mercredi 29 mars 2023

L'Odyssée de l'Endurance, de Ernest Shackleton (1919)

odyssee_de_l-endurance.jpg, mars 2023
"We failed to reach the South Pole. I turned back. I chose life over death for myself and for my friends, which is why I am here to tell you about it tonight."

Les deux grandes aventures exploratoires britanniques au pôle Sud qui ont marqué le début du XXe siècle ont été racontées dans deux documentaires muets, L'Éternel Silence (1924, sur l'expédition Terra Nova menée par le capitaine Robert Falcon Scott de 1910 à 1912 pour atteindre le pôle et devancée par celle de l'équipe norvégienne de Roald Amundsen) et South (1919). Dans le prolongement de ce dernier, L'Odyssée de l'Endurance est le récit autobiographique de l'explorateur Ernest Shackleton au sujet d'une autre mission magnifiquement et doublement ratée, de 1914 à 1917 : elle était composée de deux bateaux, l'Endurance (en partance des îles de Géorgie du Sud) censé déposer une équipée sur la côte nord du continent Antarctique pour une traversée en traîneau de mer à mer, et l'Aurora (en partance de la Nouvelle-Zélande) censé déposer des vivres sur le trajet de l'autre mission en partant du sud.

Et ce fut un véritable fiasco, autant l'Endurance que l'Aurora subirent les pires intempéries imaginables sous ces latitudes. Jamais l'Endurance n'accéda ne serait-ce qu'au point de départ de l'expédition sur la neige ferme, le bateau s'étant retrouvé prisonnier des glaces de mer (les fameux "packs" qui peuvent immobiliser un navire en une nuit et le broyer à petit feu) dans des conditions extrêmes (on parle de températures inférieures à -45°, des vents violents à plus de 200 km/h en rafales, des blizzards vecteurs d'engelures profondes et de gangrène, avec tous les risques sanitaires comme le scorbut). Jamais les dépôts de vivres et de matériel de l'Aurora ne servirent à quiconque, en conséquence, et à la différence de l'équipage de Shackleton, plusieurs personnes périrent sur la banquise dans des conditions assez dramatiques.

Mais L'Odyssée de l'Endurance parvient tout de même à trouver les ressources pour raconter, dans la douleur, l'histoire d'une exploration ratée transformée en une mission de sauvetage réussie, et ce d'autant plus que l'épopée a atteint des sommets de rocambolesque qui n'ont rien à envier à la fiction.

Il faut quand même relever un obstacle majeur à l'immersion dans le récit de Shackleton : la profusion de détails techniques sur la météo, sur l'état de la mer, sur l'orientation des différentes embarcations, sur l'horaire et les durées d'une multitude d'événements, et tout un tas d'éléments particulièrement accessoires qui rendent souvent pénible la lecture, à l'instar des cinquante premières pages essentiellement constituées d'observations sur la navigation entre la Géorgie du Sud et la banquise du pôle Sud. Shackleton ne brille pas par sa plume dans ces moments-là malheureusement assez nombreux.

Cela n'enlève en rien au grandiose de l'expédition et au caractère littéralement héroïque des 28 naufragés qui ont survécu pendant près de deux ans isolés sur un bout de glace, avec un stock de nourriture et de combustible extrêmement limité, vêtus d'une unique tenue et pourvus d'un unique sac de couchage. Inutile de préciser que le gore-tex n'existait pas à l'époque... Le sauvetage se déroula en plusieurs temps : d'abord, la dérive vers l'île de l'Éléphant pour établir un camp de fortune, puis un voyage en canot en équipe réduite de plus d'un millier de kilomètres (avec de grosses frayeurs : "À minuit, j'étais au gouvernail. Soudain, vers le sud, m'apparut une ligne claire dans le ciel. J'en prévins les autres ; puis, après un instant, je compris que la clarté en question n'était pas un reflet dans les nuages, mais la crête blanche d'une énorme vague ! Après vingt-six ans de navigation, je connaissais l'océan dans toutes ses humeurs, mais jamais je n'avais rencontré sur ma route une vague aussi gigantesque. C'était un puissant soulèvement qui n'avait rien de commun avec les hautes lames coiffées de blanc, nos ennemies inlassables") pour atteindre le sud de la Géorgie du Sud, la traversée de cette île à travers les glaciers et les crevasses digne d'une expédition d'alpinisme pour accéder au nord et surtout au point de rassemblement des baleiniers, pour finalement tenter de nombreuses missions de sauvetage (beaucoup de bateaux furent mobilisés sans succès) et récupérer le groupe resté coincé depuis 22 mois. Fatalement, au moment des retrouvailles, il y eut quelques difficultés à reconnaître un compagnon débarrassé de ses longs cheveux, de sa barbe, de sa crasse et de ses vêtements de gueux : "Chose curieuse, ils ne reconnurent pas Worsley ; le bandit sale et chevelu qu'ils avaient quitté revenait pimpant et rasé. Ils le prenaient pour un des baleiniers. Soudain ils comprirent qu'ils parlaient à celui qui, pendant un an et demi, avait été leur plus proche compagnon". Une part importante du plaisir tient en outre à la description des conditions de survie des différents groupes, il est passionnant d'apprendre comment ces hommes ont su gérer les stocks, réduire les rations, et rationaliser l'accès aux ressources. Vraiment incroyable comment des léopards de mer, des manchots, et mêmes parfois des oiseaux comme les albatros constituaient une source de provisions (viande pour l'alimentation et graisse pour l'entretien du feu) indispensable.

Ironie de l'histoire jusqu'au bout, l'équipage découvrit en renouant avec l'humanité en 1917 que la Première Guerre mondiale n'était pas terminée (une des raisons qui complexifia la mission de sauvetage) : tous furent impliqués d'une certaine manière et certains y moururent. Shackleton, c'est une part du mythe non-vérifiée, aurait recruté l'essentiel de l'équipage en ayant rédigé l'annonce suivante : "Men Wanted for hazardous journey. Small wages, bitter cold, long months of complete darkness, constant danger, safe return doubtful. Honour and recognition in case of success". Il n'y avait  résolument pas tromperie sur la marchandise.

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lundi 27 mars 2023

Brainwashed: Sex-Camera-Power, de Nina Menkes (2022)

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Construction et déconstruction d'un langage

J'ai adoré certains points que la réalisatrice Nina Menkes a réussi à illustrer dans Brainwashed: Sex-Camera-Power, au sujet de certains recoins pervers du langage cinématographique communément admis. Elle est parvenue à mettre des mots et des objets théoriques sur ce qui à titre personnel, selon l'humeur, me lasse, m'exaspère ou m'agace passablement, à savoir la manifestation omniprésente d'une culture sexiste au sein de l'industrie du film. On peut apprécier le soin qu'elle prend à naviguer à travers différents registres cinématographiques, des grands monuments réalisés par Kubrick aux séries B potaches anecdotiques, des années 1940 à aujourd'hui. Cet échantillonnage permet de mettre en lumière en quoi le problème est fondamentalement systémique et non pas contextuel ou uniquement tributaire des révélations et prises de conscience occasionnées par #metoo. Disons qu'il ne faut pas beaucoup de recul de la part de n'importe quelle personne normalement constituée et ayant un minimum de bagages cinéphiliques pour comprendre que le lien identifié est fort et s'inscrit dans la durée. Je ne saurais pas bien faire la part des choses entre ce qui relève de l'évidence et ce qui mérite démonstration, mais il me paraît totalement direct que le langage cinématographique véhicule dans nombre de ses territoires des symboles, des partis pris ou des toiles de fond qui alimente une inégalité sexuelle fondamentale. Le lien avec les conditions professionnelles discriminatoires est par contre plus abstrait pour moi (ne m'étant pas renseigné, même si c'est plutôt l'inverse qui me paraîtrait improbable pour être tout à fait honnête). Le docu relate en tous cas des choses, des points de vue, des coutumes, des réflexes, qui me semblent tout à fait représentatifs de la réalité de l'industrie cinématographique.

Cela ne l'empêche pas d'exhiber de nombreuses faiblesses. Il y a notamment une quantité assez importante de raccourcis, d'interprétations maladroites, et de pans entiers du cinéma non-abordés qui peuvent quelque peu déranger. Déjà, aborder le cinéma du vieil Hollywood à l'aune de seulement un film de Welles (Lady from Shanghai), je trouve ça très faible, un peu réducteur, en plus de n'être qu'une vision très partielle de ce que le film représente. Casse-gueule en tous cas, et la porte ouverte aux critiques du camp d'en face. Elle ne mentionne même pas le travail de Lois Weber par exemple. Non, il n'y a pas que les hommes d'un côté en lumière 3D et corps entiers puis les femmes de l'autre avec lumière 2D et corps fragmentés. Ce procédé proche du cherry picking est de temps en temps désagréable car s'il ne ment jamais sur ce qu'il montre, il prend aussi le parti de ne pas montrer le reste. Prendre Godard comme exemple français de l'exploitation sexuelle via Bardot dans Le Mépris, je ne suis pas sûr que ce soit un choix très approprié, à défaut d'être agréablement provocateur. Mettre en avant Nomadland comme symbole d'un bon film du point de vue féminin, c'est un bon point (si l'on omet l'artificialité du contenu) car on présente une soixantenaire mise en scène par une réalisatrice asiatique. Même chose pour Jeanne Dielman de Chantal Ackerman, et on notera une référence bien placée au Test de Bechdel, en référence à un strip paru dans Dykes to Watch Out For (super BD, dense et très informative sur la contre-culture américaine dès le début des années 1980) sur la sous-représentation de personnages féminins dans les fictions.

J'ai le sentiment qu'on distribue les bons points et les mauvais points vraiment à la va-vite par endroits: dire que Titane ou The Phantom Thread sont au moins en partie des archétypes de la représentation féminine à condamner, c'est vraiment faire le choix de mettre complètement de côté le propos du film — je ne les ai pas particulièrement aimés, mais c'est un procès plutôt illégitime à mes yeux. On pourrait en outre trouver énormément de contre-exemples à son argumentation sur l'utilisation du ralenti (pour montrer la bimbo passive d'un côté et le gars musclé en action), sur l'histoire de la composition des plans pour illustrer l'homme sujet qui regarde la femme objet (même si en soi il y a du vrai dedans, encore une fois), les corps féminins fragmentés ou en travelings sexualisant, et tant d'autres points. Le propos n'est en l'état pas suffisamment étayé, quand bien même il me paraîtrait véridique. Beaucoup de séquences sont isolées du reste et certaines souffrent parfois d'une extrapolation un peu excessive — l'image parfaite étant le personnage de Ana De Armas dans Blade Runner: 2049, auquel elle reproche le nom, Joi, aka jerk-off instructions...

Je la trouve également très dure avec Kathryn Bigelow, sous prétexte qu'elle aurait été entourée d'hommes pour la réalisation de The Hurt Locker (Démineurs), son succès en tant que femme réalisatrice serait à minorer (on pourrait avoir une vision auteuriste différente). Je trouve enfin qu'elle ne met pas très bien en perspective sa propre contribution au cinéma, pour le dire autrement les extraits de ses films ne font pas du tout envie — mais je souhaite de tout cœur me tromper, je laisse le bénéfice du doute. Je trouve enfin qu'il n'y a pas de filiation avec les autres modes d'expression artistique, peinture, photo, théâtre, qui aurait pu être très fertile. Mais de temps en temps, elle fait quand même mouche : les noms masculins qui défilent sur le générique de Carrie exposant des corps féminins dénudés, l'objectification du corps de Nicole Kidman chez Kubrick, etc. Ce qui en fait une documentaire vraiment important.

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vendredi 24 mars 2023

Taming the Garden, de Salomé Jashi (2021)

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Domptage de la nature et voyage d'un arbre centenaire

Il m'aura fallu embarquer à bord d'un documentaire réalisé par la réalisatrice géorgienne Salomé Jashi pour apprendre qu'une chose que je pensais impossible est en réalité tout à fait envisageable, si tant est qu'on en ait les moyens : déplacer des arbres centenaires d'un bout à l'autre d'un pays pour les faire atterrir dans son jardin, transplanter des tonnes et des tonnes de bois, de terre et de pierre, et au final s'approprier peut-être l'une des plus belles manifestations de la permanence végétale. On reste bouche bée devant l'ampleur de la tâche, qu'on ne comprend d'ailleurs pas tout de suite au début de Taming the Garden (qui entretient un certain mystère dans la première partie) avec cette image d'une île apparente, au milieu de la mer Noire, et cet arbre gigantesque trônant en son centre. Peu à peu l'entreprise se dessine et on réalise qu'il s'agit d'un caprice de milliardaire (on apprendra en dehors du film qu'il s'agit d'un ancien Premier Ministre de Géorgie) dans toute sa splendeur.

Précisons d'emblée que le docu arbore une lenteur et un sens de la contemplation qui peut rebuter car les 45 premières minutes avancent dans un univers particulièrement décontextualisé, concentrées sur des tâches techniques avec une loupe microscopique (on creuse des trous pour des énormes tuyaux métalliques, on élague des arbres, on travaille dans une carrière) sans comprendre ce qui relie tous ces événements, avant de prendre du recul et observer à une échelle plus macroscopique ce qui se joue. C'est sans doute l'effet recherché : lorsque les enjeux se précisent, lorsque le recul est effectué, toute la sève surréaliste de l'opération explose à l'écran.

Il s'agit donc d'un homme qui, parce qu'il en a les moyens, s'est construit un parc d'arbres centenaires (avec arrosage automatique, paillage circulaire, et pelouse verte tondue au millimètre par une armée de serviteurs bien évidemment, mais c'est de l'ordre du détail dans le tableau). Pour ce faire, rien de plus simple : creuser à la pelleteuse autour de l'arbre majestueux à un rayon d'environ 10 mètres ; fixer un emballage hermétique autour de cette gigantesque motte de terre ; déposer sur deux camions côte-à-côte la chose après l'avoir déracinée par perforation ; traverser le bout de pays qui le sépare de la mer après avoir préalablement rasé tout ce qui encombrait sur le passage (autres arbres, constructions, lignes électriques) sans oublier de dédommager les locaux, sans oublier de se faire magnanime (par exemple en construisant une route goudronnée) ; charger le colis de 10 tonnes et 30 mètres de haut sur un remorqueur après avoir aménagé la plage en conséquence ; après traversée maritime et transplantation devant chez soi, le tour est joué.

Personnellement j'aurais bien aimé avoir davantage de détails sur la façon dont se sont déroulées les négociations (ou les non-négociations) pour obtenir l'acceptation des populations locales, sur la nature des concessions politique à l'œuvre. Mais il suffit de vraiment peu d'images pour ressentir l'étendue de la catastrophe et comprendre les ramifications sans fin de l'asservissement de la nature — et en l'occurrence des pauvres hères qui se trouvent sur le chemin, totalement floués et dépassés. La métamorphose des paysages pour les convois exceptionnels est aussi hypnotisante que les moyens employés pour transporter une matière aussi insolite en taille et en nature. La métaphore de la dévastation qui en émerge est vraiment poignante.

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mercredi 22 mars 2023

Le Mythe de l'entrepreneur, de Anthony Galluzzo (2023)

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Redonner sa part au hasard

Construction originale d’un essai qui semble d'abord chercher à définir les termes d'un sujet, explicites en apparence (tout le monde a déjà entendu parler de la notion d'entrepreneur, même si la distinction avec celle de patron n'est pas si claire a priori et nécessite des précisions) mais en apparence seulement. Les deux premiers chapitres s'attachent donc à exploiter une étude de cas avec l'histoire de Steve Jobs, un régal de décorticage de deux aspects du mythe, le côté créateur (le génie visionnaire sortant du néant, dans une conception schumpétérienne) avec en l'occurrence l'image assimilée par tout le monde des deux gamins, avec Steve Wozniak, dans leur garage et le côté héroïque du capitaine allant contre les idées reçues et contre les obstacles jetés sur son chemin pour illuminer les masses.

J'ai toujours été fasciné par ces talk-shows américains montrant ce genre de personnages sur une estrade qui annonce une "révolution" (dans une version parodique qu'on croirait pompée sur un sketch des Guignols), à quel point ils pouvaient avoir une influence immense sur des gens à travers le monde. C'est un peu la version tech de la messe, et le bouquin s'intéresse beaucoup à la contribution d'Apple à la réécriture de l'histoire, comme si Jobs avait inventé from scratch l'ordinateur personnel — avec une invisibilisation totale de tout ce qui permet la création et l'industrialisation de ce genre d'objets, à commencer par les développements précédents, nombreux, et la contribution de l'État, qui a largement participé à la subvention. Je n'avais pas ou peu conscience du récit autour du personnage (l'enfance, le génie, la chute, la renaissance, la mort), et Anthony Galluzzo s'est farci une quantité de biographies vomitives assez hallucinante pour en faire un tel compte-rendu, chapeau. L'aperçu donné des poncifs journalistiques est délicieux.

Ce que j'ai le plus apprécié je pense, c'est la suite : le travail sur la violence d'une telle industrie (avec l'exemple de Foxconn notamment, archétype parfait de la fausse innocence du capitalisme néo-libéral qui délocalise toutes les horreurs et qui nie toute connaissance du sort réservé aux travailleurs à l'autre bout du monde), l'histoire récente de la construction du mythe à deux grandes époques (en remontant à la fin du XIXe siècle avec les figures de grands industriels comme John D. Rockefeller ou Andrew Carnegie, avec notamment la grève et la fusillade marquantes de Homestead, et la différence entre entrepreneur supérieur et vil capitaliste), et la légitimation d'un ordre social (avec en particulier l'opposition entre Jobs et quelqu'un comme Bill Gates, le premier ne s'étant jamais préoccupé de travailler son image de philanthrope).

De Thomas Edison à Elon Musk, la vision d'ensemble donne quand même le vertige sur plus d'un siècle, à préciser comment tout cela est rendu possible et diffusé à travers le monde, d’autant que le bouquin ne laisse guère de place à l’optimisme (tout gourou est voué à être remplacé, peu importe les démonstrations concernant ses escroqueries type Elizabeth Holmes, et on se moquait déjà à l’époque de Carnegie par exemple). Tout le monde se fout complètement qu'on en vienne à tendre des filets autour des immeubles d'une usine chinoise pour limiter les suicides d'ouvriers fabriquant des composants à la source de 90% du matériel informatique mondial. Le sang des travailleurs se dilue dans l'eau des océans traversés par les porte-conteneurs, et on n'aura jamais de documentaire sur l'intérieur de ces entreprises où tout est effroyablement contrôlé. Le niveau de cynisme qui règne est inimaginable, allant chez certains de ces héros à affirmer que ce sont les plus pauvres les plus chanceux car ils auront vraiment le goût de la réussite conquise sur des conditions difficiles (des discours aussi passionnants que ceux de Reagan). Je n’avais pas du tout conscience de l’étendue de la puissance d’un tel mythe et Le Mythe de l'entrepreneur aura donc eu aussi cette vertu-là.

mardi 21 mars 2023

Godland, de Hlynur Pálmason (2022)

godland.jpg, mars 2023
Histoires d'un périple et d'un échec

Le dernier film de Hlynur Palmason en convoque beaucoup d'autres sur le thème de l'évangélisation de terra incognita au XIXe siècle et des ambitions prométhéennes de l'espèce humaine en terrains hostiles. Impossible de ne pas penser à Herzog et ses conquêtes de l'inutile, difficile de ne pas évoquer Jauja de Lisandro Alonso (2014) qui reprenait ce format carré et cette capacité à dépeindre une nature merveilleuse et merveilleusement hostile (avec un récit qui était beaucoup moins convainquant ceci dit, en ce qui me concerne), et il est même permis de penser à des références à Tarkovski à travers la ressemblance entre l'acteur Elliott Crosset Hove et le protagoniste de Stalker ou encore au cinéma soviétique de Kalatozov dans la tragédie de l'orgueil humain face aux contrées inhospitalières rappelant La Lettre inachevée. Il y a même une forme d'austérité religieuse qui rappelle le cinéma de Dreyer. Sur le thème plus précis du film, on est en outre très proche du canadien Robe noire (réalisé par l'australien Bruce Beresford en 1991) sur la tentative de conversion des Algonquins au christianisme au milieu du XVIIe siècle.

Voilà pour le torrent de références qui découle du visionnage. Arrive tout de suite après mon principal reproche : j'aurais aimé voir mis en scène un film plus "normal", avec un rythme moins volontairement alangui, qui peut en l'état se faire un peu poseur par endroits. Même si on sait que c'est un style que le réalisateur islandais affectionne, comme peut en témoigner, par exemple, son précédent film Un jour si blanc qui avait les mêmes qualités (esthétiques) et les mêmes défauts (narratifs) pour un récit beaucoup moins ambitieux. Le faux grain ajouté en post-traitement à l'image et le format carré ne me semblent pas totalement convaincants, même s'ils établissent une passerelle presque vertigineuse avec le cinéma muet d'il y a plus de cent ans.

Godland se divise en deux parties, une première radicalement éprouvante qui montre la découverte de cette terre inconnue par le jeune prêtre danois, très herzogienne, la meilleure et de loin à mes yeux, et une seconde centrée sur la description de la vie dans une minuscule communauté, sur fond de tensions, de domination et de vengeance(s), cette dernière n'évitant pas toujours adroitement les lourdeurs d'un scénario un peu trop écrit. C'est dans le fond avant tout l'exposition d'un échec flagrant, celui d'une mission qui avait pour but de prêcher dans un recoin du monde (notamment au travers de la construction d'une église) et d'en photographier la population. La première se soldera par une déroute plus symbolique, à travers la présence du chien de Ragnar revenu devant l'église et devant lequel le héros se souillera dans la boue, comme apeuré devant le poids d'un tel retour. La seconde s'illustre davantage par un revers technique, faute de coopération au sein de la population locale et face à un défaut de stock de composés chimiques pour pouvoir réaliser de tels clichés.

Difficile de ne pas être happé par la beauté des paysages dans cet univers nordique bercé autant par les coulées de lave incandescente que par la dureté glaciale de son climat. La nature y est grandiose, un décor de premier choix pour imposer une ambiance jouant sur deux tableaux, le grandiose et le glacial. La dimension primitive de ces espaces transparaît aussi bien au travers d'une éruption, d'un cours d'eau mortel, d'arêtes montagneuses tranchantes que de la rigueur extrême. C'est en un sens un compte-rendu d'une survie en territoire hostile que j'aurais bien aimé voir enfler pendant deux heures, plutôt que de laisser l'espace de la seconde moitié occupé par une défaillance d'autorité morale de la part du prêtre. L'enchaînement de violences en réaction aux différentes formes de mépris n'est malheureusement pas à la hauteur du reste, un peu trop excessif dans sa démonstration de la vanité de l'espèce humaine par l'entremise de l'arrogance du prêtre Lucas. La barrière culturelle évoquée par la problématique des langues (au-delà de l'impact néfaste d'un exercice despotique de la religion, ou presque), le Danois se comportant en bon colon sur ses terres, aurait sans doute gagné à être davantage mise en avant, par exemple en faisant mieux ressortir les différentes langues parlées.

Ce qui restera longtemps gravé sur la rétine : ces paysages naturels captés dans toutes leurs variations, illustrant magistralement le passage du temps. Je ne sais pas combien de temps le projet a occupé l'équipe de tournage mais cela a dû représenter une durée extrêmement longue.

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mardi 14 mars 2023

Take Shelter, de Jeff Nichols (2011)

take_shelter.jpg, mars 2023
L'Amérique hantée par sa ruine

Revoir Take Shelter 10 ans après, quel plaisir... Constater que les déceptions "récentes" chez Jeff Nichols n'étaient pas ou pas uniquement dues à une carapace cinématographique en perpétuel épaississement, raviver les souvenirs d'émois anciens devant la chute libre de Michael Shannon dans un de ses rôles les plus marquants, recentrer le contenu du film à partir de la profusion de faisceaux qui s'en dégagent. La liste des sensations suscitées par une telle séance est longue, éminemment subjective, à mesure qu'on se faufile au travers de tous les niveaux de lecture, et participe à esquisser le portrait d'un cinéma de la catastrophe et de sa périphérie longtemps avant que la collapsologie devienne une thématique de premier plan.

Le plus satisfaisant dans un récit tissé de la sorte tient sans doute dans la cohabitation paisible et pacifique d'une multitude de segments indépendants, d'arcs narratifs explorant des horizons divers dans le champ des angoisses du début du XXIe siècle. La finesse de l'écriture du scénario par Jeff Nichols parvient à articuler une quantité conséquente de replis variés, et c'est à mes yeux la clé de voûte d'un film brassant des thèmes aussi divers que le drame familial, le thriller paranoïaque, la science-fiction pré-apocalyptique, ou encore la tragédie existentielle. C'est ce qui différencie Take Shelter du tout-venant dans ces registres, souvent éjecté dans la case de la dramaturgie lourdingue ou du film à twist stérile.

C'est aussi cette écriture qui fait que l'on ne peut pas réduire le film à une seule de ces composantes, tout en laissant la possibilité à chacun, à chaque sensibilité, de plus ou moins se focaliser sur l'un ou l'autre des aspects comme un jeu de piste. Avec un tableau aussi chargé sur le papier, on imagine facilement dans quelle logique de surenchère on aurait pu se retrouver prisonnier. Mais tout se maintient dans un équilibre élégant et fertile, que ce soit le fonctionnement du noyau familial, les relations professionnelles, la peur diffuse et protéiforme qui enfle, l'angoisse du caractère potentiellement réel des signes annonciateurs, ou encore la conscience du protagoniste quant à son état psychologique fébrile.

Chose sans doute très intime et personnelle, la progression de l'obsession et de l'angoisse liée chez le protagoniste m'est apparue comme très percutante, tenace, aussi poisseuse que la pluie jaune corrompue qui infiltre son univers. Le recours au "mensonge à l'écran", en figurant le contenu de ses cauchemars comme s'il s'agissait de la réalité l'espace d'un instant, fonctionne très bien car il est utilisé avec parcimonie et irrigue toute une strate du récit, avec les douleurs physiques et les blessures psychiques qui persistent bien au-delà chez Curtis. La parcimonie se retrouve également dans la figuration des visions apocalyptiques, c'est manifestement très personnel aussi mais l'évocation à la fois intense et discrète de paysages chaotiques, avec d'immenses tornades au loin qui se découpent dans l'horizon et perçues depuis un environnement proche (un jardin, un chantier, une plage), fonctionne infiniment plus chez moi que tous les effets spéciaux à grand spectacle réunis. J'y crois.

Au final, la question de savoir si Shannon est un prophète ou un cas psychiatrique importe très peu au regard de la possible superposition de ces deux états. En un sens c'est davantage le fait que l'interrogation demeure qui revêt un intérêt, en tous cas plus que le travail de collecte d'indices accréditant telle ou telle thèse. La question plus que la réponse. Et cette incertitude fondatrice n'est permise que grâce à la confection minutieuse d'une ambiance qui prend le temps de poser ses jalons, lentement, les uns après les autres. On voit peu à peu les obstacles apparaître sur la route et joncher le quotidien, alimentant une peur hétéroclite : il y a la terreur de la catastrophe, palpable, conditionnant son comportement le jour (la construction d'un abri) comme la nuit (la souffrance des cauchemars), mais il y a aussi tout le spectre des angoisses quotidiennes, dessinant le portrait de l'époque états-unienne contemporaine hantée par sa ruine. La menace du chômage, l'angoisse de la maladie héréditaire, la fragilité de la protection sociale, l'insécurité climatique, la peur de l'autre : les préoccupations économiques et sociales de notre temps semblent entièrement synthétisées en un seul homme, avec pour point culminant l'épisode traumatique du bunker où l'on ne sait pas si l'on assiste à une forme de salut, de rémission, ou d'absolution.

D'un mouvement initial répondant à la menace (chimérique ou non) par la sécurisation de son foyer, Take Shelter dévie de sa trajectoire pour s'orienter vers une piste bien plus tangible, dans laquelle l’irrationalité semble exclue et où les multiples perceptions du réel peuvent coexister. C'est d'autant plus surprenant que j'avais complètement éludé cette dimension-là (au premier visionnage ou sous l'effet du temps) : Jeff Nichols conclut sur une pirouette qui n'en est pas vraiment une, au sens où il ne statue pas de manière claire au sujet des doutes égrainés pendant deux heures, il choisit les points de suspension plutôt que le point final tout en soulignant le sillage laissé par le couple. Le film se referme ainsi sur une page très intime, montrant les deux personnages qui se sont tant opposés enfin réconciliés, Michael Shannon et Jessica Chastain regardant enfin dans la même direction (celle du cyclone, en l'occurrence). Une complicité est née, finalement, la femme acquiesce et constate la catastrophe qui arrive d'un discret "ok", qu'elle soit lucide ou bien à son tour contaminée par une folie paranoïaque, cela n'a plus d'importance. La fin du monde est peut-être à leur porte, la famille est à nouveau réunie.

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lundi 13 mars 2023

La Bête de guerre, de Kevin Reynolds (1988)

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"What if I kill your brother and you came for Badal, revenge? And I ask for Nanawateh? — Then I would be obligated to feed, clothe and protect you. — That's incredibly civilized."

La (première) guerre d'Afghanistan vue par une caméra américaine au travers de l'équipage d'un char soviétique à la fin des années 80, voilà qui constitue les prémices d'un film assez fou, bizarre, original, non dénué de gros défauts mais doté d'une consistance toute particulière a posteriori. Un film rare à plus d'un titre, à commencer par ce regard depuis une puissance impérialiste (les États-Unis) sur une autre puissance impérialiste (la Russie), critiquant ouvertement l'oppression d'une population afghane par des ennemis étrangers littéralement 15 ans avant qu'elle se lance dans le même schéma guerrier. C'est sidérant, d'un point de vue historico-cinématographique, et tout à tour drôle et tragique selon la perspective adoptée.

Bon personnellement je passe sur la dimension de film d'action, même si l'idée de faire le point focal sur un char russe perdu dans les plaines d'Afghanistan est séduisante en théorie. The Beast tombe dans le travers classique de ces films qui pensent qu'on peut estomper une caricature en produisant dans le même espace une caricature du camp opposé : non, ça n'en fait pas quelque chose de moins manichéen, mais plus simplement quelque chose de doublement manichéen (et ici en l'occurrence, les occurrences sont très abondantes). On pourra apprécier cela étant dit la volonté de montrer qu'il y a des "fous" et des "gentils" des deux côtés, chose sans doute surhumaine et impensable pour ce cinéma — songeons un instant à Rambo III sorti la même année... Mais tout de même : le cliché du commandant du tank dégénéré et sanguinaire, ça va 5 minutes.

Ce qui est très drôle, en revanche, c'est que la première séquence montre la destruction d'un village par une armée de chars, en explicitant toute l'horreur de la chose au moyen des dispositifs classiques du cinéma états-unien (explosions, meurtres, actes barbares, femmes en pleurs) : l'espace d'un instant, si l'on ne sait pas de quoi il s'agit, on pourrait croire que c'est un pamphlet du XXIe siècle contre l'invasion américaine... À la différence près qu'on montre ici des gens plus proches du commandant Massoud que du mollah Omar bien évidemment. Tout cela étant dit, les grossièretés du type "regarde mon gros canon phallique" et la débilité de la plupart des personnages ont globalement raison des qualités du film, à commencer par sa description sans concession de la violence de la guerre (avec par exemple écrasement d'homme sous les chenilles d'un char, ça ne laisse pas indifférent). La rébellion de l'intellectuel russe contre son char aurait pu aussi être un peu plus étoffée, et la scène finale à forte consonance christique (le héros hélitreuillé avec son long fusil-cadeau en croix) en fait un peu trop, au-delà de la photogénicité de la séquence.

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vendredi 10 mars 2023

Monrovia, Indiana, de Frederick Wiseman (2018)

monrovia_indiana.jpg, mars 2023
Ode à la petite ville

Petit saut dans le temps au sein de mon parcours de la filmographie de Frederick Wiseman, délaissant momentanément les années 70 pour venir observer la partie la plus contemporaine de son travail. La méthode est inchangée : des centaines d'heures de rushes collectées pendant quelques mois en posant une caméra discrète aux quatre coins du sujet, et un travail de montage conséquent pour en construire l'ossature — Wiseman affirme ne pas connaître son sujet au moment où il tourne et se baser principalement sur son intuition. Monrovia, Indiana, en choisissant pour cadre une petite ville rurale du Midwest, peut rappeler Central Park du fait de l'étendue de son très — et un peu trop — vaste sujet, donnant l'impression que l'intérêt d'une telle approche trouve sa limite dans la dilution face à un terrain d'étude un peu trop vague.

Wiseman a toujours privilégié la restitution d'une observation comme moyen de communication autour d'un thème de travail, sans pour autant effacer tout commentaire politique, loin de là. Une grande latitude est laissée au spectateur quant à la signification du matériau, disposant d'une toute aussi grande liberté pour décider quoi en penser : le geste est toujours aussi appréciable et constructif. Cela ne veut pas dire que le cinéaste ne glisse pas son point de vue et son interprétation de la réalité entre les lignes, surtout en connaissance de son passif, il faut simplement laisser le documentaire infuser. Dans cette petite bourgade agricole éponyme d'un millier d'habitants, les thématiques motrices ont tôt fait de se dégager, et on n'a pas besoin de savoir que 76% d'entre eux ont voté Trump aux dernières élections présidentielles états-uniennes.

Monrovia, Indiana évolue comme une succession de portraits d'où se dégage une image claire, celle d'une communauté WASP relativement âgée — la vieillesse semble être un thème d'intérêt qui se dessine peu à peu, de la part d'un réalisateur de 88 ans au moment de la sortie du film. La plupart des locaux ne sont jamais allés à Indianapolis, la plus grande ville de la région à 30 minutes de là qui inspire davantage de crainte que d'attirance. Comme à son habitude, Wiseman balaie les lieux : salles de classe, foire agricole, mariage, enterrement, et bien sûr les espaces de débats qu'il affectionne toujours autant matérialisés ici par les réunions municipales. On y discute de l'investissement dans un banc supplémentaire et des bornes incendie qui ne sont toujours pas alimentées en eau, en toile de fond des travaux d'aménagement de l'espace résidentiel en vue d'un agrandissement de la ville. De cette collectivité complexe dépeinte avec beaucoup de nuances émerge peu à peu un trait commun assez fort, l'angoisse du monde extérieur — à commencer par les germes qui s'installent dans les matelas et dont il faut se prémunir.

À travers les préoccupations des habitants et la prédominance de la religion, entre le lycée et le supermarché, c'est clairement une ambiance conservatrice qui se dégage, mais captée par un observateur proche, ou pour le dire autrement non-européen — la différence franche avec la démarche d'un Claus Drexel dans America sorti la même année. Toujours dans l'esquive et dans le détour, toujours prêt à manifester quelques notes discrètes d'humour et d'empathie, Wiseman développe la même aversion pour une vision manichéiste des choses, ce qui ne l'empêche pas d'afficher une certaine lucidité face à la dimension autarcique de ce petit monde intéressé essentiellement par lui-même, comme prisonnier de ses propres clichés.

img1.jpg, mars 2023 img2.jpg, mars 2023 img3.png, mars 2023 img4.png, mars 2023 img5.png, mars 2023 img6.png, mars 2023

jeudi 09 mars 2023

American Movie, de Chris Smith (1999)

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"You guys gotta look menacing! Can you be more menacing?"

American Movie : un film sur des gens qui essaie de faire un film dans le but de financer un autre film. On est en plein cinéma méta qui se met en scène, en passant par les phases de pré-production et de post-production, de la réunion du bureau des potentiels producteurs jusqu'à la salle de montage — en l'occurrence quelques jours voire quelques heures avant la première dans un petit cinéma local. L'amateurisme à tous les étages est un puissant moteur comique et confère au film un capital sympathie assez phénoménal.

L'histoire de Mark Bochardt, un ouvrier dans une banlieue du Wisconsin, et accessoirement cinéaste à ses heures perdues, qui rêve depuis tout petit de faire des films d'horreur. Ne parvenant pas à réunir l'argent nécessaire à la réalisation d'un long métrage, Northwestern, film qu'il souhaite entreprendre envers et contre tout (il se considère non pas comme un génie mais comme un artiste ayant droit à sa part de rêve américain), il se résout à déporter dans un premier temps ses ambitions vers la reprise d'un moyen métrage d'horreur à très petit budget baptisé Coven — qu'il s'applique à prononcer avec un 'o' long afin de ne pas faire penser à "oven", source de nombreuses altercations comiques parmi beaucoup d'autres.

C'est un portrait délicieux, une galerie de personnages parfaitement inadaptés aux tâches qu'ils sont censés assurer. Mark, à commencer par lui, est un gestionnaire catastrophique, partagé entre des phases oisives, excentriques et alcooliques, c'est une tornade insaisissable qu'on croirait sortie d'une fiction, et qui se débat avec des bouts de ficelles pour faire son film, aidé grandement par son oncle, un vieillard de 82 ans qui vit dans un mobile home alors qu'il a plusieurs centaines de milliers de dollars sur son compte. Mark essaie de le convaincre d'investir ("And you get your name on the credits as a producer, man!"), projette des milliers de VHS vendues pour rembourser les investisseurs ("Would you buy this movie for $14.95? — Yeah, hell yeah, man. — If I can find 3,000 people like you across this country, man, I'm in business."), c'est très drôle. Autant que sa conviction intime qu'il a un destin de grand cinéaste, ce qui alimente un enthousiasme délirant, en contraste total avec son pote Tom (qui visiblement est resté bien scotché après un fix de trop). La crise identitaire de l'apprenti réalisateur est à ce titre géniale, point focal d'un bordel sans nom pétri de bonnes intentions. Le cocktail à base d’incompétence notoire et d’ambition artistique bouillonnante est délicieux.

img1.jpg, mars 2023 img2.jpg, mars 2023 img3.jpg, mars 2023 img4.jpg, mars 2023 img5.jpg, mars 2023

lundi 06 mars 2023

Le Faux Coupable, de Alfred Hitchcock (1956)

faux_coupable.jpg, mars 2023
"An innocent man has nothing to fear, remember that."

Hitchcock très inhabituel, même si ma frénésie de découvertes hitchcockiennes commence à remonter à un bon moment. Le premier truc inhabituel, c'est l'introduction assurée par le réalisateur himself, nous assurant que ce qui va suivre est le récit de faits réels, survenus en 1953, détonnant à ce titre avec le reste de sa filmographie (essentiellement basée sur de la fiction, donc). Le second, beaucoup plus conséquent, porte sur la tonalité de The Wrong Man, délaissant totalement les notions de suspense que l'on connaît et avec lesquelles on est familier pour s'attacher à la description très pragmatique des déboires de Manny Balestrero, un musicien de jazz accusé de hold-up, qui passera l'essentiel du film à tenter de prouver son innocence.

D'entrée on peut avouer que le choix de Henry Fonda dans le rôle principal est une très bonne chose, il semble vraiment être l'acteur idéal avec sa gueule triste et son air blême pour figurer l'innocent condamné à tort, prisonnier de sa fragilité, largement dépassé par les événements. Dans la description méthodique et très subjective de son arrestation sur le seuil de sa porte jusqu'à son emprisonnement, Hitchcock se laisse aller à un style de mise en scène que je ne lui connaissais pas, il filme la déchéance du personnage dans toute sa longueur, sa pénibilité, son arbitraire, mais surtout en prenant le soin d'adopter le point de vue de Fonda en se concentrant sur son champ de vision, extrêmement réduit, les yeux baissés : il voit les menottes que va lui mettre un policier, il voit les chaussures des codétenus dans le fourgon, il scrute les coins de sa cellule, etc. C'est bien simple, parfois on se croirait chez Bresson, tendance Pickpocket (si j'avais su qu'un jour j'oserai un tel parallèle...), tant dans l'austérité formelle que dans le découpage et le réalisme subjectif. Un poids moral supplémentaire se fait ressentir lorsqu'un inspecteur lui assène le fatidique "an innocent man has nothing to fear, remember that", très peu rassurant étant donnée la situation et contraignant le principal intéressé à une forme de soumission insidieuse.

L'autre chose intrigante, c'est ce qui arrive au personnage de Vera Miles : elle perd pied, totalement, sans raison apparente. Il y a un côté inexpliqué livré de manière brute, jusqu'à l'ultime péripétie du récit qui se contentera d'un carton final relativement sobre. Tout est fait pour maximiser l'empathie au plus près du pauvre protagoniste, l'homme moyen injustement accusé, pris au piège d'un sosie malgré lui, avec une thématique de fond très chrétienne dans la dernière partie (rosaire, prière, portrait de Jésus, miracle) qui fait quelque peu peser le poids des nombreuses décennies passées.

img1.jpg, mars 2023 img2.jpg, mars 2023 img3.jpg, mars 2023 img4.jpg, mars 2023

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