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Les cinglés parlent aux cinglés

La première question à se poser avant et après un tel film, c'est : qu'est-ce qu'on peut bien attendre d'un film dont le titre est Les Nains aussi ont commencé petits ? Une chose est sûre, ce que nous propose Herzog est imprévisible, au sens où quelles que soient nos attentes, on sera forcément et férocement surpris. Des nains, donc, dans un établissement étrange et indéfini, filmés à hauteur de nain dans leur sédition, sans misérabilisme et sans compassion — c'est le moins qu'on puisse dire.

Au début, j'y ai senti une allégorie du pouvoir totalitaire et de la tyrannie. Allusions au nazisme encore relativement frais dans les mémoires ? Peut-être... Puis j'ai lu que ce film sorti en 1970 trouvait également un certain écho dans les mouvements sociaux qui secouaient l'Allemagne, et le film aurait pu être perçu comme un constat vaguement réac, un aveu d'échec de ces luttes pour l'émancipation. Mais en fait, au-delà de tout ça, je me demande si Werner Herzog n'a tout simplement pas trouvé un moyen aussi incroyable que génial de filmer l'inadaptation au monde. Quoi de plus éloquent que de filmer des nains en folie dans un environnement presque par définition trop grand pour eux ? Où chaque poignée de porte est trop haute, où monter sur un lit et ouvrir un volet constituent autant d’épreuves herculéennes ? Il y a une forme de jusqu'au-boutisme cynique et brutal dans la démarche qui me rappelle Les Idiots de Lars Von Trier, et qui s'avère tout autant dérangeant.

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Des nains, passent encore, mais alors des nains qui sombrent dans l'anarchisme (entendu dans son acception péjorative, synonyme de chaos et de désordre) le plus total suite à la séquestration de leur leader par le directeur (nain lui aussi) d'un institut aux contours indéfinis, c'est l'apocalypse. Et la meilleure illustration de ce paysage apocalyptique reste pour moi l'image de la voiture qui tourne en rond, portières ouvertes, sans chauffeur, en arrière-plan d'une sorte de fête chaotique sans queue ni tête. Le fait que les nains soient si particuliers, si différents (physiquement et mentalement) les uns des autres malgré leur taille commune, qu'on ait du mal à dire si leur comportement relève de l'imbécillité enfantine ou de la folie adulte, entretient une aura totalement surréaliste autour de ce qui finit par ressembler à un asile.

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Cette ambiance unique et malade a quelque chose de fondamentalement choquant, au-delà des sévices que subit un large éventail d'animaux. Des poules cannibales qui en picorent d’autres avant qu'on les balance, des truies qui allaitent après la mort, une procession avec pour emblème un singe "crucifié" (il est seulement attaché à une croix, ouf), et l'ultime image choquante d'un dromadaire qui ne peut plus se relever (les jarrets coupés ?), sous le rire démoniaque de Helmut Döring. Des scènes d'autant plus choquantes que ces pratiques seraient clairement interdites aujourd'hui. Mais Herzog filme les animaux comme il filme les hommes (de petite taille, donc), comme des êtres cruels et vulnérables : il faut voir comment ils s’acharnent sur plus faibles qu’eux, à savoir des nains… aveugles. Il a une façon tellement crue de filmer cette faune bigarrée, un regard glaçant qui renforce la séparation entre deux mondes, le dedans à l'hygiène froide et le dehors plongée dans l'horreur chaotique.

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On ne trouvera aucune chaleur humaine dans Les Nains aussi ont commencé petits, aucun réconfort, aucun espoir, pas même à l'état de trace. Tout n'est qu'un concentré de violence, de haine, de sadisme, de rejet primaire. Une succession de visions d'effroi et de mort excessivement dérangeantes, des images fortes qui fonctionnent comme un support pour la colère des nains en révolte. Il y a fort à parier qu’il est ici question de nous-même, de nos existences absurdes, de notre profonde inadaptation au monde. Une chose est sûre, un peu comme son premier et précédent film Signes de vie, il n'y a pas d’horizon. Le tumulte explose en vase clos.

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