule. Pour la science, il s'agit d'un torrent de phényléthylamines. De hauts niveaux de dopamine et de norépinéphrine. Des phéromones, pour celui qui y croit. Pour moi, l'amour est la preuve que nos molécules cytoplasmiques savent écrire des rimes. Du coup, les poètes ne me manquent plus. L'amour, c'est vrai, se substitue à la poésie.

Entre ces deux extraits, respectivement l’incipit et l’explicit du roman, se tient un récit à la première personne en deux parties. La première est celle de toutes les tensions tandis que la seconde résonne comme l’échographie du narrateur face à la vindicte populaire et le procès de son crime plus que présumé.

Cette seconde partie est particulièrement réussie, on y suit le narrateur à l’hôpital, en prison puis à son procès, il devient alors difficile de lâcher ce roman agréablement ciselé. Les descriptions acoustiques et les réflexions du narrateur se remémorant les événements passés - les remontrances de sa femme et de sa fille, l’affadissement de la vie à deux, ses crises audiogènes déclenchées par son voisin du dessus jusqu’à son déferlement de violence - ne sont jamais anodines.

Ce roman noir de Patrícia Melo dépasse donc largement la fiction d’un fait divers tapageur pour se muer en un exercice de pensée sceptique avec une originalité de point de vue et même d’écoute.


Merci Renaud

jeudi 25 mai 2023

Mythologies Alpines, collectif dirigé par François Damilano (2012)

mythologies_alpines_collectif_damilano_2012.jpg, mai 2023

Quarante passionnés au pedigree éclectique - des alpinistes, des guides, des journalistes, des chercheurs, des écrivains - ont été invités pour élaborer leur critique des mythologies alpines. Ces courts textes de deux à quatre pages maximum, pas tous de la même plume, forment un recueil inégal mais réussi. Les rétrospectives historiques (le mythe alpinistique de Jean Corneloup, une courte histoire de l'Alpe homicide de Claude Gardien, la solidarité alpine de Michel Raspaud) jouxtent d'autres textes aux perspectives originales.

Si je pioche parmi les textes les plus marquants, 8000 aurait une place élevée dans mon palmarès. Bernard Amy, chercheur en sciences cognitives et écrivain, y interroge brillamment la symbolique de ce seuil des huit mille mètres.

Le fait de fonder une mythologie sur une altitude pose cependant quelques problèmes liés aux incertitudes de la mesure des dénivelés. Les physiciens le savent : toute mesure est entachée d'erreur. Pour être sérieux, une indication d'altitude devrait être suivie d'une estimation de la marge d'erreur. Ce n'est pas le cas des cartes réalisées par les alpinistes. Et puis les altitudes ne sont pas figées une fois pour toutes. Le niveau de référence, celui de la mer, est, dit-on, appelé à s'élever sans que le sommet des montagnes suive pour autant ce mouvement ascensionnel. Par ailleurs, la tectonique des plaques terrestres continue de pousser les cimes un peu plus vers le ciel, tandis que l'érosion les abaisse.

On pourra prolonger ce texte avec L'altitude de Pierre Olivier Dupuy qui se penche sur les maux et la pharmacologie des alpinistes qui ne peut être la Panacée. Dans Le haut et le bas, le pur et l'impur, Erik Decamp défait les fadaises de la montagne pure qui élève l'âme. Le saut est vite fait de porter aux nues les alpinistes dont les aspirations élevées flairent parfois l'alibi spirituel. L'auteur conclue sa critique ainsi :

Le haut est connoté positivement, le bas négativement ; le bon est en haut, le mauvais en bas ; le beau est en haut, le laid en bas ; l'élite est en haut, la masse en bas. On parle de hautes pensées et de basses besognes, de haut du panier et de bas de gamme. La perception de la montagne est enlisée dans cette association d'idées, qui contamine l'opinion que les alpinistes se font d'eux-mêmes. Qu'ils y mettent ce qu'il faut de complaisance, et le haut devient le supérieur, le bas l'inférieur. La connivence sémantique avec la supériorité d'un groupe humain n'est pas loin.

Dans cette voie, les portraits de grands alpinistes qui jalonnent le recueil sont loin d'être glorifiants et cherchent davantage à retrouver l'homme derrière le mythe. A ce titre, le cas Maurice Herzog - légende contestée - est traitée à sa juste mesure dans le texte de Benoît Heimermann intitulé l'Annapurna. L'incontournable Desmaison est raconté fabuleusement par Antoine Chandelier puis contrebalancé avec une certaine malice dans Moi, Simone D., femme de mythe de Patricia Jolly. D'autres de ces célèbres et incontournables alpinistes Messner, Rébuffat, Berhault, Edlinger et j'en passe, tiennent une place de choix dans le livre.

D'autres auteurs creusent un sillon plus personnel. Dominique Potard raconte son ascension tendue lors de la première solitaire du pilier Boccalatte sous l'influence du mythe Berhault (Beau oui comme Berhault). Ou encore, la tentative d'ascension par Michel Paccalet d'une voie mythique baptisée Une sale affaire de sexe et de crime dont l'intérêt disparaît peu à peu, pour tomber bientôt dans l'oubli, à la vitesse des glaciers qui se rétractent et des nouvelles longueurs encore plus lisses qui apparaissent en dessous de l'attaque originelle.

Surplombant la mer de Glace, une voie très dure, dénuée de prises, nous défiait tant l'adhérence et l'équilibre y semblaient aléatoire. Sa cotation extrême (ABO/7A/270m) impressionnait. Son nom sonnait, obscur et mystérieux comme une nouvelle d'Edgar Allan Poe : Une sale affaire de sexe et de crime. L'imaginaire des grimpeurs forgea vite la mythologie de cet itinéraire. (...) David Chambre et Jibé Tribout l'ont réalisée à vue en 1984, un exploit stupéfiant jamais réédité. Astucieux et déterminés, ils avaient enduit la gomme de leurs chaussons de résine d'épicéa. (...) L'histoire est mythique aussi à cause de cette fameuse ruse.

Enfin je note que les figures de style sont bien représentées reflétant l'envie littéraire de leur auteur. Une personnification : Le Petit Dru de Walter Bonatti d'Eliane Patriarca qui donne la parole à ce monolithe écorché. Une prosopopée : Christophe Raylat imagine une interview de Tintin, âgé de ses 95 ans à Moulinsart, pour évoquer avec lui son aventure au Tibet en quête de Tchang son ami disparu. Deux synecdoques : le piolet de Sylvain Jouty et l'écheveau de la passerelle de Pierre-Yves Chays. Ses brins de tissus et de sangles usées restés accrochés après avoir servis pour les rappels des skieurs et des alpinistes (en l'occurrence les rappels en fil d'araignée depuis la passerelle de l'Aiguille du Midi) témoignent à leur façon de l'alpinisme. Ou encore un acrostiche à partir du nom de la fleur mythique l'edelweiss par Virginie Rajaud-Allanau.

Ce recueil concocté par François Damilano, éditeur de cette petite maison JMEditions à qui on doit cette collection « les petits livres jaunes », se picore et offre en quelques textes un panorama captivant de la montagne et de l'alpinisme. Celui-ci a trouvé un prolongement paru l'année dernière (2022) Nouvelles Mythologies Alpines avec 44 nouveaux textes.

mardi 07 mars 2023

Avec la permission de Gandhi, par Abir Mukherjee (2022)

Une série policière me sort de la léthargie, il faut dire que le plaisir de lecture est grand. Le contexte historique pour l'Inde dans les années 1920 est un choix assurément passionnant pour ces intrigues policières, cette époque où le Raj britannique se délite. Le troisième roman - avec la permission de Gandhi - en est peut-être le plus emblématique. L'éclairage historique et l'humour subversif d'Abir Mukherjee colorent d'une certaine gaieté ces périodes de colonialisme où les divisions culturelles, religieuses et politiques sont exacerbées.

Calcutta est une ville divisée de plusieurs façons. Au nord il y a Black Town, habitée par la population indigène ; au sud, White Town pour les Britanniques, et entre les deux une zone grise et informe peuplée de Chinois, Arméniens, Juifs, Parsis, Anglo-Indiens et tous les autres qui ne sont pas intégrés. Il n'y a pas de loi qui cloisonne la ville, pas de barrières ni de murs ; la ségrégation est un phénomène naturel qui a évolué sans que personne n'y prête attention. Il y a des bizarreries, naturellement, un Anglo-Indien à Alipore ou deux Anglais à Bow Bazar, mais dans l'ensemble la règle se maintient.

Les enquêtes du capitaine Sam Wyndham et son acolyte indien le sergent Satyendra Banerjee sont palpitantes. Comme toute bonne série policière traditionnelle, l'enquêteur Sam Wyndham est un spécimen de choix du genre humain, ancien combattant de la première guerre mondiale et ancien inspecteur de Scotland Yard, il débarque à Calcutta pour intégrer la police impériale. Son addiction à l'opium - thérapie à ses affres et à ses cauchemars - lui vaut quelques déboires et mauvais détours. Sam à propos de Banerjee son aide de camp :

Partager un appartement avec un subordonné, un indigène de surcroît, n’est pas précisément une pratique courante dans la police impériale, et ma décision de le faire a été accueillie avec stupéfaction par les uns et consternation par les autres, mais cela ne m’a pas dissuadé. En fait, j’aime bien l’idée que mes actes soient vus avec horreur par certains.

Le suspens ne manque pas dans ces trois premiers volets. Les arcanes, les bas-fonds et les forces corruptrices de Calcutta sont le ressort de l'attaque du Calcutta-Darjeeling (2019). L'Inde comme terre spirituelle et superstitieuse est davantage au cœur des princes de Sambalpur (2020) qui lorgne parfois du côté du roman d'aventures dans un petit royaume de l'Orissa. Retour ensuite dans une Calcutta en ébullition avec la permission de Gandhi (2022), Abir Mukherjee positionne l'intrigue dans le théâtre de la mobilisation indépendantiste. Le Mahatma Gandhi et ses Volontaires font le coup de force de transformer le nationalisme en religion pour parvenir à rallier les foules.

[...] Un mouvement national de masse conduit par un saint dont la stratégie consiste à vous sourire avant d’ordonner à ses disciples de s’asseoir, bloquer les rues et faire semblant de prier.

Le quatrième volet - le soleil rouge de l'Assam (2023) - m'attend à ma bibiliothèque favorite et je mise que l'humour, l'intelligence et le suspens seront toujours au rendez-vous.

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