vendredi 26 avril 2024

En route vers le sud (Goin' South), de Jack Nicholson (1978)

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"I'll never forget you, Hermine. You's the first woman I didn't have to pay for. Adiós."

Jack Nicholson n'a pas été le réalisateur de beaucoup de films (IMDb en compte quatre, dont un non-crédité) et à la différence de The Two Jakes qui sera formellement beaucoup plus maîtrisé 12 ans plus tard, Goin' South est assez amusant dans son côté bordélique et loufoque qui semble totalement assumé par son cinéaste-acteur. Enfin, "amusant", c'est un bien grand mot, au sens où le niveau de cabotinage est assez élevé, Nicholson n'hésitant pas à se mettre très fréquemment au centre du plan avec des grosses grimaces derrière sa face hirsute. Mais là où cette sensation de grotesque ou d'approximatif pourrait faire fuir beaucoup de gens, bizarrement, elle a suscité chez moi beaucoup de sympathie.

Une bonne part de cette réception heureuse tient à mes yeux au duo improbable formé par Jack Nicholson d'une part, un voleur de chevaux excentrique promis à la pendaison au lendemain de la guerre de Sécession, et Mary Steenburgen d'autre part, en contraste total dans sa retenue et dans son calme, et accessoirement propriétaire terrienne qui le sauvera de la potence en l'épousant in extremis — eh oui, à l'époque, les campagnes étant dépeuplées de mâles pour cause d'hécatombe récente, une loi autorisait ce genre d'accord, sous réserve que l'homme se conforme aux attentes de la femme : en l'occurrence, il faudra charbonner au fond d'une mine pour tenter d'en extraire un bien hypothétique or, mais aussi à la maison pour aider madame à sortir de sa frigidité acquise depuis longtemps, l'humour latent provenant de cette comédie romantique sortant un peu de nulle-part dans ce décor de western.

C'est tout à fait improbable mais le jeu excessif de Nicholson fonctionne, le condamné à mort tout juste sauvé semble avoir pété une durite, empêtré dans des soucis domestiques, mené à la baguette. Aux côtés de Mary Steenburgen, la coïncidence (qui n'en est peut-être pas vraiment une) la fait rencontrer dans ce film Christopher Lloyd 12 années avant leur idylle dans le troisième volet de Retour vers le futur, et dans la toile de fond agréable des personnages secondaires remontent régulièrement John Belushi, Veronica Cartwright et Danny DeVito. La ligne d'équilibre trouvée entre la parodie de western et la comédie romantique est agréable dans le burlesque qu'elle travaille (avec de nombreuses petites vignettes stupides), et la maladresse de l'ensemble ne fait que renforcer sa dimension attachante.

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jeudi 25 avril 2024

Ill Communication, de Beastie Boys (1994)

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Il aura fallu attendre le quatrième album des Beastie Boys pour que je trouve enfin le bon équilibre Rock / Rap, et sans doute pour que l'acclimatation à leur style quand même assez inimitable me permette d'appréhender un album sereinement. Comment définir ce style d'ailleurs... Des dégaines de guignols, une façon de chanter nasillarde d'adolescents prépubères : le décalage qui se produit avec le registre du Hip Hop est quand même très singulier. C'est assez drôle, on dirait du Rap de lycée, c'est graveleux, débile (sans doute encore plus sur leur premier album Licensed to Ill), mais ça passe étonnamment bien sur quelques morceaux. Sur leur second album le plus renommé Paul's Boutique, ils s'adonnaient à du sampling à gogo (en exploitant Led Zeppelin, Pink Floyd, les Beatles, James Brown, les Red Hot), une constante dans leur discographie, avec des références culturelles dans tous les sens dont on ne capte probablement qu'une petite partie.

C'est donc à l'occasion de Ill Communication que l'ovni est devenu appréciable et agréable. Toujours le même chant décérébré, mais cette fois-ci ça passe, prioritairement grâce à un début d'album très accrocheur, avec le facile Sure Shot et surtout avec l'énorme Sabotage qui est ma plus grosse friandise à tendance Punk chez eux et de très loin. Dommage que la fin de l'album se traîne de la sorte en longueur, à mon goût on aurait pu tailler dans le gras et produire un album diminué de moitié qui aurait eu un effet décuplé. Mais peu importe, la vertu de ma ténacité (ou de l'entêtement, plus probablement...) a payé.

Extrait de l'album : Sabotage.

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À écouter également : Sure Shot.

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mardi 23 avril 2024

Les Colons (Los colonos), de Felipe Gálvez (2023)

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"La lana manchada con sangre pierde su valor."

Los colonos forme avec Godland (Hlynur Pálmason, Islande, 2022) et La Légende du Roi Crabe (Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis, Italie, 2021) une facette étonnante du panorama cinématographique contemporain, encline à détailler le parcours de paysages grandioses par des hommes qui ne savent pas toujours réellement pourquoi ils le font, ornée de mises en scène qui flattent l'œil par leurs photographies iconoclastes et hypnotisantes. Il y avait respectivement le trajet d'un jeune prêtre danois perdu au milieu de sa mission d'évangélisation dans les contrées islandaises du XIXe siècle, des chercheurs d'or cupides à la recherche d'un trésor à l'extrême sud de l'Argentine, et dans le cas présent, l'exploration d'un territoire voisin sur cette Terre de Feu mais du côté chilien : des soldats au début du XXe siècle chargés par un riche propriétaire terrien d'ouvrir une route vers l'océan Atlantique et pour ce faire, de massacrer les autochtones croisés en chemin.

Il s'agit en l'occurrence d'un récit de l'extermination des Selknam, entre la fin XIXe et le début XXe siècle, un peuple amérindien qui habitaient la grande île de la Terre de Feu. Felipe Gálvez, aux côtés de son chef opérateur Simone D'Arcangelo (qui officia également sur La Légende du Roi Crabe, il n'y a pas de hasard), explore ces immenses territoires dans une beauté austère et témoigne une volonté voisine de Godland, à savoir montrer sous un angle nouveau la mission dite civilisatrice de l'aristocratie occidentale du siècle passé. C'est ainsi qu'un soldat britannique, auquel se joignent un mercenaire américain et un métis chilien, se trouvent en charge de déposséder les locaux de leurs terres.

L'association paysages magnifiques / brutalité des hommes est en revanche un peu trop maladroitement mise en avant à mes yeux, ponctuellement, se traduisant de temps à autres par des passages gratuitement gores (le coup du démembrement / mise à mort en introduction est vraiment grotesque), avant-goût d'un des gros défauts du film : la forme phagocyte lentement mais sûrement le fond. Il me semble que Les Colons reste malgré tout intéressant pour cette image qu'il renvoie des différents groupes de conquérants qui se croisent et se toisent. La dernière partie amorce un recul qui aurait mérité un plus large développement, sur le thème "la laine souillée de sang perd toute valeur", c'est-à-dire la question de la mémoire et de l'écriture d'une nouvelle page dans l'histoire nationale du Chili, vis-à-vis des massacres perpétrés au nom de ce qui précédait la notion d'état.

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lundi 22 avril 2024

Le Franc / La Petite Vendeuse de soleil, de Djibril Diop Mambéty (1994 et 1999)

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Trilogie sénégalaise inachevée

1 - Le Franc

Drôle de virage pris par Djibril Diop Mambety, seulement deux ans après Hyènes, pour se tourner vers une production de taille beaucoup plus modeste à l'occasion d'un diptyque (qui devait initialement être une trilogie consacrée à l'emprise de l'argent avant que Mambéty ne meure en 1998) baptisé "Histoires de petites gens" dont Le Franc est le premier volet. Mais il ne délaisse en rien ce qui semble être son style, poésie surréaliste à Dakar, conte agréablement fantasque peuplé de personnages bigarrés et attachants, issu d'un contexte particulier au Sénégal en lien avec la dévaluation du franc CFA en 1994.

L'histoire d'un ticket de loterie (motif vu dernièrement dans Le Million de René Clair, dans un registre esthétique diamétralement opposé) qui se révèle davantage comme une question de survie qu'autre chose chez le personnage principal Marigo, un musicien à la rue après que sa logeuse lui a confisqué son instrument de musique (un congoma) pour loyers impayés. Le burlesque du moyen-métrage tient à mi-parcours au fait qu'il a collé le ticket à la colle forte sur une porte, et qu'il est contraint de la sortir de ses gonds pour se balader avec et traverser la ville avec la porte sur son dos. Illusions de l'argent, naïveté assumée, couleurs magnifiques, et quelques visions cauchemardesques de décharges qui anticipent en mode mineur Welcome to Sodom du côté du Ghana.

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2 - La Petite Vendeuse de soleil

Le petit tour d'horizon des derniers temps de la filmographie de Djibril Diop Mambéty à l'occasion de ce diptyque "Histoires de petites gens" aura été particulièrement agréable et surprenant, un territoire qu'il me faudra explorer encore davantage aux côtés de Ousmane Sembène (Camp de Thiaroye). La tonalité poétique et surréaliste dans Le Franc est reprise ici, les rues de Dakar pourraient avoir été filmées à peu près au même moment et avec les mêmes intentions, sauf qu'ici c'est Sili, une jeune mendiante handicapée, qui occupe le terrain. Une jeune fille qui se convertit à la vente de journaux à la criée, après avoir observé des groupes de garçons faire la même chose.

La Petite Vendeuse de soleil ce n'est que ça : l'observation des pérégrinations de cette protagoniste qui boîte, qui déambule péniblement (mais fièrement), qui sans cesse chute et sans cesse se relève. C'est un petit monde sans pitié qui est capté avec beaucoup de bienveillance, à la cruauté des enfants se mêlent les premières affirmations de soi — grand et drôle moment lorsqu'elle décide d'aller au commissariat pour faire la leçon à un policier l'ayant accusée à tort de vol. La thématique de la dépendance à l'argent est relayée ici aussi, c'est en vendant des journaux que Sili pourra acheter entre autres un parasol pour sa grand-mère aveugle, en parallèle d'un portrait plus général des enfants de la rue. Un assemblage de motifs poétiques que l'on voit rarement au cinéma, débouchant sur une belle rencontre et une solide amitié.

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samedi 20 avril 2024

Winter Soldier, de Winterfilm Collective (1972)

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"The more ears, the more beers."

Grande pépite du documentaire documentant, composée exclusivement de témoignages de soldats américains à leur retour à Détroit, en 1971, au lendemain de leur mobilisation pendant la guerre du Vietnam : je crois que le qualificatif de "film incontournable" ne serait vraiment pas galvaudé ici. Un collectif anonyme de cinéastes baptisé Winterfilm Collective a filmé pendant quelques jours le rassemblement constitué d'une centaine d'anciens GIs, sous l'impulsion de l'association Vietnam Veterans Against the War, et il en résulte ce documentaire, une synthèse de témoignages franchement bouleversante. Dans un noir et blanc très contrasté et charbonneux, avec quelques photographies couleur à l'appui, en l'absence totale de commentaires extérieurs, on écoute avec la plus grande et la plus naturelle attention le récit de ces hommes envoyés à la guerre, parfois contre leur gré, qui ont assisté à l'expression d'une barbarie inimaginable pour la plupart. Des actes de sauvageries commis par l'armée américaine, de manière volontaire, réfléchie, et parfois institutionnelle.

En réalité la chose est tellement inimaginable qu'à l'époque de cette réunion, au début des années 1970, aucun média d'envergure n'avait relayé l'information. La chose était impossible à imaginer, il n'y avait aucun antécédent, pas de scandale (au choix) d'Abou Ghraib dans les mémoires, et les militaires qui avaient témoigné des pires atrocités pas encore officiellement documentées n'avaient pas été pris au sérieux. Pire, ils menaçaient l'effort de guerre. Pourtant il s'agissait de lanceurs d'alerte de leur époque, dont les témoignages se sont avérés aussi abondants que concordants, et le récit des exactions hisse le documentaire sur le podium des épisodes bellicistes terrifiants. À ce titre, d'ailleurs, Winter Soldier est à réserver à un public averti car les références directes et détaillées à des mises à mort, des viols et des actes de torture sont très nombreuses.

Avec le recul on s'en doute, le récit fait par ces ex-soldats ne corrobore évidemment pas vraiment le roman national états-unien. Parmi les cinéastes du collectif, on reconnaît la réalisatrice qui signera quelques années plus tard le célèbre Harlan County, U.S.A., Barbara Kopple, ce qui peut être assimilé à un gage de qualité ici. L'ampleur des révélations est à la hauteur du massacre de My Lai (qui eut lieu quelques années avant en 1968), et entre les lignes des différentes manifestations de la boucherie militaire, on retient la déshumanisation, le lavage de cerveau, et l'intimidation. Ce ne sont pas des termes à prendre à la légère dans le cas présent, car il est tout de même question de fusillades de masse, de viols avec souci d'humilier largement les populations, de prisonniers jetés d'hélicoptère en plein vol après les avoir ligotés avec du fil de fer, de corps mutilés pour l'exemple, tous boyaux apparents... Les faits sont diversifiés, massifs, et attestent d'une cruauté et d'un sadisme certains.

Certains témoignages sont plus ahurissants que d'autres. "There were some Vietnamese children at the gateway of the village and they gave the old finger gesture at us. It was understandable that they picked this up from GIs there. They stopped the trucks — they didn't stop the truck, they slowed down a little bit, and it was just like response, the guys got up, including the lieutenants, and just blew all the kids away. There were about five or six kids blown away, and then the truck just continued down the hill." On parle également de falsification de décomptes de corps, de destruction inconsidérée de villages entiers rasés avec ou sans napalm, avec des motifs ignobles récurrents, du genre "If he's dead, he's Viet Cong" (quand on demandait comment déterminer s'il s'agissait de civils ou de combattants des forces armées communistes) ou encore le glaçant "the more ears, the more beers" (les oreilles découpées étaient ensuite portées comme trophées).

Mais c'est une guerre et des horreurs pour lesquelles il n'y aura pas de jugement auprès de la cour pénale internationale, et dont les responsables ne comparaîtront jamais devant une cour martiale.

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vendredi 12 avril 2024

Notre corps, de Claire Simon (2023)

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Écrins du corps féminin, nuée de cas particuliers

L'horizon des régions hospitalières explorées par Claire Simon dans Notre corps est très vaste, et les 2h50 du documentaire sont presque insuffisantes — au sens où l'on serait prêt à en contempler facilement le double. Les domaines médicaux sont variés et ont pour point commun la rencontre entre le corps féminin et le corps médical : un spectre extrêmement large tutoie l'exhaustivité en partant des premiers rendez-vous gynécologiques à l'adolescence pour boucler de l'autre côté avec les soins palliatifs, et parcourant de manière ordonnée mais pas encyclopédique la grossesse et l'accouchement au département obstétrique, l'unité spécialisée en procréation médicalement assistée, le parcours de transition de genre, le service oncologie avec ses réunions multidisciplinaires, et bien d'autres particularités qui sont tombées sur le chemin de la caméra de Simon lors de son passage à l'hôpital Tenon à Paris en 2021. La thématique est en un sens voisine de ce que les documentaristes Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel exploraient dans De humani corporis fabrica (comprendre : quelques passages obstétriques et chirurgicaux hypnotisants mais un peu hardos, à réserver à un public averti), avec notamment un passage consacré à la chirurgie fonctionnant à l'aide de bras robotisé (sur ce sujet précis, le court-métrage Da Vinci de Yuri Ancarani restera la référence). Mais l'approche est totalement différente ici puisqu'on accompagnera les différentes personnes sur le temps long, en prenant tout le temps nécessaire à comprendre les problématiques personnelles, les historiques de soin, et souvent une très grosse partie des éléments contextuels qui entourent la visite à l'hôpital de ces femmes, avec une contribution personnelle de la réalisatrice tout à fait impromptue. Attention, c'est à la fois magnifique, choquant, bouleversant, parfois très dur à encaisser, invariablement passionnant, tragique, et surtout terriblement émouvant.

En fait il suffit d'une scène pour convaincre, une des premières : calmement, au cours d'une consultation gynécologique, une jeune adolescente explique sa situation de grossesse non-désirée. La séquence est longue, sans coupure, elle fait passer par différentes émotions à mesure que la médecin pose des questions pour faire parler la fille et prendre connaissance de l'ampleur de la situation. C'est doux sur la forme tout en étant dur sur le fond, l'aperçu donné du contexte et des conditions est saisissant... Moment parfait, entrée en matière éloquente qui donne en réalité le ton des presque trois heures à suivre et qui ne faiblira pas un instant pour nous laisser abasourdi, de l'autre côté du docu, au terme d'un long échange entre une radiologue et une patiente âgée qui semble être arrivée au terme d'un long et éprouvant parcours de traitements chimiothérapiques. Ce n'est pas la séquence la plus originale du film mais malgré tout, si on n'a pas le cœur ébranlé par ce qu'on a pu capter de ce moment, on n'est probablement pas humain.

Claire Simon traverse les différents départements et construit de scène en scène un document d'une puissance incroyable, alternant entre l'intimité de certaines consultations et la stupéfaction de certains actes chirurgicaux. Notre corps déborde de patience, de soin, de respect, il brasse une diversité de cas qui n'a d'égal que leurs points de singularité, il aborde autant de séquences merveilleuses que de moments éprouvants, et il laisse la place à des événements indépendants du film lui-même — une manifestation pour dénoncer les violences sexuelles perpétrées par un gynécologue de l'hôpital, la révélation d'un cas de cancer du sein étendu chez la réalisatrice elle-même qui annihile complètement la distance au sujet en la projetant dans son propre matériau. On parle d'avortement, d'endométriose, de transition de genre, de maternité, de PMA, de cancer. On accouche, on écoute, on soigne, on discute. On réalise de nombreux actes techniques : on résèque des lésions liées à de l'endométriose au milieu du côlon, on ponctionne des ovocytes dans les follicules ovariens, on identifie les spermatozoïdes vigoureux et on réalise une fécondation in vitro... On peut difficilement faire plus impressionnant et fascinant en ce qui me concerne. Certaines questions posées lors d'entretiens médicaux sont le point de départ de bouleversements existentiels, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Les réflexions qui s'imposent dans le registre de la transidentité à l'heure de la ménopause, y compris les réflexions au niveau biologique et physiologique sur le ratio des taux d'œstrogène et de testostérone, relève de thématiques nouvelles incroyables. Des moments surréalistes surgissent lorsque les patientes ne parlent pas français (les échanges en anglais ou en espagnol atteignent un registre presque burlesque, par traducteur informatique — approximatif — interposé, en contraste total avec la gravité de la situation et des informations partagées), d'autres deviennent intensément poignants dès lors que des pans entiers d'expérience sexuelle malmenée sur des années se révèlent, mêlant douleur, libido, et sentiment amoureux. Des vies intimes qui défilent, entre témoignages hétéroclites et pratiques médicales coordonnées, en leur accordant tout le temps et l'empathie qu'elles nécessitent.

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jeudi 11 avril 2024

The Noah, de Daniel Bourla (1975)

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Solitude, folie et radiations

Un homme seul (Robert Strauss pour son dernier film) dérive sur l'eau, à bord d'un radeau de fortune, et arrive sur une île vraisemblablement déserte perdue au milieu d'un océan inconnu. Des restes de matériel de propagande communiste jonchent les lieux. Il vérifie que son détecteur de radioactivité de ne signale pas un souci : tout va bien. À un détail près : tout porte à croire qu'il est l'unique survivant d'une catastrophe planétaire, résultat d'une guerre mondiale nucléaire qui n'a pas atteint ce petit bout de terre sablonneuse aux allures paradisiaques.

Daniel Bourla a tourné ce film faisant intervenir un unique personnage à l'écran en 1968, mais la première sortie n'eut lieu qu'en 1975, après avoir réussi à obtenir les fonds nécessaires au travail de montage — suite à d'autres problèmes, de droits, le film disparaîtra des radars avant de réapparaître au milieu des années 1990 sous le manteau. Et on est bien obligé de constater que le montage est une partie essentielle de The Noah, puisque l'essentiel de l'action (si on peut dire) se déroulera dans la tête de son protagoniste, sombrant peu à peu dans une folie profonde, conséquence de son isolation et de sa solitude.

Après avoir passé un certain temps à explorer les environs, Strauss entend une voix : c'est le début des affabulations. Il s'inventera un compagnon imaginaire prénommé "Friday", puis il inventera une seconde camarade pour tenir compagnie au premier, et puis... au final, une civilisation toute entière, pur produit de son imagination. Dans ces décors (le film fut tourné à Puerto Rico) épargnés par les radiations, sa santé mentale lui échappe et il se retrouve prisonnier d'un monde d'illusions sur lequel il croit régner — tel un Noah moderne, comme l'introduit l'encart initial avec sa citation biblique. Il donne des cours à des élèves imaginaires, il commande un escadron imaginaire dans des manœuvres militaires imaginaires, il réinvente les nouveaux commandements en néo-Moïse imaginaire... Un soldat de la Seconde Guerre mondiale devenu dieu au terme de la Troisième. L'idée est séduisante, le plan est suivi avec rigueur, le final est bien amorcé, mais on ne m'ôtera pas de l'idée que du haut de ses 110 minutes, le film est bien trop long et comporte de très nombreuses séquences extensives et indigestes. Amputé d'un bon quart, ce conte de science-fiction minimaliste aurait été infiniment plus efficace dans son propos : l'effacement d'un ancien monde au profil d'une civilisation imaginaire construite sur le déni.

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mardi 09 avril 2024

Blonde Vénus (Blonde Venus), de Josef von Sternberg (1932)

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Triangle amoureux et pathologique

Pur produit du cinéma Pre-Code et accessoirement cinquième collaboration entre Marlene Dietrich et Josef von Sternberg, Blonde Venus s'était à l'époque illustré par une impopularité notable que l'on peut raisonnablement relier au rôle de l'actrice d'origine allemande, ni espionne, ni princesse, ni femme fatale, ni célèbre chanteuse de cabaret. Elle tient ici un rôle beaucoup plus pragmatique, terre-à-terre, loin des paillettes et de la séduction radicale, probablement pour la première fois de sa carrière, une femme attachée à l'intimité de son foyer. Mais c'est précisément ce qui fait tout le sel d'un tel film, mettant en scène une femme dont l'indépendance est constamment menacée et qui se battra jusqu'au bout pour maintenir sa dignité.

Dietrich se retrouve prise en étau entre deux figures masculines : son mari Herbert Marshall (qui parvient à composer un personnage intensément et progressivement antipathique, c'est assez remarquable dans le contraste constitué en opposition à son rôle de séducteur amoureux dans Haute pègre aka Trouble in Paradise réalisé par Ernst Lubitsch la même année), souffrant d'une grave maladie l'obligeant à trouver une grande somme d'argent pour aller se faire soigner en Allemagne, et Cary Grant (dans un de ses premiers rôles), un homme politique chamboulé par ses numéros de cabaret qui se dira prêt à lui donner l'argent nécessaire sans véritable condition. On le voit venir d'un peu loin, mais il n'empêche, le trajet sera aussi beau que piquant : à mesure que Dietrich travaille pour permettre à son mari de financer son séjour médical, elle s'en éloignera. Les premières compromissions, les premiers mensonges... Ils auraient pu se séparer aisément, mais il y a un enfant au milieu qui complexifie la problématique.

On est en 1932 et la séquence la plus représentative du parfum de Forbidden Hollywood est sans aucun doute la première, quand les parents racontent leur rencontre à leur enfant. Un petit groupe d'hommes tombent par hasard sur un lac dans lequel se baignent un petit groupe de femmes allemandes, toutes également nues et libres dans l'eau. Grand moment de légèreté érotique, qui m'a paru en tous cas bien plus marquant que les quelques numéros musicaux fortement mis en valeur au cours du film — et ce en dépit de la célèbre scène où Dietrich déguisée en gorille sort de son costume animal pour en exhiber un autre, étincelant. Portrait émouvant d'une femme extrêmement combattive, à l'origine de nombreux allers-retours entre deux pôles (la misère au foyer et l'action au cabaret, la liberté et la soumission, grosso modo), prête à tout pour préserver son émancipation de désillusions en désillusions (si l'on excepte le final un peu trop gentillet) dans une société qui lui barre constamment la route.

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lundi 08 avril 2024

D'Est, de Chantal Akerman (1993)

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Travelling sur 2000 kilomètres

Un dispositif extrêmement simple : filmer un voyage depuis l'Allemagne de l'Est jusqu'à Moscou au lendemain de la dislocation de l'URSS, sans aucun commentaire, sans aucun sous-titre. Avec seulement quelques séquences plus scriptées, en plans fixes, qui viennent rythmer le film en arrêtant le mouvement (une salle de danse, l'intérieur d'une maison, un concert classique, un homme seul sur un banc, des paysans qui récoltent des pommes de terre), Chantal Akerman examine les territoires traversés qu'elle capte par la fenêtre d'une voiture, vraisemblablement, en travelling latéral constant sur plusieurs milliers de kilomètres. D'Est est par définition l'enregistrement d'un voyage, mais le résultat est en réalité une autre forme de voyage pour qui se laissera happer par ces deux heures durant lesquelles des centaines d'inconnus défileront, à mesure qu'on progresse vers l'est, de la campagne à la ville, de l'été à l'hiver. Les saisons passent comme les paysages et les habitants d'Allemagne, de Pologne, d'Ukraine et de Russie, et la radicalité du projet se traduit en des termes extrêmement doux dans la vision documentaire résultante, une douceur qui au choix, selon l'humeur et la sensibilité, rebutera par sa redondance et son abstraction, ou au contraire fascinera pour les mêmes raisons.

Il y a un peu du court-métrage A Trip Down Market Street Before the Fire réalisé par les frères Miles en 1906 dans ce film, avec une équivalence dans la trajectoire qui parcourait la rue principale de San Francisco en travelling avant — quatre jours avant le puissant tremblement de terre qui détruisit la ville. Dans D'Est, on découvre l'Europe de l'est au crépuscule de l'Union soviétique, à une époque où l'on ne savait pas vraiment ce qui allait advenir, le nouveau monde inconnu, qu'on soit dans les campagnes isolées ou dans les zones urbaines aux populations concentrées. L'ensemble n'échappe pas à une certaine forme d'austérité et d'ennui, étant donné le minimalisme acharné du documentaire, mais le visionnage procure des sensations notables, liées au décalage suscité vis-à-vis de ce que l'on peut y voir. Et c'est captivant.

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samedi 06 avril 2024

Des terroristes à la retraite, de Mosco Boucault (1985)

terroristes_a_la_retraite.jpg, mars 2024
Exil, résignation, rébellion

L'histoire des unités "Francs-tireurs et partisans - Main-d'œuvre immigrée" (FTP-MOI) et de Missak Manouchian est revenue dans l'actualité à l'occasion de son récent transfert avec sa femme au Panthéon, suscitant à cette occasion quelques remous au creux de débats stupides et rances sur le thème "le bon immigré versus le mauvais immigré", comme inspiré par un sketch des Inconnus. Ce documentaire un peu vieillot de Mosco Boucault permet à l'inverse de parcourir plus en détails ce qui se cache derrière la fameuse "affiche rouge" et la campagne de propagande anticommuniste et antisémite allemande de 1944, en réponse aux activités qualifiées de terroristes sous Vichy du groupe "Manouchian-Boczov-Rayman".

Avec la voix de Simone Signoret (entre autres) comme narratrice, Des terroristes à la retraite se segmente selon deux principaux axes : un descriptif de cette partie de l'histoire de la résistance sous occupation allemande, orchestrée par un groupe constitué de juifs pour la plupart, communistes et autres étrangers, qui finiront fusillés en février 1944, et des témoignages des survivants 40 ans plus tard. À noter qu'à l'époque de sa diffusion à la télévision, le docu avait généré une polémique — dont il ne reste pas grand-chose aujourd'hui — suite à des accusations de Mélinée Manouchian (basées sur une interprétation apparemment erronée des derniers mots écrits par Missak qui mettraient en cause Boris Holban et le PCF : "je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus", ces derniers faisant référence à Vichy et sa police).

Le titre provocateur joue avec une certaine malice de cette association un peu improbable, puisqu'on aura l'occasion à de nombreuses reprises de voir ces anciens résistants jadis considérés comme terroristes raconter des histoires de guerre tout en travaillant (ils sont tailleurs, fourreurs, etc.). Ils avaient quitté Pologne, Roumanie, Hongrie ou encore Arménie pour fuir les persécutions antisémites dans les années 1930 mais ils se retrouvèrent confrontés aux mêmes menaces une décennie plus tard. Longtemps paralysés et un peu déboussolés par le pacte germano-soviétique de 1939, certains vécurent l'invasion de l'URSS par l'Allemagne en 1941 comme un soulagement, les autorisant moralement à entrer dans la guérilla clandestine et attaquer officiers et convois allemands. Comme le raconte un intervenant, "Il est devenu évident que tout juif pouvait être considéré comme un condamné à mort en sursis. Nous avons transformé la résignation en volonté de combat".

C'est à la fois intéressant et drôle, avec le recul, de voir ces vieux nous parler de cette organisation cloisonnée en différentes unités et surtout de la partie artisanale de leurs activités terroristes, à commencer par la fabrication de bombes et le maniement des armes. Ils expliquent en reproduisant les gestes dans toute l'approximation de leurs corps vieillis les techniques pour lancer les explosifs (il y a un petit côté docu-fiction qui ne se prend pas au sérieux, sur un sujet éminemment sérieux, je trouve l'effet produit vraiment cocasse), ils abordent leur maladresse notoire et leurs grandes incompétences en matière de lutte armée, au moins initialement. Et ils expriment cette rancœur contre les nazis qui s'est atténuée sous l'effet du temps, mais qu'ils emporteront manifestement dans leurs tombes, dénuée d'héroïsme mais emplie de détermination.

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