Difficile de faire plus intimidant qu'un documentaire chinois de plus de neuf heures tourné en caméra mini-DV au début entre 1999 et 2001 au sein d'un immense complexe industriel hérité de l'époque de l'occupation japonaise. Quand Wang Bing commence à enregistrer les images qui donneront À l'ouest des rails après un travail de montage colossal qui ferait presque passer Frederick Wiseman pour un amateur, il n'est pas le documentariste renommé d'aujourd'hui, il n'est même pas sûr de l'orientation qu'il souhaite donner à sa première réalisation. 300 heures collectées sur 3 années à Shenyang, située au nord-est de la Chine, bastion de multiples secteurs métallurgiques, reflet de la prospérité passée du XXe siècle ouvrier avec son point culminant : un million de travailleurs et plus d'une centaine d'usines dans les années 1980.
Mais Wang ne filme pas ça. À la toute fin du siècle dernier, l'économie chinoise est en pleine mutation, le pays met en place une transformation profonde (dont on voit les résultats 20 ans plus tard), les usines de la région ferment les unes après les autres. Ce que l'on voit au gré de ces quelques années au tournant du XXIe siècle, c'est le déclin progressif d'une industrie perçue comme le mal nécessaire au changement de paradigme. Regarder À l'ouest des rails aujourd'hui, c'est encaisser une lente, douloureuse et inéluctable agonie. Qu'il semble loin le temps de la célébration de la classe ouvrière et paysanne... Pendant neuf heures réparties en trois parties (grosso modo 4 heures pour "Rouille" en immersion dans une poignée d'usines en fin d'exploitation, 3 heures pour "Vestiges" en compagnie de familles d'ouvriers dans un quartier voué à la destruction, et 2 heures pour "Rails" avec le portrait plus intimiste d'un père et de son fils fouillant les gares de triage à la recherche de pièces et matériaux à revendre), dans ces décors dignes d'un récit post-apo de science fiction, régulièrement plongés dans la pénombre de salles exiguës et de couloirs délabrés, au milieu des innombrables bâtiments en ruines, impossible de ne pas ressentir une angoisse pesante — accentuée qui plus est par la relativement mauvaise qualité des images. Pas le genre de voyage dont on revient guilleret et rasséréné.
Rouille
La première partie est probablement la plus éprouvante, la plus longue, la plus lente, la plus sombre, celle qui illustre avec la plus grande éloquence cette sensation de fin de monde.Des hangars aussi poussiéreux que monumentaux, déjà à moitié abandonnés, au sein desquels un reliquat d'ouvriers essaie de réparer de gigantesques machines centenaires. On n'en sortira qu'à la toute fin, lorsque Wang s'invitera dans l'hôpital traitant les anciens employés intoxiqués aux fumées de plomb, partagés entre les traitements, l'ennui, le visionnage de film porno sur une vieille télé, et les discussions autour d'un ouvrier tout juste retrouvé noyé dans l'étang voisin — suicide maquillé en mort accidentelle, résultat d'une soirée trop alcoolisée, on ne saura pas trop. En dehors de cette conclusion, la caméra alterne entre témoignages directs, aperçus des travaux réalisés, et pauses dans les salles de repos. On joue aux cartes ou au mahjong, on se tape dessus ou on se douche dans d'anciens bassins reconvertis en bains collectifs. Mais on est constamment plongé dans une ambiance cauchemardesque, avec cette lumière blafarde, cette exiguïté absolue condensant les corps autour des tables au centre de salles minuscules. Le désarroi des ouvriers est au moins aussi percutant que leur lucidité vis-à-vis de leur sort, avec la décrépitude allant crescendo : dettes de l'usine, équipements non-conformes, accidents, salaires impayés, pénurie de matière première, spectre du chômage.
Wang montre une facette de la condition ouvrière comme on l'a rarement vue ailleurs. Dans ces lieux désaffectés, quelques ouvriers continuent de travailler, comme livrés à eux-mêmes, des présences presque fantomatiques au sein d'un purgatoire de rouille et d'obscurité. Le glissement progressif de l'invraisemblable vers le tragique au sein de cette partie est tétanisant de grisaille et de noirceur.
Vestiges
En miroir de la précarité des conditions de travail dans les usines encore actives, la seconde partie se place dans les bidonvilles attenants, regroupés le long d'une rue joliment baptisée "arc-en-ciel". Les familles s'entassent dans des taudis qui seront bientôt démolis — davantage pour le potentiel économique du projet immobilier qui investira les lieux que par souci de reloger dignement les habitants. L'introduction est magistrale : un événement festif, une loterie à grande échelle censée apporter un peu de joie dans les environs. Le commentateur enjoué accueille chaleureusement l'heureux gagnant d'une télévision, mais ce dernier avoue au micro devant des centaines de personnes qu'il est au chômage depuis dix ans et qu'il a dû emprunter 50 yuans pour jouer... La loterie, c'est mieux que l'alcool et le tabac, répètera inlassablement l'employé du régime. Par terre, des milliers de tickets de loterie multicolores jonchent le sol.
Ici aussi la lenteur est mise au service de la retranscription d'une ambiance, celle de l'ennui consécutif à l'abandon. Wang s'intéresse aux familles et particulièrement aux adolescents, partagés entre leurs activités quotidiennes, leurs histoires d'amour, et la menace du déplacement forcé à venir. Quelques points névralgiques, une épicerie, un magasin. Puis l'exil, avec des réactions très diverses selon que les principaux intéressés ont des proches chez qui loger temporairement ou non. Au milieu des bâtisses à moitié démolies, au fur et à mesure qu'on les déconnecte du réseau électrique, les camionnettes se chargent. On récupère tout ce qui peut être récupéré, jusque dans la charpente, jusque dans les murs, jusque dans les décombres. Certains resteront jusqu'à ce qu'on les expulse par la force.
Rails
À la dimension presque fantastiques des deux premières parties répond le drame familial de la troisième et dernière section, focalisée sur le quotidien d'un père et de son fils, Du et Yang, au sein du cauchemar, tandis que le monde environnant s'écroule. Drame individuel qui détonne par rapport aux drames collectifs que Wang a documentés jusque-là. Même dans la misère, la situation peut se dégrader : avec la fermeture programmée des usines alentour, leur survie (conditionnée par la collecte de divers matériaux) se trouve automatiquement menacée. La cartographie des lieux est appuyée par les dernières lignes de chemin de fer encore actives qui maillent ce territoire, reliant les usines au système ferroviaire national. L'occasion de se concentrer sur des témoignages plus intimes, dévoilant quelques parcelles d'existence triste chez Du — l'arrestation du père, l'abandon de sa femme, le travail forcé... Tout ceci étant confessé depuis une pièce résolument insalubre servant de lieu de vie avec son fils, avant qu'il ne soit lui-même arrêté par la police : les tourments de Yang qui en résultent, dans l'attente de la libération de son père, forment un récit digne des meilleurs mélodrames de fiction. Difficile de ne pas être bouleversé par ces images du fils regardant des photos de sa famille, dont les couleurs contrastent avec le gris omniprésent, et qui renvoient à une époque heureuse, mais tristement révolue. "La vie est dure mon fils. Un jour, je te raconterai la mienne" lui dira affectueusement son père à sa sortie de prison.
À l'ouest des rails, un film de fin du monde tourné en caméra DV, aussi fascinant qu'émouvant, aussi angoissant que passionnant, captant la disparition d'une époque toute entière et d'un présent en lambeaux, transformant la perdition d'un complexe industriel mourant en une fresque politico-apocalyptique d'une intensité incroyable. "Ma vie n’existe plus que dans ton film", dit l'un des ouvriers devant la caméra de Wang. Un monument de désespoir humain, une pertinence hors norme que le cinéaste est allé chercher dans l'obscurité de ces territoires au bord de l'écroulement, tout au bout d'un chemin balisé par l'impuissance et la fatalité.




















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