L'étude sociologique de l'électorat d'extrême droite n'a en soi rien de fondamentalement novateur, mais la réactualisation et la contextualisation proposée par Félicien Faury dans Des électeurs ordinaires revêt rapidement un intérêt assez évident. Dans un style particulièrement fluide et au cœur d'un travail de recherche qui cite ses références de manière très digeste, il pose les bases de son enquête de terrain (l'extrême droite dans le sud-est de la France, au sein de plusieurs villes et villages, entre 2016 et 2022, par opposition à celle du nord, plus souvent étudiée et exhibant des conditions sociales qui n'ont quasiment aucun point commun selon lui), énonce ses motivations (l'auteur a le sentiment que la thématique du racisme, aussi évidente qu'ambiguë, est trop souvent écartée et n'a pas été correctement étudiée), et se lance dans une analyse descriptive sans préciser exactement la localisation de ses terrains ou les aspects quantitatifs de son travail.
L'aspect le plus appréciable à mes yeux, au-delà de sa contribution pure à l'établissement d'une brique de connaissance, tient au profond respect accordé par Faury aux électeurs et électrices qu'il a rencontrés, à leur parole, à leurs sentiments. Et ce malgré la violence qui s'exprime parfois au détour de certains témoignages — et on peut supposer qu'il nous a épargné le pire. On est à des années-lumière du travail d'entomologiste qui observerait son milieu en narrateur omniscient, extérieur, avec sa bonne morale en bandoulière : si son positionnement ne fait aucun doute, sans déférence excessive, il accorde une considération vraiment très équilibrée aux mots, aux témoignages, aux croyances qui émergent de son terrain. Cette sensation se retrouve d'ailleurs dans le chapitre des remerciements en évoquant des sentiments complexes et ambivalents qui l'ont lié aux personnes interrogées dans son enquête. À mon sens, ce positionnement neutre et attentif lui permet d'échapper à tout sensationnalisme, et surtout aux pièges du misérabilisme (qu'il entendait bien combattre, d'ailleurs, avec la même neutralité d'observation).
Des électeurs ordinaires (un clin d'œil à Christopher R. Browning ? clic clic) se concentre sur une partie spécifique de l'électorat, la composante intermédiaire plutôt que l'élément ouvrier, en rappelant que la variable la plus prédictive du vote d'extrême droite reste encore aujourd'hui le niveau de diplôme davantage que le niveau de revenus. Parmi les grandes thématiques transverses qui reviennent de manière récurrente, on peut relever le sentiment d'injustice fiscale (à travers un spectre large de ce qui est considéré comme une mauvaise redistribution et une racialisation de "l'assistanat"), la dégradation du service public d'éducation (contourné par le privé en dépit de moyens parfois limités), la sensation de déclassements territoriaux (avec des pressions en provenance du haut et du bas, même si c'est évidemment —et étonnamment — cette dernière qui constitue le socle des préoccupations et des incertitudes), et d'autres composantes plus classiques (islamophobie, les "bons" immigrés opposés aux "mauvais" immigrés, les distinctions raciales et son cortège de spéculations).
Sans doute que le chapitre le plus intéressant porte sur le questionnement de la norme dont seraient issues les critiques racistes de l'électorat d'extrême droite — quand bien même l'extrême droite n'aurait pas le monopole du racisme, évidemment. Comme l'écrit Faury, étudier le Rassemblement national, "c'est aussi se rendre compte que ceux-ci ne penchent vers l'extrême droite que parce que le monde dans lequel ils vivent penche avec eux" : c'est un vote émis depuis ce qui est considéré comme une norme, mais une norme fragilisée, située du côté du groupe majoritaire. C'est en ce sens qu'il peut être considéré à la fois comme conservateur et protestataire, soucieux de préserver ce qui est perçu comme traditionnel et à vocation immuable tout en rejetant ce qui est perçu comme une agression — à grand renfort de "c'est pas normal", la chose sans doute la plus entendue.
Faury termine son ouvrage en abordant quelques points intéressants sur les dénis et les zones de lucidité surprenantes au sein de l'électorat. La mise en compétition des services publics, la fissuration de l'état social, la mise sous tension des espaces communs : cette extrême droite se dessine dans cette perspective-là comme le refuge des perdants, préoccupée en permanence par la comparaison aux autres. Et finalement, c'est l'articulation des deux principales dimensions de ce vote, le rejet des immigrés et la dévaluation du pouvoir d'achat, qui se présente comme le meilleur descripteur de la capacité du RN à fédérer des groupes sociaux aussi différents et hétérogènes, selon l'effet de tâche d'huile se propageant depuis son centre, à la différence d'autres groupes politiques comme celui de Reconquête (Zemmour étant assimilé à la classe politique repoussoir par la majorité des personnes interrogées, au même titre que Sarkozy).
2 réactions
1 De Gilles - 26/03/2025, 23:49
Tu as bien du courage de te pencher sur un tel sujet de méditation ;) Je ne me suis jamais plongé dans des livres consacrés à des éclairages politiques… j’avais vu passer sur ta table de chevet un livre de Ruffin, l’as-tu lu ? le chroniqueras-tu ? (Curieux je suis ;)
Au sujet de l’électorat RN, on dit que les très jeunes accaparés par les réseaux sociaux (tik-tok zé autres) ont trouvé le fringant Bardella à leur goût. Pour continuer sur ma représentation parcellaire du sujet, j’ai vu des villages ruraux (paysans) de 400 habitants dont les scores LR et RN réunis au premier tour des dernières législatives avoisinés 75% des suffrages avec presque 80% de votants, là où avant Lutte ouvrière portait.
Quant au travail de sape du RN et des LR sur les sujets environnementaux et sociaux, c’est leur fair de lance pour s’attirer le bon œil des marchés financiers, des industriels et de leurs investisseurs. Un exemple récent parmi tant d’autres :
2 De Renaud - 27/03/2025, 09:23
Hahaha, ben bien sûr, qu'elle est pénible cette CNDP, hop il suffit de la supprimer (ou de l'affaiblir suffisamment) et finis les problèmes... Triste époque.
Sinon, au risque de te surprendre, zéro courage de mon côté ! :D Ce bouquin de Faury est vraiment passionnant et se lit très bien, sans forcer. En toute subjectivité. Et oui, celui de Ruffin est effectivement passé sur ma table de chevet, mais je ne le chroniquerai pas (ce serait stérile je pense ), je n'ai pas du tout aimé. Énormément de trivialités, beaucoup de red flags personnellement (il est fan de Michael Moore, il aurait aimé être le "Hanouna de gauche", etc), et vraiment trop de "moi je" à mon goût. Vraiment pas pour moi — ce qui ne veut évidemment pas dire que d'autres n'y trouveront pas leur compte ! :)