Un sous-registre du cinéma documentaire s'est vraisemblablement glissé dans le paysage particulier des années 2020, marquées par l'avènement d'une pandémie mondiale et de confinements marquants. On pourrait le qualifier d'expérimentation vidéoludique, d'introspection au cœur d'un moteur graphique préexistant, d'extension cinématographique du jeu vidéo. Même si de nombreuses créations jouant à la frontière du genre existaient depuis longtemps, à l'image de Marlowe Drive (2017) ou encore du court-métrage Operation Jane Walk (2018) qui propose un moment de tourisme en compagnie d'un guide à l'intérieur d'une carte virtuelle de Manhattan, un genre nouveau a émergé et illustre de nombreux aspects, décompression, refuge, angoisse, ennui, propres à cette période singulière des débuts du coronavirus.
Chronologiquement, il y a eu We Met in Virtual Reality (Joe Hunting, 2022) sur l'isolement affectif au sein d'une communauté de joueurs et l'exploration des relations sociales à l'intérieur d'un monde virtuel, puis le très beau Knit's Island (Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L'Helgouac'h, 2024) interrogeant les mécaniques survivalistes de manière particulièrement immersive. C'est dans ce contexte que débarque Grand Theft Hamlet, un projet moins réussi mais tout aussi fou : deux acteurs de théâtre contraints au chômage durant la pandémie se mettent en tête de monter une représentation de Hamlet dans le décor de Grand Theft Auto Online. Et une grande partie de l'intérêt du documentaire qui en résulte, constitué exclusivement de captations à l'intérieur du jeu, tient justement à la dimension foutraque et chaotique du projet, à savoir le grand sérieux de l'entreprise initiée dans un environnement qui ne s'y prête pas forcément, puisque les utilisateurs sont plus instinctivement mus par une volonté de tuer tout ce qui bouge que par l'envie de discuter de la mise en scène d'une pièce de théâtre.
Grand Theft Hamlet est plutôt bien construit dans l'ensemble, avec le fil rouge de cette idée sortie d'un peu nulle-part que les intervenants ne lâcheront jamais. On les voit arpenter les lieux de ce décor numérique, au cours d'une partie quelconque, avant de tomber sur l'immense scène de spectacle qui déclenchera tout le schmilblick. Le documentaire est intéressant à plusieurs titres : tout ce qui tient au contexte, avec cette image de vraies personnes au chômage errant sans but dans un monde ouvert et discutant à l'intérieur du jeu vidéo des conditions difficiles dans la vraie vie ; l'élaboration du projet artistique, la mise en place du plan pour monter cette production de Hamlet ; tout le chaos inhérent au jeu qui perturbe constamment les discussions et les plans des uns et des autres, avec des morts inattendues régulières ; la mise en place d'auditions aussi sérieuses et concrète qu'hilarantes (on sent que c'est à ce moment-là que les auteurs réalisent le potentiel de leur délire, avec des acteurs professionnels et non-professionnels) ; et enfin la représentation en elle-même. C'est clairement ce dernier point qui constitue à mon sens le plus gros point faible du film, il me semble que le rendu du résultat peine à expliciter l'intérêt du projet qui se réalise (ou peut-être est-ce que la chose n'était précisément pas vraiment réussie). Le making-of que constitue en quelque sorte tout le reste du film concentre en tout cas un intérêt largement supérieur.
Shakespeare dans Grand Theft Auto Online comme la revanche de deux acteurs déboussolés au cours d'un énième confinement : l'idée est assez folle, et manifestement l'esprit du projet dépasse sa concrétisation (tant la pièce que le documentaire). L'abnégation des personnes / personnages produit une sidération intense, devant ces acteurs qui s'attèlent à la tâche coûte que coûte, envers et contre tout. On est forcément plié de rire devant leurs tentatives de recruter et d'expliquer le concept aux inconnus de passage, puisqu'ils ne disposent souvent que de quelques secondes avant de se faire assassiner au bazooka (les tentatives so british de maintenir un semblant d'ordre : "If I could just request that you refrain from killing each other. And don't kill the actors either"). La description des contraintes et des difficultés est intéressante, à mesure que les uns trouvent du travail dans la vraie vie (les rendant soudainement indisponibles pour un rôle de Hamlet numérique) et que les autres tentent désespérément de comprendre l'organisation. Comme souvent dans ce genre de productions, la réalité s'invite régulièrement dans le virtuel de manière impromptue — à l'image de cette dispute entre Sam et Pinny à l'intérieur du jeu portant sur l'état de leur famille (Sam consacre trop de temps à GTA, délaisse ses enfants, oublie l'anniversaire de sa femme) ou encore de ce témoignage touchant de Mark, dernière personne vivante de toute sa famille. Mais pas autant que les raids de police dans le jeu qui interrompent sans arrêt l'action en cours... Un projet aussi ridicule qu'émouvant, aussi désopilant que surprenant, pas totalement réussi mais malgré tout intrigant.
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