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Des hommes ordinaires, entre bourreaux volontaires et agents du génocide

Le 101e bataillon du titre, « bataillon de réserve de la police allemande », est composé de 500 hommes issus d’unités de police régulières, assimilable à un effectif de gendarmerie, et principalement composé d’hommes originaires de Hambourg.
Ce bataillon tuera ou contribuera à la mort de 83 000 Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Le témoignage de ce bataillon est d’une importance cruciale à la compréhension de la mentalité des tueurs du IIIe Reich car à la différence de beaucoup d’autres, une fraction importante de celui-ci a fait l’objet d’une enquête judiciaire dans les années 1960, en Allemagne Fédérale, laissant une trace écrite conséquente dans l'Histoire — même si elle est à prendre avec un certain recul. Il s’agit d’une étude portant principalement sur des exterminations directes, par opposition aux exterminations réalisées dans les chambres à gaz des camps de concentration, après déportation.

Reprenant Le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie, Christopher R. Browning adopte la thèse selon laquelle aucun tyran ne peut se passer de collaborateurs, et de collaborateurs nombreux. Si Staline demandait très souvent un accord par écrit à l'ensemble de ses collaborateurs avant un passage à l'acte, Hitler se contentait d’approbations plus tacites, à l’oral ; elles n'en restent pas moins des formes d'implication, d'approbation, et de collaboration fortes.

Des Hommes ordinaires se focalise tout d'abord sur la journée du 13 juillet 1942, dans le village de Jozefow, un petit hameau polonais comprenant 1800 Juifs. Avant de participer au premier massacre de masse du bataillon, clairement mal organisé et prenant de cours l'ensemble de ses dirigeants, le commandant Trapp, pâle, nerveux, fait une proposition extraordinaire à ses hommes après leur avoir exposé la nature de leur mission (fusiller tous les hommes inaptes au travail, femmes, enfants, et vieillards du village) : s’il en est parmi les plus âgés d’entre eux qui ne se sentent pas la force de prendre part à cette tuerie, ils en seront dispensés. Peu d’entre eux ont véritablement le temps de réfléchir, peu d'entre eux ont eu véritablement le choix : seulement quelques hommes saisiront cette chance. L'explication de cette situation n'est pas des plus évidentes.

L’essai s’inscrit au cœur de la mise en place de la Solution finale, en partant de cette journée particulière (cf. le film d'Ettore Scola). La mise en place de cette « solution » est très bien décrite, dans toute sa progressivité, dans toute sa logique, de l’initiation au massacre ponctuel à la chasse aux Juifs permanente.

Il y avait différentes façons de refuser de se soumettre à ces ordres et de refuser de participer aux tueries : frontalement, lorsque Trapp en donna l’occasion, mais aussi plus indirectement, en se déclarant malade, ou une fois dans les bois, près des fosses communes et à l’abri des regards de l’ensemble du bataillon. Certains iront même jusqu'à laisser d'autres faire le sale boulot, en se reposant notamment sur la participation des Hiwis, des volontaires recrutés parmi la population des territoires occupés d'Europe de l'Est qui servirent d'auxiliaires dans la Wehrmacht.
Certains développeront même un sens aigu du devoir, ou une certaine peur de donner le mauvais exemple, à l'instar du capitaine Hoffmann qui, alors qu'il souffrait d'un mal au ventre probablement lié aux meurtres, fut pris d’une certaine honte et essaya de dissimuler cette maladie afin de ne pas être évacué et ne pas ainsi apparaître comme « lâche ».

La problématique du triangle Allemands / Polonais / Juifs est aussi intéressante : si les rapports Allemands / Polonais et Allemands / Juifs sont relativement apologétiques, celui Polonais / Juif est dans l'ensemble beaucoup plus accablant.

Browning insiste également sur le fait que les nazis ne sont pas les seuls barbares de l’Histoire, comme beaucoup d'autres historiens auraient tendance à (faire) croire. Il donne l’exemple des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, dans les îles du Pacifique. Les soldats accoutumés à la violence, saturés du sang de leurs semblables, exaspérés par leurs propres pertes, face à la ténacité de l’ennemi insaisissable et apparemment inhumain, parfois explosent et parfois décident froidement de se venger à la première occasion. Selon lui, c'est la bureaucratie moderne qui favoriserait une certaine distanciation fonctionnelle et physique, et la Solution finale revêtirait des aspects terriblement bureaucrates et administratifs. Browning rejoint en ce sens Raul Hilberg et Fredrich Hayek (cf. La Route de la servitude).

Il y a ici pour Browning un niveau anormalement élevé d’obéissance potentiellement meurtrière à une autorité non-coercitive. C'est une forme de conformisme dans l’horreur (cf. Le Conformiste, de Bertolluci), avec ce souci de ne pas laisser les camarades faire le sale boulot, ainsi qu’un certain machisme dans cette volonté d'assurer des tâches faites pour des « durs ».

Browning s'appuie sur les travaux de Ian Kershaw (cf Hitler, essai sur le charisme en politique) : « La route d’Auschwitz a été construite par la haine, mais elle était pavée d’indifférence ». Il faut toutefois garder à l'esprit qu'il n’y pas de véritable consensus parmi les historiens sur cette notion d’indifférence : à titre d'exemple, Kolka et Rodrigue parlent plutôt de « complicité passive », alors que Goldhagen pense que cela serait revenu à être « absolument neutre, d’un point de vue moral, au massacre collectif ». Selon lui, le silence vaudrait donc approbation. Mais Christopher Browning démontre qu'il se trompe largement (Goldhagen prend vraiment cher dans l'ensemble, même si Browning y met les formes) en oubliant le sens du silence sous une dictature. Et insiste sur le fait qu'il ne faut pas négliger la géographie de cette indifférence : à l’Ouest, les Allemands loin des lignes de conflits étaient effectivement plutôt apathiques, alors qu’à l’Est, les Allemands étaient considérés comme de vrais tueurs, les fameux « bourreaux volontaires » chers à Goldhagen.

Il peut cependant y avoir des problèmes d’interprétation, un deux poids, deux mesures. Où commence la fiabilité statistique, comment hiérarchiser la haine des Allemands / non-Allemands à l'égard des Juifs et des Polonais ? Il ne faut pas voir l’antisémitisme là où il n’est peut-être pas, la recherche abordée sous l’angle des sciences sociales demande peut-être plus qu'ailleurs, dans ce contexte précis, une certaine justesse et une certaine rigueur (notamment dans la citation, souvent tronquée, de ces témoignages auxquels Goldhagen a aussi eu accès). L’Histoire n’est jamais véritablement achevée…

À la différence de travaux comme ceux de Goldhagen, Browning distingue plusieurs niveaux dans le portrait des hommes du 101e bataillon.
1°) Les tireurs empressés, en effectifs s’accroissant au fil du temps.
2°) Ceux qui ne tirent pas, très réduits, mais qui n’avaient pas de vraies objections. Ils ne tirèrent pas grâce au choix qui leur fut laissé s’il « n’avaient pas le cœur ».
3°) Ceux qui firent ce qu’on leur demanda de faire, le plus fort contingent. Aucun ne risqua de s’opposer aux ordres, mais ils ne furent pas volontaires et ne célébrèrent pas les tueries. Ils ne pensaient pas que ce qu’ils faisaient était mal ou immoral car l’autorité légitime approuvait la tuerie. Et l’alcool aidait beaucoup.
Il y a au-delà de ces distinctions une grande différence à apprécier entre bourreaux volontaires et agents du génocide. Il ne faut pas non plus négliger le fait que « rien n’a autant aidé les nazis à mener une guerre raciale que la guerre elle-même ». Les résultats des expériences de Milgram et de Zimbardo éclairent ainsi ces comportements et conditionnent cette forme d'obéissance et de soumission plus ou moins active.

La conclusion de Browning a quelque chose de glaçant. Il remarque, de manière très pertinente, qu'il serait réconfortant de penser que seulement de très rares sociétés sont en mesure de réunir les préalables culturels et cognitifs nécessaires, à long terme, pour commettre un génocide et que les régimes ne peuvent faire des choses pareilles que si la population est très largement en symbiose quant à sa priorité, à sa justice, et à sa nécessité. Notre monde serait ainsi plus prévisible, plus sûr, c'est une évidence, mais Browning ne partage pas cet optimisme. Il termine sa postface sur une note assez lucide, d'une froide perspicacité, en précisant que les gouvernements modernes qui souhaitent commettre un meurtre collectif échouent rarement dans leurs efforts par incapacité à amener des « hommes ordinaires » à devenir des « bourreaux volontaires ».