jeudi 25 mai 2023

Mythologies Alpines, collectif dirigé par François Damilano (2012)

mythologies_alpines_collectif_damilano_2012.jpg, mai 2023

Quarante passionnés au pedigree éclectique - des alpinistes, des guides, des journalistes, des chercheurs, des écrivains - ont été invités pour élaborer leur critique des mythologies alpines. Ces courts textes de deux à quatre pages maximum, pas tous de la même plume, forment un recueil inégal mais réussi. Les rétrospectives historiques (le mythe alpinistique de Jean Corneloup, une courte histoire de l'Alpe homicide de Claude Gardien, la solidarité alpine de Michel Raspaud) jouxtent d'autres textes aux perspectives originales.

Si je pioche parmi les textes les plus marquants, 8000 aurait une place élevée dans mon palmarès. Bernard Amy, chercheur en sciences cognitives et écrivain, y interroge brillamment la symbolique de ce seuil des huit mille mètres.

Le fait de fonder une mythologie sur une altitude pose cependant quelques problèmes liés aux incertitudes de la mesure des dénivelés. Les physiciens le savent : toute mesure est entachée d'erreur. Pour être sérieux, une indication d'altitude devrait être suivie d'une estimation de la marge d'erreur. Ce n'est pas le cas des cartes réalisées par les alpinistes. Et puis les altitudes ne sont pas figées une fois pour toutes. Le niveau de référence, celui de la mer, est, dit-on, appelé à s'élever sans que le sommet des montagnes suive pour autant ce mouvement ascensionnel. Par ailleurs, la tectonique des plaques terrestres continue de pousser les cimes un peu plus vers le ciel, tandis que l'érosion les abaisse.

On pourra prolonger ce texte avec L'altitude de Pierre Olivier Dupuy qui se penche sur les maux et la pharmacologie des alpinistes qui ne peut être la Panacée. Dans Le haut et le bas, le pur et l'impur, Erik Decamp défait les fadaises de la montagne pure qui élève l'âme. Le saut est vite fait de porter aux nues les alpinistes dont les aspirations élevées flairent parfois l'alibi spirituel. L'auteur conclue sa critique ainsi :

Le haut est connoté positivement, le bas négativement ; le bon est en haut, le mauvais en bas ; le beau est en haut, le laid en bas ; l'élite est en haut, la masse en bas. On parle de hautes pensées et de basses besognes, de haut du panier et de bas de gamme. La perception de la montagne est enlisée dans cette association d'idées, qui contamine l'opinion que les alpinistes se font d'eux-mêmes. Qu'ils y mettent ce qu'il faut de complaisance, et le haut devient le supérieur, le bas l'inférieur. La connivence sémantique avec la supériorité d'un groupe humain n'est pas loin.

Dans cette voie, les portraits de grands alpinistes qui jalonnent le recueil sont loin d'être glorifiants et cherchent davantage à retrouver l'homme derrière le mythe. A ce titre, le cas Maurice Herzog - légende contestée - est traitée à sa juste mesure dans le texte de Benoît Heimermann intitulé l'Annapurna. L'incontournable Desmaison est raconté fabuleusement par Antoine Chandelier puis contrebalancé avec une certaine malice dans Moi, Simone D., femme de mythe de Patricia Jolly. D'autres de ces célèbres et incontournables alpinistes Messner, Rébuffat, Berhault, Edlinger et j'en passe, tiennent une place de choix dans le livre.

D'autres auteurs creusent un sillon plus personnel. Dominique Potard raconte son ascension tendue lors de la première solitaire du pilier Boccalatte sous l'influence du mythe Berhault (Beau oui comme Berhault). Ou encore, la tentative d'ascension par Michel Paccalet d'une voie mythique baptisée Une sale affaire de sexe et de crime dont l'intérêt disparaît peu à peu, pour tomber bientôt dans l'oubli, à la vitesse des glaciers qui se rétractent et des nouvelles longueurs encore plus lisses qui apparaissent en dessous de l'attaque originelle.

Surplombant la mer de Glace, une voie très dure, dénuée de prises, nous défiait tant l'adhérence et l'équilibre y semblaient aléatoire. Sa cotation extrême (ABO/7A/270m) impressionnait. Son nom sonnait, obscur et mystérieux comme une nouvelle d'Edgar Allan Poe : Une sale affaire de sexe et de crime. L'imaginaire des grimpeurs forgea vite la mythologie de cet itinéraire. (...) David Chambre et Jibé Tribout l'ont réalisée à vue en 1984, un exploit stupéfiant jamais réédité. Astucieux et déterminés, ils avaient enduit la gomme de leurs chaussons de résine d'épicéa. (...) L'histoire est mythique aussi à cause de cette fameuse ruse.

Enfin je note que les figures de style sont bien représentées reflétant l'envie littéraire de leur auteur. Une personnification : Le Petit Dru de Walter Bonatti d'Eliane Patriarca qui donne la parole à ce monolithe écorché. Une prosopopée : Christophe Raylat imagine une interview de Tintin, âgé de ses 95 ans à Moulinsart, pour évoquer avec lui son aventure au Tibet en quête de Tchang son ami disparu. Deux synecdoques : le piolet de Sylvain Jouty et l'écheveau de la passerelle de Pierre-Yves Chays. Ses brins de tissus et de sangles usées restés accrochés après avoir servis pour les rappels des skieurs et des alpinistes (en l'occurrence les rappels en fil d'araignée depuis la passerelle de l'Aiguille du Midi) témoignent à leur façon de l'alpinisme. Ou encore un acrostiche à partir du nom de la fleur mythique l'edelweiss par Virginie Rajaud-Allanau.

Ce recueil concocté par François Damilano, éditeur de cette petite maison JMEditions à qui on doit cette collection « les petits livres jaunes », se picore et offre en quelques textes un panorama captivant de la montagne et de l'alpinisme. Celui-ci a trouvé un prolongement paru l'année dernière (2022) Nouvelles Mythologies Alpines avec 44 nouveaux textes.

mardi 07 mars 2023

Avec la permission de Gandhi, par Abir Mukherjee (2022)

Une série policière me sort de la léthargie, il faut dire que le plaisir de lecture est grand. Le contexte historique pour l'Inde dans les années 1920 est un choix assurément passionnant pour ces intrigues policières, cette époque où le Raj britannique se délite. Le troisième roman - avec la permission de Gandhi - en est peut-être le plus emblématique. L'éclairage historique et l'humour subversif d'Abir Mukherjee colorent d'une certaine gaieté ces périodes de colonialisme où les divisions culturelles, religieuses et politiques sont exacerbées.

Calcutta est une ville divisée de plusieurs façons. Au nord il y a Black Town, habitée par la population indigène ; au sud, White Town pour les Britanniques, et entre les deux une zone grise et informe peuplée de Chinois, Arméniens, Juifs, Parsis, Anglo-Indiens et tous les autres qui ne sont pas intégrés. Il n'y a pas de loi qui cloisonne la ville, pas de barrières ni de murs ; la ségrégation est un phénomène naturel qui a évolué sans que personne n'y prête attention. Il y a des bizarreries, naturellement, un Anglo-Indien à Alipore ou deux Anglais à Bow Bazar, mais dans l'ensemble la règle se maintient.

Les enquêtes du capitaine Sam Wyndham et son acolyte indien le sergent Satyendra Banerjee sont palpitantes. Comme toute bonne série policière traditionnelle, l'enquêteur Sam Wyndham est un spécimen de choix du genre humain, ancien combattant de la première guerre mondiale et ancien inspecteur de Scotland Yard, il débarque à Calcutta pour intégrer la police impériale. Son addiction à l'opium - thérapie à ses affres et à ses cauchemars - lui vaut quelques déboires et mauvais détours. Sam à propos de Banerjee son aide de camp :

Partager un appartement avec un subordonné, un indigène de surcroît, n’est pas précisément une pratique courante dans la police impériale, et ma décision de le faire a été accueillie avec stupéfaction par les uns et consternation par les autres, mais cela ne m’a pas dissuadé. En fait, j’aime bien l’idée que mes actes soient vus avec horreur par certains.

Le suspens ne manque pas dans ces trois premiers volets. Les arcanes, les bas-fonds et les forces corruptrices de Calcutta sont le ressort de l'attaque du Calcutta-Darjeeling (2019). L'Inde comme terre spirituelle et superstitieuse est davantage au cœur des princes de Sambalpur (2020) qui lorgne parfois du côté du roman d'aventures dans un petit royaume de l'Orissa. Retour ensuite dans une Calcutta en ébullition avec la permission de Gandhi (2022), Abir Mukherjee positionne l'intrigue dans le théâtre de la mobilisation indépendantiste. Le Mahatma Gandhi et ses Volontaires font le coup de force de transformer le nationalisme en religion pour parvenir à rallier les foules.

[...] Un mouvement national de masse conduit par un saint dont la stratégie consiste à vous sourire avant d’ordonner à ses disciples de s’asseoir, bloquer les rues et faire semblant de prier.

Le quatrième volet - le soleil rouge de l'Assam (2023) - m'attend à ma bibiliothèque favorite et je mise que l'humour, l'intelligence et le suspens seront toujours au rendez-vous.

dimanche 05 septembre 2021

Trois histoires montueuses

C’est bien un mot de la ville, ça, la nature. Vous en avez une idée si abstraite que même son nom l’est. Nous, ici, on parle de bois, de pré, de torrent, de roche. Autant de choses qu’on peut montrer du doigt. Qu’on peut utiliser. Les choses qu’on ne peut pas utiliser, nous, on ne s’embête pas à leur chercher un nom, parce qu’elles ne servent à rien.

Les huit montagnes de Paolo Cognetti


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mercredi 19 mai 2021

Femmes Blafardes, de Pierre Siniac (1981)

Il a fallu un bandeau de l’édition Rivages pour attirer mon dévolu sur un livre de Pierre Siniac pourtant si connu et si fécond. Feu Pierre Siniac reçoit en 1981 le grand prix de littérature policière pour trois ouvrages : L’Unijambiste de la cote 284, Reflets changeants sur mare de sang (deux recueils de nouvelles) et Aime le Maudit. C’est la même année que paraît chez Fayard Femmes Blafardes au milieu d’une longue bibliographie s’étendant de 1958 à 2002.

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dimanche 18 avril 2021

Meurtres à Willow Pond, de Ned Crabb (2016)

Vous revêtez Meurtres à Willow Pond d’une couverture jaune et noire dans un format de poche tel que faisait la mythique maison d’édition du Masque et vous obtenez une imitation d’un roman d’Agatha Christie dans toute sa majesté. Sauf que le coupable de cette histoire s’appelle Ned Crabb à qui on doit un autre roman noir traduit en France qui est complètement barge : La bouffe est chouette à Fatchakulla.

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lundi 05 avril 2021

La mère noire, de Jean-Bernard Pouy et Marc Villard (2021)

Avec son illustration  de couverture coco... cocomitante... concomitante, j'ai célébré les fêtes de Pâques en dévorant le récit écrit à deux mains par Jean-Bernard Pouy et Marc Villard .

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mardi 19 novembre 2019

Cœur cousu, de Carole Martinez (2007)

Carole Martinez nous entraîne dans une fable lyrique à travers une Espagne ancienne et violente pour nous raconter le destin bouleversant d'une femme, Frasquita Carasco.

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dimanche 10 septembre 2017

Le rapport de Brodeck, par Manu Larcenet (2015)

C'est une parfaite découverte pour moi car je ne connaissais ni Philippe Claudel et son roman Le rapport de Brodeck (2007), ni le dessinateur Manu Larcenet qui l'a adapté en bande-dessinée en deux tomes : L'autre en 2015, suivi de L'indicible en 2016. Sortis de l'étagère d'une bibliothèque où ils prenaient la poussière, j'étais à la fois frileux par l'inconfortable noirceur qui colle aux yeux lorsqu’on évente les pages, et de l'autre intrigué par l’atmosphère angoissante et singulière qui se dégage des dessins.

La bande-dessinée débute sur une scène intrigante. Celle-si se passe dans l’auberge d’un village de montagne en un temps et un lieu indéterminé. Les habitants aux visages rudes se tiennent debout face à l’entrée par laquelle Brodeck, le narrateur de l'histoire, déboule attirant sur lui le feu des regards. 

Les villageois ont trouvé le moyen de décharger leur culpabilité et leurs infamies en l'assistance de Brodeck. 

Tu vas raconter l’histoire, tu seras le scribe.

Brodeck a l’habitude des rapports. Il rédige des notices sur l’état de la forêt, le climat, et tout ce qui relève de la nature, comme un garde-forestier le ferait. Mais le rapport, qu'il sera contraint d'écrire sous la pression du groupe, est de nature plus funeste. Brodeck va devoir écrire sur la mort de l’Anderer (l'Étranger), cet artiste venu se perdre quelques mois plus tôt dans leur village en compagnie de son âne et son cheval.

Le coup de crayon de Larcenet est magnifique, tantôt sombre quand il représente la communauté dans leurs noirs desseins, tantôt éclatant lorsqu'il s'attarde sur la personnalité de l'Anderer. D'intenses émotions sourdent des sublimes planches en noir et blanc, que ce soit dans les représentations du monde rural et ses personnages, que dans celles de la nature et ses décors. La narration avance avec une flagrante économie de mots, les choses étant le plus souvent suggérées, de manière à sans le dénaturer, incorporer ce qui est indicible ou bien du monde du sensible.

Le récit de Brodeck entremêle sa propre histoire à celle de l'Anderer en alternant le passé et le présent. C'est en nous confrontant aux souvenirs insupportables de Brodeck qui survécut aux camps de concentration, que le contexte d'après-guerre se dévoile clairement, et la connexion avec la mort de l'Étranger propulse l'enquête de Brodeck vers de terribles révélations.

Brodeck fera le point sur les événements bien au-delà de ce que la communauté, à laquelle il désespérait d'appartenir, souhaitait le voir écrire dans ce rapport. C'est une sorte de conte en huis-clos qui pose les questions sur l'altérité, l'humain, et la culpabilité. Larcenet a travaillé le noir avec raffinement dans cette bande-dessinée où font face la cruauté des hommes et des moments d'un intense lyrisme.

 

En deux mots, un chef-d'œuvre !

jeudi 31 août 2017

Le paradoxe de Fermi, de Jean-Pierre Boudine (2015)


Jean-Pierre Boudine, professeur de mathématiques français, fait sa première incursion dans la SF en écrivant en 2002 une première version de ce court roman. Treize ans après, en 2015, l'auteur a ajouté certains développements au récit qui sont directement inspirés de notre histoire récente (crise financière mondiale, insécurité sociale et écologique,...). Dans un contexte réaliste, il imagine les évènements qui mènent l'humanité à sa destruction par le fait d'une crise systémique qui débute dans la finance. 

Témoin ordinaire dans cette lente apocalypse, le narrateur, Robert Poinsot, entreprend de raconter de sa cache - une grotte dans les Alpes - l'enchainement inexorable de l'anéantissement de nos sociétés. Courtement chapitré, le récit est prenant. L'auteur va droit au but, évite toute longueur mais parvient à dresser un spectacle très convaincant du cataclysme sous les yeux désabusés de son personnage principal. La psychologie de Robert Poinsot s'esquisse lorsque celui-ci raconte son périple chaotique : de son exode avec un groupe d'amis lorsqu'il devint impossible de survivre dans les villes, jusqu'aux circonstances extrêmes le contraignant à la solitude dans sa grotte.

A l'instar d'un journal de bord, il nous raconte son quotidien et les tâches indispensables à sa survie dans les montagnes. Il cherche à faire le point sur sa solitude et son existence sur la Terre. Impossible pour moi de ne pas évoquer la description par Carl Sagan (en écoute et en lecture ici) de la célèbre photographie de la planète Terre prise par la sonde Voyager 1 en 1990 : un message d'une remarquable concision qui saisit à merveille la fragilité de la race humaine dans la vaste arène cosmique. 

L'acte d'écrire de Robert Poinsot est animé par la nécessité de formaliser les choses qu'il a vu, et qu'il a compris. Il s'atèle à retranscrire l'effondrement de la civilisation humaine dont la technicité a balayé les modes de vie les plus simples. C'est dans la dernière partie de ce récit à la fois introspectif et méditatif que Robert Poinsot tire une solution simple au célèbre paradoxe de Fermi qui donne son titre au roman. En témoin désabusé de l'auto-destruction de la race humaine, il apporte une réponse d'un pessimisme halluciné, mais originale, au problème posé par l'interrogation de Fermi sur l’existence de civilisations extraterrestres.

mercredi 05 avril 2017

2017 n'aura pas lieu, d'Olivier Minot

Le titre de ce documentaire radiophonique me rappelle Irene Kampen qui écrivait  En raison de l’indifférence générale, demain est annulé . ou encore la nouvelle de SF intitulée The shortest science-fiction story ever told publiée dans l'anthologie Bateaux ivres au fil du temps (1978) que je retranscris dans son intégralité :  Le Temps a pris fin. Hier. 

Documentariste, Olivier Minot questionne avec humour sa militance politique et radiophonique. Avec ARTE Radio il a remporté le Prix Longueur d’ondes 2015 du meilleur documentaire pour Là-bas si j’y suis plus, sur son rapport avec la défunte émission de Daniel Mermet ; et le Prix Italia 2016 du meilleur documentaire pour La Révolution ne sera pas podcastée, sur son rapport aux manifs.

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