Jean-Baptiste Thoret m'a appris (dans cette intervention : lien youtube) que la ville de Grand Rapids dans le Michigan, qui sert de décor au film pour déployer son introduction, est celle de Paul Schrader himself, là où il a grandi, dans le même contexte familial, calviniste, rigoriste. George C. Scott, c'est un peu son père dans un cadre légèrement autobiographique, et on imagine assez facilement le petit enfer que cette enfance a pu être. Je n'avais pas du tout en tête non plus que Schrader faisait dialoguer son intrigue avec celle de La Prisonnière du désert, même si cela fait sens à mes yeux, a posteriori. Bref, beaucoup d'éléments contextuels m'avaient échappé, mais sans que cela n'empêche d'adhérer au seul contenu, dépourvu d'interprétations.
On sent immédiatement que Hardcore est un film de scénariste dans la façon qu'a Schrader de poser le décor : il prend tout son temps pour présenter le contexte, nous permettre de comprendre les coutumes de cette famille, l'ambiance de cette ville, les habitudes de ce père et homme d'affaires ainsi que la culture structurant la vie des fidèles autour de l'église calviniste. Ce n'est qu'une fois les grandes lignes psychologiques esquissées que l'intrigue à proprement parler sera enclenchée, avec la disparition de la fille. Mais bon, difficile de se départir de cette image qui collera indéfiniment à la peau de Schrader d'homme derrière le scénario de Taxi Driver.
Et toute cette vie de famille bien rangée, maintenue dans sa bigoterie tranquille, trouvera une image inversée particulièrement explosive lorsque papa Scott devra écumer les bas-fonds des productions pornos flirtant avec le snuff movie, que ce soit à Los Angeles, San Francisco ou San Diego. Une autre image de la Californie... Bien sûr, un des moments les plus forts du film tient à cette séquence où le protagoniste découvrira les images du film dans lequel il reconnaît sa fille — le détective privé un peu poisseux, parfaitement interprété par Peter Boyle, et surtout cette répétition, "Turn it off!", face à l'insoutenable. On peut néanmoins trouver surprenant de la part de Schrader que des interactions avec certains personnages secondaires soient aussi peu approfondies, comme celle avec le personnage de Niki limitée à des différences franches (en rapport avec le sexe, tous deux trouvent ça pas important à la différence près que "You think it's so unimportant that you don't even do it. I think it's so unimportant that I don't care who I do it with.") et tristement expédiée en 30 secondes à la fin. De même la situation finale, avec explication express entre père absent et fille allée chercher de l'amour ailleurs, paraît étonnamment bâclée — j'aurais bien vu le film se terminer sur la note amère avant l'ultime revirement.
Mais malgré tout, voir George C. Scott écumer ces mondes opaques et glauques, déguisé en producteur de porno avec perruque / moustache / chaîne en or ou encore en pleine folie furieuse lorsqu'il défonce les cloisons d'un studio de tournage X, ça reste une performance intéressante en soi. Dans l'arrière-plan défilent les paysages urbains des différentes villes, souvent en travellings latéraux faisant dérouler les enseignes lumineuses et les devantures caractéristiques cerclées de néons, sur fond de musique parfois angoissante et agressive. L'ambiance est inoubliable.
3 réactions
1 De Nicolas - 13/03/2025, 14:29
Merci pour cette critique, Renaud !
Il faudrait que je me décide à voir ce film... Ça fait un moment que je lui tourne autour. J'aime bien les ambiances glauques, ainsi que George C. Scott, mais j'ai parfois du mal avec la façon dont Paul Schrader traite les problèmes moraux dans ses scénarios.
PS : si tu ne l'as déjà lue, cette critique de Pauline Kael pourrait t'intéresser.
2 De Renaud - 13/03/2025, 15:17
Hello Nicolas,
Oui je vois bien ce que tu veux dire, personnellement c'est dans sa filmographies des années 2010 grosso modo que se concentrent les films problématique sur ce plan, de mon point de vue en tous cas. Je ne trouve pas que cette dimension soit présente ici, j'ai l'impression que ce n'est presque pas le sujet à vrai dire — et en ce sens je suis plutôt en désaccord avec cette partie-là de la critique de Pauline Kael. Merci beaucoup pour le lien c'était très intéressant néanmoins, en plus de proposer un point de vue de l'époque contemporaine, une critique depuis la fin des années 1970.
Si jamais tu le vois un jour et qu'on en reparle, mes points de désaccord (pour lutter contre l'amnésie qui m'aura frappé d'ici là) :
Bon là-dessus je suis entièrement d'accord (c'est pour commencer positivement :D), le parallèle Scott / Wayne est très pertinent je trouve. Mais pour moi, dans le film, son positionnement moral n'est pas commenté, développé, source de débat : c'est juste une donnée, pour lui le sexe représente le mal, point barre, c'est juste un paramètre à prendre en compte dans la psychologie du personnage.
Pas du tout en phase avec cette analyse, je ne trouve pas qu'on soit contraint de le voir comme un homme dont les principes ont triomphé, mais alors pas du tout. Presque l'inverse d'ailleurs, même si c'est plutôt lié au fait que ça n'entre pas dans les enjeux du film (il me semble).
Je ne comprends pas comment on peut conclure cela. Justement, les pérégrinations du père relèvent davantage du comportement de fou furieux pas très fertile que de l'enseignement à retenir... _
Bon ça c'est vrai. Le final est vraiment expédié et ce personnage secondaire arrive trop tard à mon goût aussi.
Infiniment en désaccord, d'abord parce que j'adore Blue Collar haha, mais aussi parce que cette lenteur justement souligne la spirale de l'enfer dans laquelle on plonge, personnellement je n'ai ressenti aucune ennui, aucune longueur... Mais je suppose que ça tient énormément au fait qu'on adhère ou pas au contenu !
3 De Nicolas - 14/03/2025, 08:23
Je n'ai encore vu aucun des films de Schrader de cette période.
Je me souviens que First Reformed avait été particulièrement bien reçu par la critique.
Une raison de plus pour moi de voir ce film : comparer mes accords et désaccords avec les tiens, et ceux de Kael.