Bienvenue à Sturkeyville est un recueil de nouvelles fantastiques. Bob Leman (1922-2006) est un auteur américain dont la carrière littéraire semble s'être bornée à créer Sturkeyville, une bourgade imaginaire qui aurait des similitudes avec sa ville natale, Roanoke, dans l’Illinois. On se trouve dans les années 30 (Grande Dépression) et cette ville fictive est le théâtre d'histoires extraordinaires. Elle compte en son sein des lieux et des habitants qui gardent les traces d'un passé révolu lorsque leur petite ville ouvrière prospérait. À l'exception de la nouvelle Odila, les incipits de ces nouvelles montrent un goût de l'auteur pour les entrées saisissantes et sans ambages. Les voici pour le plaisir :
La Saison du ver
À Sturkeyville, il y a une dizaine d'années, vivait un certain Harvey Lawson, dont la femme était un ver.
Ce n'est pas une métaphore. Nous parlons bien d'un ver brun-roux long de presque deux mètres, avec un exosquelette articulé, une myriade de minuscules pattes et des mandibules menaçantes. Entre le lever et le coucher du soleil, la créature pouvait revêtir une apparence humaine. Ainsi, en public, elle se faisait passer pour l'épouse de Lawson sans éveiller les soupçons de ses concitoyens, qui la jugeaient néanmoins «bizarre» et « franchement antipathique».

La Quête de Clifford M.
Plusieurs collègues m'ont suggéré de reformuler mon article intitulé « Le Cas de Clifford M.» dans un langage moins technique afin d'intéresser le grand public. Ce qui suit est le fruit de ce travail de révision. D'un côté, j'ai enrichi le texte d'un rapide exposé biologique sans utilité pour le lectorat d'origine; de l'autre, j'ai supprimé les conclusions, les tableaux et les graphiques destinés aux spécialistes.
La compréhension du cas de Clifford M. nécessite une bonne connaissance des processus naturels impliqués dans la reproduction des vampires.
Les Créatures du lac
Des créatures pâles et sans os, avec des bouches informes pleines de dents, vivent au fond du lac.
Loob
Il se peut que rien de tout ceci ne soit arrivé.
Plus exactement, rien de tout ceci ne sera arrivé quand Loob laissera mon arrière-grand-père franchir sans dommage le seuil du salon.
Je suis persuadé qu'il le fera. Sinon, je n'existerais pas. Or, je suis là. Cogito, ergo sum. Je n'ai rien non plus d'un pur esprit: j'ai une ampoule au talon droit et pas plus tard qu'hier, je me suis coupé en me rasant, car mes mains tremblent en permanence. Sous ces vêtements minables respire un corps bien réel.
Toutefois, officiellement, je n'existe pas. Ni le comté ni l'Etat ne conservent de traces écrites de ma naissance ni de celle de mon père (celle de ma grand-mère, en revanche, a été dûment consignée).
Mon nom n'apparaît nulle part dans les archives des universités de Lawrenceville et de Princeton. Même l'armée des États-Unis, réputée pour son zèle à tenir des registres, serait incapable de produire un document attestant de mes trois années de service. À ma grande tristesse, personne au monde ne semble me connaître, ni mes anciens camarades d'études ou de régiment, ni mes concitoyens. Tous les aspects de cette réalité viennent sans cesse démentir vingt-cinq années de souvenirs précis et détaillés.
Viens là où mon amour repose et rêve
Écoute...
La maison parle.
Sa voix n'est qu'un murmure qu'on pourrait presque confondre avec le souffle du vent à travers ses pièces immenses. Elle vous berce de paroles tendres et enjôleuses. Viens à moi, dit-elle. Viens, et je te protégerai. Je t'aime tant...
On peut convoquer Lovecraft, Poe, Bloch ou encore Matheson pour parler du fantastique de Bob Leman. Cependant à partir d'une matière fantastique qu'on dirait assez classique (encore que...), Bob Leman y ajoute un piment de nouveauté avec son style frontal que je peine à définir. Les personnages amers et aimants sonnent vrais et le fantastique teinté d'ironie joue un puissant rôle de révélateur des tourments humains, lorsque la vie est aux prises avec la perte ou l'abandon. Deux nouvelles émergent pour moi La saison du ver et Loob mais les autres sont aussi mémorables.

2 réactions
1 De Nicolas - 02/05/2025, 11:23
Merci pour cette critique, Gilles !
Ce bouquin remonte vers le sommet de ma PAL...
Imbécile que je suis, je ne l'ai même pas encore ouvert, ratant ainsi le touchant portrait de famille que tu nous présente ! :-)
2 De Gilles - 06/05/2025, 20:58
Tes impressions m’intéressent quand tu entreras dans la ville ! ;)