Hitler_Essai_sur_le_charisme_en_politique.jpg

La domination charismatique

Ian Kershaw, très agréable à lire dans la traduction française, donne quelques clés pour comprendre ou mieux comprendre le caractère exceptionnel du pouvoir exercé par Hitler. Une synthèse englobant les 3 regards classiques qui sont souvent traités, à tort selon l'auteur, de manière indépendante : totalitarisme, fascisme, et hitlérisme.
La conquête du pouvoir d'une part, et la répression grandissante une fois le pouvoir conquis d'autre part, sont deux parties particulièrement intéressantes, de la création d'un mouvement politique (ou pseudo-politique) au contrôle des masses et des élites (ou des masses par les élites), de l'atomisation de l'opposition à la subordination de la légalité à la volonté du Führer.

Basée sur la notion (empruntée à Max Weber) de "domination charismatique", cette analyse permet de lier entre elles différentes perspectives qui se complètent les unes les autres : les aspirations sociales de Hitler et de son entourage, la domination politique sous le 3ème Reich caractérisée par la manifestation singulière d'un pouvoir personnel, et la puissance destructrice (et auto-destructrice) du nazisme. Il est vraiment agréable de voir quelqu'un relier toutes ces idées entres elles pour essayer de former un tout cohérent.

Le pouvoir exercé par Hitler est décrit comme celui d'un leadership héroïque, avec des disciples, et en ce sens inconciliable avec un mode de gouvernement systématique. L'instabilité vient du fait que la survie d'un tel régime est entièrement tributaire de succès répétés et de la nécessité d'éviter toute forme de routine. Pour Kershaw, un tel régime est voué à l'échec sur le long terme, quelle que soit la configuration et la puissance des forces qui s'y opposent. Cet aspect est traité de manière peut-être un peu trop systématique, mais l'idée d'instabilité constitutive d'un régime se basant sur la domination charismatique est intéressante et correctement développée.

Le livre balaie principalement les années 30 et 40, plusieurs fois, avec plusieurs grilles de lectures, et avec une vision à la fois globale (stratégies nationales, contournement du traité de Versailles, défiance à l'égard de ses voisins européens) et locale (beaucoup de détails concernant la vie de Hitler, sa mentalité, son expérience lors de la première guerre mondiale, son obnubilation contre le judéo-bolchévisme, sa constante remise en jeux des acquis militaires en jouant des batailles géopolitiques et guerrières à "quitte ou double", en pariant sur la non-réaction du reste de l'Europe).
Il y a une vraie progressivité dans le rapport qu'Hitler entretient avec les affaires courantes, les détails de la gestion d'un pays avant et pendant une guerre. Sa volonté de tout contrôler, d'être maître de la moindre décision à l'échelle de l'Allemagne, entre peu à peu en conflit avec sa profonde aversion pour les détails techniques, pour les problèmes d'organisation. C'est parce qu'il considère l'immense majorité de ses collaborateurs incompétents (il tient l'influence marxiste pour responsable de la déchéance intellectuelle de son peuple et de la défaite en 14-18) qu'il accumulera les responsabilités. Avec la responsabilité vient le stress, les premières erreurs stratégiques, sans jamais remettre en question ses propres choix (personne d'autre que lui n'aurait osé le faire, naturellement), même ceux qui se sont avérés objectivement catastrophiques.

Peut-être un peu osé de dire que tout était joué dès la fin de 1941, et que le reste de la guerre ne fut "que" un certain cheminement vers la solution finale, en sachant délibérément que tout le reste serait un échec. Pour Kershaw, la solution finale n'est d'ailleurs qu'une réponse pragmatique à un échec militaire en Russie, puisque le Führer comptait utiliser l'espace russe comme un espace vital au 3ème Reich, en termes de ressources mais aussi en termes de déportation, pour y entreposer les indésirables (juifs et autres) comme on entrepose des marchandises indésirables.

Une lecture très enrichissante, surtout si on la rapproche du livre de Keynes à la sortie de la Première Guerre Mondiale ("Les Conséquences économiques de la paix") qui s'inquiétait des possibles répercussions d'un traité de Versailles trop contraignant. Keynes s'est peut-être planté en termes de vitesse de réarmement de l'Allemagne (elle a rompu les termes du traité en prenant de court une Europe en proie à des dissensions et des crises diverses), mais pas en termes de crise économique que le pays traversa pour rembourser les vainqueurs. L'humiliation vécue par ce peuple fut effectivement le terreau fertile d'un horrible nationalisme (qui exista sous différentes formes avant la victoire du nazisme), et conduisit ou participa à conduire, dès 1933, Hitler au pouvoir. Chaque déconvenue politique (censure, prison, interdiction de prise de parole en public) semble avoir été pour lui une source de motivation supplémentaire pour continuer dans sa logique, dans sa pensée développée dès 1925, date de parution du premier tome de Mein Kampf. On ne peut qu'être attristé voire écœuré par l'attitude des élites et autres forces politiques alors en présence, s’accommodant du nazisme par opportunisme, en pensant qu'il ne s'agissait que d'un mouvement passager et nécessaire, une situation qui pourrait malgré tout s'avérer profitable.

Autre parallèle intéressant, la lecture du témoignage de Guy Sajer depuis l'intérieur de l'armée allemande, "Le Soldat oublié" (lire le billet), qui donne une autre idée de l'influence d'Hitler sur les soldats engagés sur le front Est, lui qui pensait que l'URSS plierait sous l'offensive nazie en quelques mois mais qui fut, au contraire, le théâtre des pires échecs militaires.