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Rébellion et abstraction

Nocturama est bourré de petits défauts, c'est évident. Pourtant, même en en ayant conscience à mesure qu'ils emplissent les interstices du récit, l'ampleur du projet fait son travail. Et au final, son originalité, son ambition, et sa ténacité auront eu raison de tous ces petits bouts de réticence qui auraient pu jalonner le film.

S'agit-il d'un film irresponsable, de par sa thématique, de par sa contemporanéité ? Non, et c'est peut-être même l'inverse. Responsable, il l'est sans doute un peu trop en cherchant à se faire très représentatif dans la diversité des cultures en jeu et des milieux sociaux à l'œuvre (et en excluant très vite un quelconque caractère islamiste) dans le projet d'attentat contre plusieurs ramifications du grand capital. C'est une maladresse, compréhensible au demeurant dans son intention, qui fait partie de ces petits défauts qui n'enrayent en rien la machine dans sa course.

S'agit-il d'un film incomplet, mal terminé, au scénario brinquebalant ? Incomplet, il l'est et c'est une certitude. C'est même l'une de ses grandes forces : saisir un mouvement, un groupe en cours de route et un projet en cours d'accomplissement, et n'en donner que les raisons sous-jacentes suffisantes. Les motivations du groupe s'esquissent à mesure qu'on progresse dans le récit, et on est forcé de prendre le train en marche. On s'embarque dans un voyage dont on ne connaît pas la destination, avec mille questions. La chorégraphie du ballet citadin, dans les rues comme dans le métro, pour peu qu'on y soit sensible, est magnifiquement orchestrée. C'est le but du jeu : contempler une tranche de vie particulière d'une jeunesse paumée, apparemment bien organisée, mais avant tout paumée.

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J'aime beaucoup cette approche de la rébellion, une révolte aux contours incertains et même indéfinis pour les principaux intéressés. Les cibles semblent bien déterminées, définitives : une statue de Jeanne d'Arc, le patron de la HSBC (un certain Estrosi dans le film), quelques voitures place de la Bourse et deux étages d'un immeuble... Mais une fois la besogne accomplie, lorsqu'il faut attendre, tout simplement, les premières fissures apparaissent et lézardent le projet. L'entreprise, qui paraît parfaitement huilée au début, commence à se gripper. Une porte qui ne s'ouvre pas comme prévu et c'est la panique ; une personne au mauvais endroit, au mauvais moment, et voilà une exécution sommaire ; une nuit à patienter, simplement, et les premiers actes irresponsables (de leur point de vue) surgissent : de la musique trop forte, des SDFs qu'on laisse entrer. La lucidité s'évapore peu à peu. "C'est Facebook qu'il aurait fallu faire sauter". "Ou le MEDEF". L'inconsistance (partielle) du projet nous saute alors aux yeux, tout comme l'incertitude du groupe et ce malgré la planification qui a nécessité de récupérer une certaine quantité d'explosif. Ils n'ont pas de revendications solides ou précises, mais la direction de leur colère est claire. De ce point de vue, la contextualisation est minimale mais amplement suffisante pour maintenir l'intérêt et l'immersion pendant la première heure avec presque rien.

La gestion du suspense est également remarquable, que ce soit à l'aide des faux split-screens (quatre écrans de surveillance réunis, à plusieurs reprises) dans la dernière partie ou d'un traitement de l'action en parallèle, en revenant quelques instants en arrière de nombreuses fois, à un lieu différent. À l'aide d'une piste sonore diégétique (la musique qu'ils écoutent à fond dans le centre commercial… pourquoi pas), on identifie les moments précis du récit auxquels quelque chose de marquant se produit, sans savoir précisément quoi dans un premier temps (un coup de feu ou une explosion entendus en hors-champ par exemple). Léger retour en arrière, la caméra étant positionnée ailleurs : on suit le même segment temporel, mais d'un point de vue différent. Au fil des répétitions de ce procédé, la tension monte inexorablement, d'autant que l'origine et les conséquences du bruit en hors-champ ne sont révélées qu'à la dernière répétition. C'est aussi génial qu'efficace.

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Dans son constat, le film est plutôt saisissant, autant que pertinent : on est tous là, sagement assis le cul sur une caisse d'explosif, et on attend patiemment la première odeur de fumée. Le malaise qui sourd d'un tel constat peut difficilement être contenu. La métaphore finale du magasin de luxe est légèrement poussive, bien sûr, avec ces apprentis terroristes qui sombrent bien vite dans un type de consommation qu'ils semblaient critiquer, de par leur engagement. C'est probablement là que Nocturama se révèle le plus programmatique, au-delà de l'atmosphère littéralement étouffante en ces lieux. Mais certaines images demeurent, magnifiques, surréelles, tel ce masque d'or apposé sur le visage du plus jeune de la bande, avec ses beaux cheveux crépus, lui conférant une allure de demi-dieu grec. Image de la société consumériste qui va jusqu'à absorber ses opposants les plus résolus, donc, telle une plante carnivore qui sécrèterait des fantasmes de manière continue. Image d'une partie perdue d'avance, quoi qu'il en soit. Image d'une société qui engendre sa propre autodestruction, aussi. La radicalité de l'ultime constat (répressif) pourra paraître démesurée. L'État ne tolère aucune opposition radicale et n'épargnera aucun terroriste : la traque est froide et sans pitié. L'exercice est à la limite de l'abstraction. Le trait est sans doute un peu trop appuyé dans ces derniers instants, surtout après avoir insisté sur la volonté du groupe de ne pas faire plus de victimes que nécessaire et sur leur extrême jeunesse. Des bêtes sauvages prises dans le piège de leur rêve et de leurs idéaux, des enfants se croyant un peu trop adultes, et des ennemis d'état à abattre froidement, sans compromis et sans sommation.

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