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Par-delà les souffrances

La fin de la trilogie d'Apu fait suite à La Complainte du sentier (1955) et L'Invaincu (1956), quelques années plus tard, et marque l'achèvement d'un portrait dense opéré en compagnie d'une multitude d'acteurs ayant prêté leurs traits aux différents âges du protagoniste. Dans ce dernier chapitre, c'est Soumitra Chatterjee qui interprète le rôle principal, lui qui avait été écarté du casting pour les films précédents car trop âgé — tout vient à point... — et qui représentera donc la partie la plus mature de la vie d'Apu. Une nouvelle étape marquée par de nombreuses thématiques communes aux autres volets (les malheurs familiaux et la mort, notamment) qui ancre la trajectoire dans le monde adulte au travers du mariage, bien qu'il s'agisse-là d'un mariage forcé pour les deux parties prenantes, quand bien même le degré de contrainte ne serait pas équivalent entre l'homme et la femme dans ce scénario.

Le Monde d'Apu présente la figure désormais connue de ce personnage constamment balancé entre ses aspirations et la réalité de sa condition : jeune diplômé, armé de sa belle lettre de recommandation, il rêve de succès littéraire tout en échouant à trouver du travail. Interrompre ses études, se soumettre à la loi du travail (du chômage en l'occurrence), sa vie semble dictée par les injonctions pénibles. Alors qu'il passe son temps à jouer de la flûte et tenter d'écrire un roman autobiographique, son ami l'emmène au mariage de sa cousine et suite à un concours de circonstances assez drastique, voilà qu'Apu le simple invité revient de l'événement... lui-même marié à la jeune femme, Aparna (incroyable Sharmila Tagore), pour lui éviter un déshonneur — le prétendant a complètement vrillé et une croyance oblige la femme à se marier dans l'instant. Et la demi-heure centrale du film consacrée à leur apprivoisement mutuel est un régal, magnifiquement illustré par la délicate mise en scène de Satyajit Ray. Mais on s'en doute, il ne faudrait pas oublier qu'on est chez Ray, le bonheur sera de courte durée : après le temps de l'idylle enfin acquise, elle mourra en couches loin de lui. La dernière partie du film marquera donc un long cheminement, comme un retour à la vie, et une lourde mais salutaire acceptation.

La vie d'Apu racontée par Ray se termine ainsi sur un mouvement parfaitement conforme aux précédents, puisqu'une nouvelle fois il devra renoncer à ce qu'il chérissait le plus intensément. Le cadre et les références ont évolué, mais c'est encore une fois la mort tragique qui constituera les plus grandes épreuves, après la grand-mère, la mère, maintenant l'épouse. Le retour à Calcutta avec sa femme aura été éprouvant pour Apu, mais clairement la plus grande souffrance prendra son temps, au terme d'une énième adaptation, et en appelant encore une nouvelle. C'est un peu ça, l'épopée d'Apu : surmonter les frustrations, recomposer après les effondrements, persister malgré la souffrance, résister au désespoir. Le Monde d'Apu est tissé dans une atmosphère caractéristique du cinéma de Ray, un mélange de pessimisme froid et de sérénité acharnée qui finit toujours par réapparaître. Un peu comme le symbole du train qui surgit toujours, dans des interprétations différentes (ici au bord du suicide), chaque volet se termine par la découverte d'un nouveau chemin, par le mouvement au gré d'une nouvelle lancée — ici, le début d'une nouvelle histoire avec son fils. Après avoir semé les pages de son manuscrit au vent, après avoir sombré dans une profonde dépression (la musique de Ravi Shankar, accompagnement parfait), après avoir surmonté son amertume en arpentant des sentiers en forêt ou en bord de mer, il reprend la route.

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