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Des visages d'enfants

En forçant un peu l'analogie, Peau de pêche se situe quelque part entre la chronique de l'enfance dans Visages d'enfants (1925, lire le billet), de Jacques Feyder, et la poésie champêtre impressionniste dans La Ligne générale (1929, lire le billet), de Sergueï Eisenstein.

Il y a d'un côté le portrait d'une enfance douloureuse, dont la solitude trouve des origines très différentes de chez Feyder mais qui se rejoignent dans le sentiment de rejet que le jeune garçon éprouve. C'est un sujet tout de même très dur puisque l'enfant, élevé par une femme peu aimante en l'absence de ses parents, nourrira des pensées suicidaires dans ses moments de tristesse et de souffrance intérieures, que seules la tendresse et la richesse d'une femme rencontrée à l'occasion d'un mariage savaient dissiper. Peau de pêche, qui doit son nom à la réaction du protagoniste rougissant facilement, brille par la justesse de ses émotions et du ton pour évoquer l'enfance comme un récit d'apprentissage, alors que le garçon est rejeté par sa mère adoptive, loin de la ville, au fond de la campagne.

Et il y a de l'autre, comme chez Eisenstein mais en beaucoup plus évasif et secondaire, l'évocation de la ruralité et des pratiques agricoles du début du XIXe siècle dans un écrin anti-conventionnel. Point de LSD du côté de Jean Benoît-Lévy et Marie Epstein (la sœur de Jean), toutefois. Il s'agit surtout d'une sorte d'impressionnisme rural pour illustrer la métamorphose mentale du jeune "peau de pêche", au sein de la relation d'amitié qu'il nouera avec "la ficelle". Les plans où, par exemple, ils guident la charrue attelée derrière les bœufs, emplis d'un souffle lyrique, porteurs d'espoir quant à l'avenir de la ferme, sont d'un réalisme poétique à la puissance notable. Le passage du statut d'orphelin parisien, dans les rets d'une femme acariâtre, à celui de fils de substitution à la ferme, à la faveur d'une ellipse d'une dizaine d'années qui introduira de nouvelles problématiques (l'amour d'une jeune femme, notamment), est parfaitement géré.

C'est d'ailleurs l'un des points fort de ce film : manier les genres et les registres avec tour à tour vigueur et subtilité. Des rires et des larmes à travers le portrait des gamins dans les rues de Paris (les sourires qu'ils arborent lorsqu'ils reniflent le mouchoir parfumé de la riche femme mariée sont inoubliables), le bonheur et le malheur entre lesquels l'enfance oscille, la portée à la fois dramatique et plein de promesses des événements : les registres de la tragédie et de la comédie sont alternés avec une aisance étonnante, restée intacte un siècle plus tard.

En toile de fond, aussi, la guerre, jamais nommée même si on pense évidemment à la Première Guerre mondiale. L'occasion pour Jean Benoît-Lévy et Marie Epstein de se livrer une nouvelle fois à une technique irréprochable dans l'utilisation du montage alterné et de la surimpression. Des champs / contrechamps amplifiant l'effet de certaines conversations, entrecoupées de séquences issus des conflits qui se jouent non loin de là, avec ces canons qui tirent violemment leurs obus et font trembler la terre. Peu de temps après, alors qu'un paysan sème ses graines à la volée, ce sont des croix qui poussent soudainement au milieu de son champ, dans un fondu de surimpressions progressives à l'effet tragique facile mais radicalement efficace. Tout cela pour terminer sur de magnifiques images de fertilité, une ode à la vie en temps de guerre, alors que la femme donne son sein à un nouveau-né sur fond d'images de champs de blé vigoureux, enfin régénérés.

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